Source et copyright à la fin du texte

 

Ce texte, revu et complété, a été repris dans Perrenoud, Ph. (2001) Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique, Paris, ESF.

 

 

 

 

Du travail sur les pratiques
au travail sur l’habitus

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

Sommaire

Sous la pratique… l’habitus

De la prise de conscience au changement

De l’analyse de sens commun à un travail maîtrisé

Aménager les conditions de la pratique

Travailler l’orchestration des habitus

Références


L’action est par essence fugitive, elle " naît ", se développe, s’éteint. Il n’en reste que des traces, les unes dans la mémoire de l’acteur, les autres dans son environnement, y compris l’esprit de ses partenaires ou adversaires du moment. Peu importe que tout se joue en une fraction de seconde ou en plusieurs semaines : une fois achevée, l’action est figée, on ne peut que la reconstituer, à la lumière des témoignages qu’apportent les personnes, les écrits et les choses, à la manière dont un juge d’instruction se transporte sur les lieux du crime, dont un historien ou un journaliste reconstruisent des conduites à partir de témoignages et d’indices.

Il y toujours décalage entre l’action et sa représentation a posteriori, partiale et fragmentaire, produit d’une reconstruction qui, elle, n’est jamais achevée à coup sûr. Une nouvelle expérience, un nouvel essai, un nouveau savoir, un nouveau contexte peuvent éclairer rétroactivement une action passée, changer son sens, la placer dans une autre perspective. Sa représentation peut s’enrichir en fonction d’un travail volontariste d’investigation, d’analyse, de reconstruction, ou de façon plus inconsciente, au gré de processus de rationalisation et de schématisation caractéristique de notre mémoire. La représentation de l’action s’appauvrit au gré de l’oubli ou du refoulement, qui effacent ou estompent les traces et les souvenirs. De plus, une action située se fond souvent dans une famille d’actions semblables et perd ses caractéristiques singulières.

Si la mémoire de l’action peut évoluer, l'action elle-même est au contraire à jamais figée. Jamais elle ne se reproduira à l’identique, pas plus qu’on ne se baigne deux fois dans le même fleuve. C’est pourquoi nul ne peut, au sens strict, retravailler une action, à la manière dont un sculpteur, un peintre, un musicien ou un auteur " reprennent " une œuvre en gestation, jusqu’à ce qu’ils en soient las ou satisfaits. Le travail d'un interprète ou d'un sportif sur la perfection du geste, mille fois recommencé, pourrait donner à croire qu’il " sculpte " directement son action. En réalité, il travaille sur ce qui la sous-tend.

Travailler " sur sa pratique ", c’est alors, comme le danseur, l’athlète, le comédien ou l’amant, se préparer à faire mieux ou autrement " la prochaine fois ". C’est à la fois se souvenir et tenter d’anticiper, c’est réfléchir à l’action à venir en fonction de l’action achevée. Travailler sur sa pratique, c’est donc en réalité travailler sur une famille d’actions comparables. et ce qui les relie et en assure une certaine permanence, par-delà les variations mineures :

Parmi ces dispositions relativement stables, on s’en tiendra ici à la dernière catégorie, en utilisant la notion d’habitus pour désigner l’ensemble des schèmes dont dispose un individu à un moment déterminé de sa vie.

Bourdieu, après Saint Thomas, définit l’habitus comme la " grammaire génératrice " des pratiques d’un acteur, autrement dit comme un :

système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme (Bourdieu, 1972 p. 178-179).

Vergnaud (1990, p. 136) appelle schème " l’organisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée ". Ce qui est très proche de la classique définition piagétienne :

Nous appellerons schèmes d’action ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable d’une situation à la suivante, autrement dit ce qu’il y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action (Piaget, 1973, pp. 23-24).

La notion d’habitus n’ajoute rien à la notion de schème. Elle souligne leur intégration en un système. Quant à la métaphore de la " grammaire génératrice ", elle nous rappelle que notre cerveau ne contient pas les paroles que nous allons prononcer, mais les structures qui permettront de les produire en situation, le jour venu. La production de l’action n’est pas d’une autre nature, même si l’existence même d’une " grammaire de l’action " est discutable.

L’analyse de pratiques renvoie constamment au sujet agissant et à ses dispositions stables, parmi lesquelles son habitus. Toutefois, ce renvoi reste souvent implicite, à la fois pour des raisons déontologiques et théoriques :

Le premier obstacle ne peut être entièrement levé. L’analyse de pratiques ne peut fonctionner sans entretenir la fiction que, parlant de la pratique, on ne parle pas du praticien et de son habitus. Peut-être est-il à cet égard salutaire qu’on ne trouve pas facilement les mots pour nommer des dispositions stables du sujet agissant. Une fois nommées, elles pourraient faire écran à la prise de conscience de l’action. Pour le dire brutalement : un praticien ne peut raconter ce qu’il fait qu’au prix d’une certaine méconnaissance des interprétations que son récit pourrait susciter. C’est pourquoi il est sans doute impossible d’animer un groupe d’analyse de pratiques composé de psychanalystes ou de sociologues. Les premiers ne perdront pas de vue une seconde le sens psychanalytique de ce qu’ils livrent au groupe, en termes d’inconscient et de structure psychique profonde, les seconds feront de même dans le registre des conditionnements par l’appartenance, la position et la trajectoire sociales. Du coup, les plus prudents ne diraient plus rien, les plus présomptueux livreraient un récit construit de sorte à contrôler d’avance les interprétations.

Les praticiens " ordinaires " ne fonctionnent pas tout à fait autrement, mais leurs mécanismes de défense sont moins bien rôdés. Il se peut que l’analyse de pratiques ait pour condition de possibilité une forme de naïveté et d’inconscience.

