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Fondements de l’éducation scolaire :
enjeux de socialisation et de formation

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2000

Sommaire

1. Les enjeux de socialisation : préparer à affronter les contradictions de la vie collective

2. Les enjeux de formation : préparer à affronter la complexité du monde

3. Implications pour les systèmes éducatifs

Références


De quoi la formation fondamentale est-elle le fondement ? Des études longues ? Ou de la vie ? Qui ne souhaiterait répondre : des deux ! Mais faut-il continuer à feindre de croire qu’il n’y a aucune contradiction ? Si la scolarité de base continue à préparer en priorité aux études longues, elle ne pourra prétendre donner à chacun les compétences, les capacités et les savoirs auxquels il a droit, même en quittant l’école à 15 ans.

S’interroger sur la formation fondamentale, ce n’est donc pas seulement s’interroger sur la modernisation des disciplines ou la place à ménager aux " compétences transversales ". C’est faire un choix de société. C’est cesser de se lamenter sur la violence qui monte en ne lâchant pas une minute au travail de socialisation. C’est cesser de regretter le manque de transfert de connaissances en continuant à croire que c’est une faculté qui vient du Saint-Esprit. Nos sociétés attendent de l’école des citoyens capables de vivre en paix, dans leurs différences, de construire des ordres négociés, de se débrouiller individuellement et collectivement face à la complexité du monde. mais au jour le jour, elle fabrique des élèves capables de réussir les examens de connaissance dont dépend leur progression dans le cursus.

Réfléchir sur la formation fondamentale, c’est interroger les missions, les finalités de l’école. Sans se cacher qu’il s’agira, en fin de compte, d’opérer un choix de société, qui est la véritable clé des programmes. Mais en s’efforçant, avant de se diviser, de forger une image aussi claire et commune de ce qui nous attend.

L’entreprise est difficile. Le XXIe siècle, ses premières années ressembleront à ce que nous connaissons aujourd’hui. Par la suite… qui peut le dire ?

Les prévisions des futurologues ont souvent été ridiculisées. Plusieurs facteurs ont été régulièrement sous-estimés :

Les efforts de prospective ont pêché par manque d’imagination sociologique et technologique, mais surtout par une croyance naïve au progrès. En cette fin de siècle, les chercheurs ne s’aventurent donc plus aussi facilement à prédire l’avenir, ils laissent cet exercice à hauts risques aux voyantes et autres mages.

Pourtant, pour dessiner les programmes scolaires et le profil des enseignants de demain, il faut bien esquisser quelques idées sur l’évolution des sociétés et leurs conséquences pour les systèmes éducatifs. Les enseignants ne sont pas des artisans à leur compte, ils sont salariés d’organisations scolaires qui, elles, servent des politiques éducatives et répondent aux évolutions et aux projets de la société.

On ne peut donc penser l’avenir de l’école sans formuler d’hypothèses sur l’évolution des systèmes sociaux et ses conséquence pour l’éducation. Je m’en tiendrai ici à deux grands axes :

1. Les enjeux de socialisation, qui amènent l’école à accentuer le développement de l’autonomie et de la citoyenneté par des dispositifs de formation spécifiques aussi bien qu’à travers l’ensemble des disciplines.

2. Les enjeux de formation, qui l’invitent à mettre l’accent sur le développement de compétences, sans tourner le dos aux savoirs, mais en se préoccupant davantage de leur mobilisation et de leur transfert.