Le manque d’outils conceptuels pour nommer l’habitus est peut-être, à cet égard, une forme de protection des personnes. Dans un groupe qui décoderait et nommerait trop bien ce qui sous-tend les pratiques, chacun pourrait se sentir mis à nu au-delà du raisonnable. Certes, nul ne se risque dans un tel groupe sans une part d’audace, mais il y a des limites à la prise de risques.

En même temps, les interprétations vont bon train et portent en partie sur l’habitus et la personnalité du praticien. Vaut-il mieux une interprétation nourrie par le sens commun ou par des théories de l’action ? Il ne serait pas absurde d’attendre de ceux qui animent des groupes d’analyse de la pratique une culture théorique suffisante pour maîtriser les interprétations sauvages, celles qui surgissent dans le groupe, mais peut-être aussi et d’abord dans l’esprit de l’animateur. Dans la mesure où, du moins dans les métiers de l’humain, la pratique renvoie toujours à des relations intersubjectives, donc à l’identité, à l’altérité, à la peur de l’autre, à la dépendance, au pouvoir, à la séduction, mieux vaudrait que ceux qui animent un séminaire d’analyse de pratiques aient quelques notions de psychanalyse, non pour s’improviser thérapeute, mais au contraire pour identifier clairement les limites de l’analyse.

De la même manière, une conceptualisation plus pointue de l’action ordinaire et de l’habitus pourrait à la fois guider le questionnement et lui fixer des limites. Un collègue formateur intéressé par l’explicitation raconte par exemple qu’il a été un jour, dans un restaurant, fasciné par une serveuse capable de se souvenir sans prendre de notes d’une multitude de commandes et d’apporter à chaque convive exactement ce qu’il avait demandé. " Comment faites-vous ? ", lui a-t-il demandé. " Mais… je ne sais pas ", a-t-elle répondu. Quelques minutes plus tard, prenant les commandes d’une autre table, elle avait perdu sa maestria… L’histoire ne dit pas si elle la retrouva le lendemain ou si elle fut définitivement troublée par une question en apparence innocente. On peut en conclure que seul un mille-pattes très masochiste fréquenterait un groupe d’analyse de pratiques. Et, plus sérieusement, qu’il n’est pas nécessaire de toucher à l’enfance et à Freud pour déstabiliser un praticien, voire le mettre en crise.

Une théorie plus précise de l’habitus qui sous-tend l’action n’offre aucune garantie absolue. Elle donne quelques moyens supplémentaires de comprendre à quoi l’on touche en analyse de pratiques. A un extrême, ce peut être à certains automatismes que la prise de conscience ralentit ou paralyse, à l’autre extrême, ce peut être toute l’identité et l’histoire d’une personne qui se réfracte dans une action. Entre ces extrêmes foisonnent des couches intermédiaires de la personne.

 Sous la pratique… l’habitus

Notre vie est faite de répétitions partielles. Les situations ne varient pas au point de nous obliger, chaque jour, à inventer de nouvelles réponses. L’action est souvent une reprise, avec des variations mineures, d’une conduite déjà adoptée dans une situation similaire. Une pratique, en ce sens, peut se concevoir non comme une action isolée, mais comme l’ensemble des actions semblables qui répondent à des situations comparables.

Apprendre de l’expérience

L’être humain est capable à la fois d’improviser devant des situations inédites et d’apprendre de l’expérience pour agir plus efficacement lorsque des situations analogues se présentent. Cet apprentissage résulte, sous sa forme la plus banale, d’une forme d’entraînement : la réaction sera d’autant plus rapide, plus assurée, plus efficace que l’acteur évite mieux les erreurs et hésitations des premières fois. Cet entraînement peut être involontaire, se limiter à un ajustement progressif, par essais et erreurs ; il peut, à l’autre extrême, passer par un travail délibéré et intensif, consenti pour que, la prochaine fois, le praticien soit mieux " préparé ", parce qu’il se sera, dans l’intervalle, exercé mentalement, à la manière dont un pilote de rallye ou un skieur revoient la piste avant le départ. Travailler le geste revient alors à affiner, différencier ou mieux coordonner les schèmes perceptifs et moteurs dont le geste est la mise en œuvre.

Lorsqu’on s’intéresse à une pratique où " dire, c’est faire ", où la portée des gestes est avant tout symbolique, il paraît vain d’accroître à l’infini la perfection des gestes, au sens strict du mot. Leur efficacité dépend du sens qu’autrui leur donne. Certes, la netteté, l’assurance, la précision, l’élégance des gestes de l’enseignant, pas plus que sa voix, sa posture ou ses vêtements, ne sont étrangers à sa présence en classe, et à la façon dont se noue la relation pédagogique. Mais les " gesticulations " du pédagogue n’épuisent pas sa pratique.

Peut-on étendre le raisonnement à des actions qu’on ne saurait réduire à des mouvements biens maîtrisés et coordonnés ? Si la notion de geste professionnel, centrale dans certaines approches de la formation des enseignants, n’est pas une métaphore irrecevable, c’est justement du fait de l’unité de ce qui sous-tend l’action humaine : des schèmes qui ne changent pas radicalement de nature, de mode de genèse et de mode de conservation selon qu’il s’agit d’une action visible ou d’une conduite moins accessible à l’observation directe.

Par ailleurs, plus on s’éloigne de situations stéréotypées, plus la répétition obsessionnelle du geste, qu’il soit physique ou symbolique, devient dérisoire. La pratique pédagogique est une intervention singulière, dans une situation complexe qui ne se reproduit jamais de façon strictement identique. Sans doute retrouve-t-on des points communs, mais jamais assez pour qu’il soit pertinent de perfectionner des automatismes, sauf à propos de petites choses par exemple l’utilisation du tableau noir ou du rétroprojecteur. Dans le domaine de l’action symbolique, l’enseignant doit s’adapter à des situations partiellement inédites, même s’il y a toujours des analogies et donc une possibilité de réinvestir ou de transposer des éléments de réponse déjà construits.

Schèmes et habitus

L’habitus est un ensemble de dispositions intériorisées, dont on ne saisit que les manifestations, à travers des actes et des façons d’être au monde. L’existence des schèmes ne peut être qu’induite par l’observateur, à partir de la relative stabilité des conduites dans des situations analogues. Ainsi, en constatant à maintes reprises qu’un praticien hésite en situation d’incertitude et repousse la décision aussi longtemps que possible, l’observateur en conclut qu’il existe une structure stable (schème ou configuration de schèmes et d’attitudes), qui autorise à prévoir assez correctement la conduite du sujet dans une situation inédite.

L’acteur concerné n’est guère mieux loti que l’observateur. Il ne remarque pas toujours le caractère prévisible, voire répétitif, de ses actions et réactions. Il vit dans ce que Bourdieu a nommé " l’illusion de l’improvisation ", il imagine qu’il invente ses actes, sans percevoir la trame assez constante de ses décisions conscientes et plus encore de ses réactions dans l’urgence ou la routine. La conscience de son propre habitus se heurte assez vite à des limites, en raison de l’opacité, parfois de l’action elle-même, plus souvent encore des schèmes qui la sous-tendent et des invariants qu’elle manifeste.

Même lorsqu’il prend conscience de cette trame, le sujet n’accède pas directement aux schèmes eux-mêmes. Un schème n’est pas une représentation de l’action, ce qu’on pourrait appeler un schéma ou une connaissance procédurale de type descriptif, une représentation des étapes de l’action et de leur enchaînement. Vergnaud propose de considérer un schème comme une " connaissance-en-acte "., affirmant ainsi, paradoxalement, que ce n’est pas une connaissance, au sens ordinaire du mot, qui suppose une représentation consciente.

Chacun résiste à l’idée qu’il est mû par son habitus sans en avoir conscience et plus encore sans parvenir à identifier les schèmes mobilisés. Notre désir de maîtrise nous pousse à surestimer la part du conscient dans nos mobiles et nos actes. Nous pouvons certes admettre que la prise de conscience peut nous ralentir et troubler nos automatismes et qu’il est parfois plus efficace ou expéditif d’agir sans réfléchir. Nous aimerions croire que c’est un renoncement délibéré, que nous pourrions savoir à condition de le vouloir.

Cette prise de conscience n’est pas spontanée, elle exige un travail de l’esprit, mais elle paraît possible, à condition de prendre un peu de temps et parfois de se donner des méthodes appropriées (vidéo, écriture ou entretien par exemple), sauf si on se heurte à de puissants mécanismes de dénégation et de défense. On pourrait appeler schéma d’action la résultante de ce travail de prise de conscience, autrement dit la représentation d’un schème (Perrenoud, 1976).

Un schéma correspond à un schème, mais ne s’y substitue pas ipso facto : le schème continue à guider l’action, avec ou sans interférence du schéma. La prise de conscience n’est pas toujours un épiphénomène, elle peut infléchir l’action en lui ajoutant une dimension réflexive et métacognitive, mais ce n’est pas automatique. L’intérêt premier de la prise de conscience est évidemment de redonner à l’acteur une certaine maîtrise de son inconscient pratique. Toutefois, prendre conscience n’est qu’une étape. On peut savoir comment on fonctionne sans parvenir à changer !

La prise de conscience pose le problème de la genèse des schèmes d’action, qui n’est pas uniforme. Les uns procèdent de la mise en pratique régulière d’un schéma initial. Un schéma peut guider l’action, mais elle ne deviendra efficace, rapide et sûre qu’à l’issue d’un entraînement qui, en quelque sorte, double le schéma initial, de l’ordre de la représentation mentale, d’un schème incorporé, de l’ordre de la " connaissance-en-acte ". Entre le schéma et le schème, il y a la même distance qu’entre réciter la règle de l’accord du participe et l’appliquer spontanément et à bon escient en parlant et en écrivant. Lorsqu’elle fonctionne à plein régime, la règle est incorporée, et tend à être de moins en moins mobilisée dans l’action. Elle ne revient en mémoire que pour faire face à un incident critique, qui met le schème en échec, ou à une divergence de vues ou à un simple étonnement, par exemple lorsqu’un tiers demande " Ah, tu t’y prends de cette façon. Pas moi ".

Lorsqu’un schème est né de la routinisation progressive d’un schéma, un travail de prise de conscience peut déclencher le rappel de la procédure initiale, oubliée ou estompée parce qu’elle n’était plus nécessaire. Ce souvenir des débuts peut faire écran à la prise de conscience des opérations effectivement conduites aujourd’hui : même s’il est à l’origine issu de la mise en œuvre d’une procédure, un schème " vit sa vie " au gré de l’expérience ; il se différencie, se complexifie ou au contraire s’étiole, se dégrade, s’abâtardit en fonction des exigences de l’action. Il s’éloigne de la procédure initiale, sans que cet éloignement soit conscient. Le schéma de départ n’est donc pas en phase avec le schème, sauf si le praticien s’attache à une codification précise et constamment mise à jour de ses tours de main et autres gestes professionnels.

Il arrive aussi qu’un schème se construise sans avoir jamais été la mise en œuvre d’une procédure explicite. Alors, à proprement parler, le sujet " ne sait pas ce qu’il fait ", ce qui ne le dérange pas dès lors que son action atteint son but :

En psychologie de la cognition c’est probablement Piaget, à la suite de Claparède, qui a étudié, de la manière la plus systématique, le décalage qui pouvait exister entre la réussite pratique et la compréhension de ce qui faisait la réussite de cette action, plus tardive génétiquement. Ce décalage montre bien qu’il y a possibilité de réussite sans la conceptualisation (Vermersch, 1994, p. 76).

Vermersch nous rappelle avec Piaget que :

" La prise de conscience ne se déclenche guère que sous la pression des échecs et obstacles rencontrés par le sujet quand il cherche à atteindre des buts qui le motivent. La cause de la conduite de prise de conscience est essentiellement extrinsèque au sujet, si dans sa confrontation à l’environnement il ne rencontrait pas d’obstacles qu’il puisse dépasser, la machine cognitive serait en panne (ibid, pp. 84-85) " !

L’inconscient pratique

Travailler sur soi et son habitus confronte donc à l’inconscient, mais un inconscient que Piaget (1964) a qualifié de pratique. Vermersch le décrit :

Cette approche, en termes, de prise de conscience définit un inconscient particulier qui n’a pas besoin, pour être conçu, de l’hypothèse du refoulement propre à la démarche freudienne. Cet inconscient ou, de manière plus descriptive, ce non-conscient se définit par le fait qu’il correspond à des connaissances préréfléchies, c’est-à-dire des connaissances que le sujet possède déjà sous une forme non conceptualisée, non symbolisée, donc antérieure à la transformation qui caractérise la prise de conscience.

En ce sens, la théorie de la prise de conscience de Piaget est en même temps une théorie du non-conscient cognitif normal.

Ce qui est fondamental c’est que l’on a ainsi défini une catégorie de non-conscient qui est conscientisable. C’est-à-dire dont on sait pouvoir, moyennant une conduite particulière qui constitue un véritable travail cognitif (mais pas une cure), amener à la conscience (ibid, pp. 76-77).

Y a-t-il deux inconscients ? L’un serait accessible à la prise de conscience au prix d’un travail patient, mais qu’on peut mener sans menacer le sujet. L’autre, celui qui occupe la psychanalyse, serait d’accès beaucoup plus difficile, parce que le sujet, qui pourtant souffre et choisit volontairement la cure, mobilise en même temps toute son énergie pour ne pas savoir.

Il nous semble plus fécond de soutenir que l’habitus est unique, mais que la prise de conscience de tel ou tel schème ou ensemble de schèmes suppose un travail de l’esprit qui diffère selon la complexité de l’action d’une part, les enjeux personnels et sociaux d’autre part. On peut imaginer, à l’un des pôles du champ professionnel, des schèmes dont la résistance à la prise de conscience tient uniquement à l’opacité de la pratique, à la difficulté de l’explicitation, de la mise en images et en mots, et au pôle opposé des schèmes - d’agression, de séduction, de culpabilisation, d’angoisse - dont la prise de conscience se heurte à des mécanismes actifs de défense, au pressentiment qu’elle pourrait déclencher des changements irréversibles et effrayants.

Entre ces extrêmes, on situera l’ensemble des schèmes dont la prise de conscience, sans ébranler les fondements de l’identité et de la personnalité, pourrait faire vaciller un instant l’image de soi, blesser l’amour-propre ou altérer le confort moral du sujet. Lorsqu’il prend conscience d’un schème d’action qui l’amène régulièrement à exclure ou humilier autrui, l’acteur concerné ne se sent pas très bien. Toutefois, même un schème apparemment innocent, qui sous-tend par exemple une erreur répétitive d’estimation ou d’anticipation, peut susciter un moment d’humiliation lorsque l’intéressé en prend conscience.

Le coût de la prise de conscience va souvent au-delà du travail d’explicitation et de la surcharge cognitive qu’elle suscite. Mais ce travail existe toujours :

" Certes, dans la perspective de la cure analytique freudienne, le non conscient va aussi faire l’objet d’une prise de conscience, mais dans ce cadre ce qui fait obstacle à la prise de conscience c’est le refoulement. Ce qui rend difficile l’accès à ces contenus inconscients névrotiques c’est ce sur quoi ils portent. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs que l’inconscient du névrosé doive aussi passer par le cheminement cognitif d’une élaboration conceptuelle, les deux étant nécessaires (Vermersch, 1994, p. 85) ".

Pourquoi assume-t-on le travail et les risques, si minces soient-ils, de toute prise de conscience ? De l’échec total de l’action à sa réussite parfaite, la prise de conscience est suscitée par un désir de plus grande maîtrise. Le sauteur à la perche proche du record du monde, lorsqu’il cherche désespérément à gagner un centimètre, est sans doute, humainement mieux loti que celui qui tente de réussir une performance élémentaire. Tous deux ont les mêmes raisons de prendre conscience de leur façon de sauter : mieux faire ! Paradoxalement, celui qui réussit le mieux y mettra en général plus d’énergie, parce qu’il a moins à perdre ! Le travail sur l’habitus est donc, presque toujours, un travail suscité par l’écart entre ce que l’acteur fait et ce qu’il voudrait faire, qu’il se sente en échec absolu ou simplement en retrait par rapport à ses ambitions.

Peut-être faut-il distinguer la résistance à la prise de conscience d’un simple schème de pensée ou d’action, de la résistance à la prise de conscience du système de pensée ou d’action dont ce schème est solidaire, et surtout de l’économie psychique et des mobiles dont il témoigne, et des expériences inacceptables ou douloureuses auxquelles renvoie sa genèse, que ce soit dans la petite enfance (approches psychanalytiques classiques) ou les conditions de vie actuelle (approches plus systémiques de l’école de Palo Alto par exemple). Cette prise en compte du système dont participe un schème, voire de l’habitus entier, serait peut-être pertinente dans d’autres domaines, où les enjeux " psychodynamiques " sont moins évidents. Il est sûr par exemple que certains schèmes producteurs d’erreurs font système. C’est leur cohérence qui assure leur stabilité et l’envie de la préserver qui fonde la résistance à la prise de conscience.

 De la prise de conscience au changement

Tout changement de pratique ne passe pas par une transformation profonde de l’habitus. Dans le registre de l’action rationnelle, fondée sur des informations, des connaissances théoriques et des techniques qui ont fait leur preuve, changer, c’est d’abord changer de savoirs de référence. Les obstacles sont alors de l’ordre des difficultés d’apprentissage et relèvent de la didactique et de la pédagogie. Parfois, les connaissances et informations nouvelles sont aisées à comprendre et retenir, l’action s’ajuste en conséquence, avec le décalage inévitable lié à une nouvelle routinisation des procédures et à la transformation des schémas en schèmes. Il faut pour cela désapprendre certains schèmes profondément incorporés, ce qui peut être laborieux. On ne modifie pas d’un jour à l’autre sa façon de lacer ses chaussures, de se moucher ou de marcher, quand bien même l’acteur adhérerait à ce changement, le souhaiterait, n’y opposerait aucune résistance inconsciente. Alors qu’on peut substituer un programme à un autre dans la mémoire d’un ordinateur, dans l’esprit et le corps humains, il y a " conflit de programmes " et l’effacement des routines anciennes peut prendre du temps. De fait, on peut supposer que les schèmes ne disparaissent pas vraiment, mais évoluent. Lorsqu’ils sont remplacés par des procédures tout à fait différentes, les schèmes anciens sont en quelque sorte désavoués, censurés, inhibés, mais ils ne s’effacent pas du jour au lendemain et peuvent resurgir en situation d’urgence ou de stress.

Toutes les actions humaines ne relèvent pas de la mise en œuvre rationnelle de savoirs et d’informations. C’est alors qu’il faut chercher des façons de transformer son habitus qui vont au-delà de l’effacement d’anciennes habitudes.

Travailler sur soi

Travailler sur l’écart entre ce qu’on fait et ce qu’on voudrait faire, c’est travailler sur soi. On peut l’entendre dans le sens psychanalytique, en allant chercher dans l’enfance et l’inconscient des choses profondément et activement refoulées. Ce modèle est à l’évidence pertinent pour certains aspects des métiers de l’humain. Il l’est d’ailleurs déjà, par exemple, pour le sportif de haut niveau qui s’entraîne intensément. Dans le succès en compétition, le narcissisme, l’agressivité, l’imaginaire, les angoisses ou le goût du risque importent autant que la forme. Travailler sur soi peut aussi s’entendre en un sens moins " freudien ", pour désigner une activité de réflexion, de prise de conscience et de (trans) formation qui, sans être anodine, ne mobilise pas nécessairement d’aussi forts mécanismes de défense que l’analyse classique de l’inconscient.

On peut consentir ce travail sur soi pour diverses raisons. Souvent, simplement, pour accroître sa maîtrise des situations qu’on rencontre ou ses performances dans un registre bien défini : aller plus vite, plus haut, plus loin, avec moins d’hésitations, de détours ou d’erreurs. Le souci d’une action efficace peut céder la place à la quête de sens et de certitudes : mieux vivre avec soi-même, lutter contre ses doutes, ses angoisses, ses moments de déprime. Dans tous les cas, il s’agit de se développer, au sens le plus large, autrement dit d’affermir son identité, de concevoir et de mener à bien des projets, d’accroître sa capacité d’affronter la complexité du monde et de surmonter les obstacles à nos projets.

Cette intention est rarement dénuée d’ambivalence, car pour mieux maîtriser sa pratique, affermir son identité, élargir ses connaissances, accroître ses compétences, il en coûte ! Du temps, de l’argent, des efforts, des renoncements à d’autres activités, de la patience, de l’insécurité, de l’échec, des humiliations, parfois des tensions avec l’entourage. Ce coût intellectuel, émotionnel, relationnel n’est consenti que si les satisfactions espérées sont à la hauteur, dans l’ordre de l’estime de soi ou d’autres profits.

C’est le changement qui coûte le plus : travailler sur soi conduit parfois à devenir un autre. La danse ou le sport de compétition changent les praticiens à travers la discipline de fer et les souffrances qu’ils s’imposent. Dans les métiers de l’humain, le changement de soi est d’une autre nature, il n’est pas le fruit d’un exercice intensif, mais la résultante d’un retour réflexif sur ses façons de faire, assorti de la volonté obstinée de les infléchir. Plutôt que sur son poids ou sa musculature, il est question d’agir sur son agressivité, son rapport au savoir, sa manière de parler ou de bouger en classe, ses préjugés, ses attirances et ses rejets, ses compétences et ses attitudes. De telles transformations des pratiques peuvent passer par un changement identitaire.

Les jeunes prodiges des sports ou des arts, soumis à un entraînement rigoureux, le vivent parfois comme une forme de violence, qui nie leur identité, leur besoin d’autonomie, leur envie de farniente. Même adultes, les sportifs et les artistes ont besoin d’un coach, qui incarne une sorte de Surmoi. Ils peuvent se défendre contre celui qui dit " Recommence, essaie encore, donne-toi plus de mal ".

Dans un métier de l’humain, il est difficile de déléguer ce rôle de Surmoi à autrui. Les superviseurs et les formateurs d’adultes peuvent fonctionner comme des entraîneurs, mais ils refuseront d’exercer une violence symbolique comparable à celle qu’on autorise dans d’autres domaines. Le praticien qui travaille sur soi, même aidé, doit être à la fois victime et bourreau ; en tant que victime, la personne veut demeurer égale à elle-même, parfois confite dans sa médiocrité, toute honte bue ; en tant que bourreau, elle " se force " à devenir quelqu’un d’autre.

L’ambivalence est moins visible que dans les métiers où la réussite passe par une transformation délibérée de l’apparence physique ou du corps : s’habiller, se maquiller, faire des exercices quotidiens, se priver de manger pour jouer son rôle. Elle n’est pas moins grande : il est tout aussi douloureux et ascétique de transformer des schèmes de pensée et d’action bien installés, d’ébranler des représentations naïves, mais confortables, de mettre en crise des savoirs qu’on pensait assurés.

Changer d’habitus ?

Lorsque l’action procède de schèmes dont le sujet a faiblement conscience, le changement souhaité doit s’opérer au niveau de l’habitus davantage que de l’assimilation rationnelle de nouveaux savoirs ou de nouvelles procédures.

Deux formes de travail s’ouvrent alors :

Les deux modalités ne sont pas exclusives. Même lorsque leur entraînement s’apparente à une inlassable répétition, les artistes ou les sportifs utilisent fréquemment le jugement d’autrui ou une forme ou une autre de reflet ou d’enregistrement, du miroir de la danseuse à la vidéo des athlètes.

On doutera en revanche plus facilement du sens d’un travail sur l’habitus lorsque l’action se prétend rationnelle, s’affirme comme la mise en œuvre de savoirs et de principes explicites. Dans ce cas, la régulation rationnelle peut sembler n’exiger aucune prise de conscience des schèmes du praticien, mais plutôt un réexamen critique de la théorie ou de la méthode, autrement dit des connaissances déclaratives ou procédurales qui sont censées fonder son action. Vermersch nous ramène à plus de réalisme quant à l’action rationnelle :

Dire qu’un opérateur de conduite de centrale nucléaire ou qu’un informaticien met en œuvre des actions " non conscientes, non conceptualisées " paraît relever de l’absurde. Mais cette objection confondrait les savoirs théoriques fondant l’action, les savoirs procéduraux systématisés et formalisés qui, eux, sont nécessairement conceptualisés (ou en tous les cas l’ont été au moment de leur acquisition), avec ce que Malglaive (1990) appelle les savoirs d’usage qui se sont construits à partir de l’action, dans l’action et qui ne sont pas ou peu formalisés.

Autrement dit, dans toute action, même la plus abstraite, la plus déjà conceptualisée du fait des connaissances et des objectifs dont elle suppose la maîtrise, il y a une part de connaissances, de pensée privée, qui n’est pas formalisée et conscientisée (Vermersch, 1994, pp. 72-75).

Le degré d’expertise dépend de cette part peu formalisée, variable d’un acteur à l’autre, alors que tout le monde a accès aux mêmes procédures. Il ne suffit donc pas de " répéter les règles ", puisque le problème se situe en deçà ou au-delà des règles. Ce qui rejoint la conception de la compétence développée en ergonomie, comme maîtrise de l’écart entre le travail prescrit et ce qu’il faut réellement faire pour réussir.

J’ai distingué ailleurs (Perrenoud, 1996) quatre modalités selon lesquelles des schèmes largement ou totalement inconscients interfèrent avec l’action rationnelle :

Peut-on, dans notre fonctionnement mental, délimiter une zone claire, où l’action serait entièrement rationnelle et consciente, et une zone sombre, où elle relèverait de l’inconscient, qu’il soit simplement méconnu ou qu’il résulte de mécanismes de censure ou de refoulement ? Il serait plus réaliste d’admettre qu’assez souvent, la même action relève à la fois de la conscience et de l’inconscient, que ces deux niveaux sont constamment imbriqués, avec des états intermédiaires :

Il n’y a donc pas un champ où l’analyse de pratiques renverrait purement et simplement à des informations, des représentations, des savoirs et des techniques explicites, et un autre où prévaudrait le non conscient. Le mélange est permanent. Les opérations mentales, qui portent sur des états de conscience, les produisent et les font évoluer par la mise en jeu de schèmes inconscients. Aucune action matérielle ne se déroule sans faire appel à des régulations fines qui relèvent de l’inconscient pratique.

Les sciences cognitives n’ont pas fait le tour de ces problèmes. Les informations, les connaissances, les hypothèses, les théories, les réminiscences, qui sont autant de représentations, font-elles partie de l’habitus ? Il est difficile de donner une réponse précise à une question qui suppose tranchée la question de la conservation des représentations. Si l’on pense que les représentations se conservent en tant que telles dans une partie de notre cerveau, il reste à savoir s’il faut les considérer comme des schèmes spécifiques et non généralisables (donc des éléments de l’habitus) ou des ressources cognitives d’une autre nature. Si l’on pense que les représentations ne se conservent pas comme telles, mais sont reconstruites au gré des besoins, on est alors renvoyé aux schèmes (d’évocation, de projection, d’imagination, de raisonnement) qui permettent cette reconstruction. Les représentations sont alors des états de conscience, qui ne font pas partie de l’habitus, mais qu’il peut reconstituer aussi longtemps que les schèmes de reconstruction sont en place. Les travaux sur la mémoire ou la mobilisation des connaissances en situation plaident plutôt pour l’hypothèse de la reconstruction, sans exclure la conservation d’images mentales.

 De l’analyse de sens commun à un travail maîtrisé

Si l’analyse de pratiques touche constamment à l’habitus, elle peut le faire selon des modalités diverses. On se bornera ici à distinguer les analyses où l’habitus existe en creux, implicitement et sauvagement, des analyses portant explicitement sur l’habitus comme tel, avec les outils conceptuels et les garde-fous éthiques correspondants.

Dans la plupart des cas, faute d’une conceptualisation forte et partagée de ce qui sous-tend la pratique, on se borne à en traiter au niveau du sens commun, en parlant pêle-mêle de traits de personnalité, d’attitudes, de normes, de valeurs, de pulsions, de fantasmes, etc. Avec trois conséquences :

1. Une accentuation des aspects conscients, qui peuvent être nommés durant l’analyse, alors qu’il est plus difficile de trouver les mots pour décrire les structures de l’action.

2. Une centration sur l’événementiel (qui est observable et racontable) par opposition au structurel (qui est caché et abstrait).

3. Une tendance à faire appel aux interprétations psychanalytiques sauvages plutôt qu’à l’explicitation d’un inconscient pratique ; on passe alors très vite à une " théorie " des désirs, mobiles, pulsions, complexes et autres aspects très généraux de l’économie psychique d’une personne.

On peut en déduire quelques conditions pour que l’analyse de l’habitus dépasse le sens commun :

A. Une culture théorique minimale en sciences cognitives, en psychanalyse, en anthropologie des pratiques.

B. Une intention commune et délibérée de travailler à ce niveau, donc d’accorder la priorité aux structures invariantes de l’action, sans s’arrêter à l’anecdotique (même si c’est un point de départ obligé).

C. Une application à décrire l’action plutôt qu’à en chercher immédiatement ses mobiles, une grande prudence dans les interprétations qui la surchargent d’intentionnalité et de sens.

D. Une éthique sans faille, pour borner ou suspendre l’analyse lorsqu’elle menace la sphère privée ou l’équilibre des participants.

E. Une grande clarté conceptuelle, permettant de savoir où passe la limite entre une analyse de l’habitus investi dans l’action professionnelle et d’autres démarches telles qu’une psychanalyse collective ou une dynamique de groupe.

À ce jour, les analyses sauvages ne manquent pas, puisqu’il est difficile d’analyser des pratiques sans se référer, au moins implicitement, à l’habitus, quelle qu’en soit la façon dont on le nomme. Il reste à développer des démarches plus rigoureuses.

 Aménager les conditions de la pratique

La compétence d’un expert consiste à bien faire même lorsque ses conditions de travail ne sont pas optimales. Un sprinter apprend à courir contre le vent, un soliste à jouer sur un piano désaccordé, un paysan ou un navigateur à faire face aux aléas de la météo. Un enseignant apprend, de même, à faire la classe dans les bruits de la ville, par 30° à l’ombre ou le vendredi en fin de journée…

Cela ne dispense pas l’expert, bien au contraire, de contrôler autant que possible l’aménagement de ses conditions de travail, même si ce contrôle ne dispense pas de se préparer à l’action elle-même, surtout dans un métier de l’humain exercé au sein d’une organisation. Au jour le jour, un enseignant choisit des activités et les prépare pour optimiser son action.

Pourtant, l’analyse de pratiques indique assez souvent que les choses se sont mal passées en raison d’une préparation insuffisante : manque d’informations, d’anticipation, de contacts préalables, de vérification du matériel. Cela ne traduit pas nécessairement un manque de conscience professionnelle ou de compétence. L’enseignement est un métier qui défie une préparation parfaite.

Les pilotes de Formule 1, comme les vedettes du show-biz ou les chirurgiens savent bien que dans le feu de l’action, leurs chances seront compromises par une préparation défaillante. Ils investissent donc fortement en amont, entourés par des équipes de conseillers et de spécialistes. Dans une classe, les enjeux paraissent moins importants et les interventions magistrales sont si nombreuses et rapprochées qu’on ne peut préparer chacune comme un événement exceptionnel. Les enseignants ne disposent pas d’autant de ressources matérielles et humaines. Heureux ceux qui bénéficient du concours d’un préparateur d’expériences ou de travaux de laboratoire dans les disciplines scientifiques. Les autres sont réduits à leurs propres moyens. Toutefois, la préparation de la classe représente en principe une petite ou une grande moitié de leur temps de travail. Qu’en font-ils ?

Ce travail de préparation ne se fait pas dans le feu de l’action, mais en amont. Relève-t-il pour autant de l’action purement rationnelle ? Il y a plusieurs raisons d’en douter :

On aurait tort, par conséquent, de limiter l’analyse des pratiques et le travail sur l’habitus à ce qui se passe en classe. La pratique, c’est aussi le travail en coulisses, solitaire ou en équipe, dans la salle de classe, la salle des professeurs, le centre de documentation ou chez soi, voire au café ou dans le bus.

C’est un travail mal connu, difficile à déchiffrer et décomposer. On connaît un peu mieux le versant " correction des copies ", parce qu’il relève de l’évaluation. D’autres corrections, plus triviales, échappent au regard docimologique : celles des cahiers et autres productions non notées. À cela s’ajoute la préparation des cours ou des activités, qui relèvent d’une " ergonomie didactique " encore peu développée. Sans oublier tout ce qui participe des pensées éparses, de la relecture des événements, des rêves et des peurs, de la réflexion sur l’action et ses conditions.

Un professeur peut pratiquer son métier même les mains vides et les yeux dans le vague. Il se pose certaines questions sur ses élèves ou le sens de son travail, il se prépare à certains conflits, il anticipe certaines réactions, il essaie d'expliquer ce qui est arrivé. Dans toutes ces opérations mentales, de la pensée la plus réfléchie à la rêverie, son habitus est à l'œuvre, dans ses composantes conscientes et inconscientes.

Ce qui se joue hors de la classe influence ce qui s’y passe et fait partie de la pratique. Il n’y a donc aucune raison d’exclure ce continent obscur de l’analyse. On tend pourtant à privilégier les moments les plus interactifs et, parmi les temps de préparation, si on en parle, les tâches les plus objectivables. Les travaux sur l’explicitation proposent des outils pour analyser aussi l’inaction apparente, les temps de latence, qui ne sont pas vides de pensées et d’émotions, même si, en apparence, l’enseignant n’est pas " en action ".

Aussi longtemps que la conceptualisation de l’action pédagogique restera inachevée, une partie des pratiques et des schèmes sous-jacents échappera à l’analyse.

 Travailler l’orchestration des habitus

Les comédiens disent volontiers qu’ils jouent mieux lorsque leurs partenaires ont du talent et les " tirent " vers le meilleur d’eux-mêmes. Les enseignants pourraient en dire autant, mais ils n’ont guère le choix de leurs élèves, ni de leurs parents, ni de leur hiérarchie, ni même, en général, de leurs collègues. Ils doivent, comme on dit, " faire avec ".

Du moins dans l’immédiat. A moyen terme, de même qu’un musicien virtuose s’efforce ne pas s’engager dans un médiocre orchestre, un enseignant expérimenté tente de contrôler autant que possible son environnement professionnel, par exemple en choisissant un établissement ou une filière, en s’intégrant à une équipe ou en faisant des choix tactiques qui préservent son autonomie.

Le choix de ses partenaires relève de l’habitus, tant conscient qu’inconscient, comme l’aménagement des conditions de travail. Il y a toutefois une différence de taille : les partenaires d’un enseignant sont également des sujets et des acteurs, qui fonctionnent comme lui, anticipent, réfléchissent, apprennent de l’expérience, mais sont aussi englués dans des routines et dans une construction singulière, limitée et parfois rigide de la réalité.

Dans la mesure où l’action est inter-action, co-opération, le système d’action entre en crise si l’un des acteurs évolue de façon unilatérale. En effet, il ne répond plus aux attentes de ses partenaires et inversement. Dans les situations les plus banales, au niveau le plus technique, il suffit d’une régulation explicite pour que l’ajustement se fasse. Lorsque les changements sont plus profonds, il est difficile de comprendre pourquoi l’orchestration des habitus se dégrade, faute de disposer d’un tel concept. Il y a malaise, sentiment de discordance, d’inefficacité, de flou, mais la régulation n’est pas évidente. Supposons par exemple qu’un enseignant suive un long stage Gordon et s’entraîne intensivement à l’écoute active et au message-Je, au point d’infléchir son habitus, au-delà des bonnes intentions. Lorsqu’il revient dans sa classe, son équipe, son établissement, sa famille ou son cercle d’amis, il a changé et réagit différemment en cas de conflit, de doute, d’angoisse, de fatigue. S’il en est suffisamment conscient, il peut expliquer ce changement et le faire comprendre, voire y " convertir " ses partenaires. S’il ne se rend pas compte de son évolution, s’il estime être le même ou ne veut pas comprendre qu’on ne le comprend pas, les groupes concernés peuvent dysfonctionner ou même entrer en crise.

La prise en compte de l’orchestration des habitus peut conduire à des stratégies de formation ou de changement visant des groupes. Un paradigme voisin est à la base des thérapies de groupes ou de familles (Watzlawick, 1978 ; Watzlawick et Weakland, 1981 ; Watzlawick, Helmick Beavin et Jackson, 1972 ; Watzlawick, Weakland et Fish, 1975).

Lorsque ce n’est pas possible, si l’on ne veut pas que le changement soit bloqué ou limité par la rigidité des attentes et des modèles d’interaction établis, il importe que l’acteur qui change prenne en charge sa différence et gère une période de transition, ouvertement, en s’expliquant, en donnant des clés, ou en faisant preuve de patience et en renonçant à mettre en œuvre immédiatement et intégralement ses nouvelles connaissances ou convictions.

Un groupe d’analyse de pratiques bien conduit devrait aider chacun à prendre conscience de la difficulté de changer tout seul. Pour un enseignant, il se peut que les élèves et leurs parents exercent une influence stabilisatrice, voire conservatrice, plus forte que ses collègues ou sa hiérarchie. D’où l’importance d’une formation et d’un recours à la métacommunication. L’orchestration des habitus oblige celui qui change non seulement à un travail sur soi, ce qui n’est pas facile, mais à une renégociation des contrats et coutumes qui régissent ses relations à autrui. Les thérapeutes qui traitent des individus prennent en charge cette dimension. Ils savent que leur patient est pris entre une invitation à changer issue de la thérapie et une interdiction de changer issue du milieu de vie. La contradiction est encore plus forte si le patient est une " patient désigné ", auquel on fait porter le poids du dysfonctionnement d’un groupe. En analyse de pratiques et plus globalement en formation d’adultes, la prise en compte de l’écosystème des formés et de " l’orchestre " dont ils font partie est encore balbutiante, faute sans doute d’être suffisamment théorisée.

 

Références

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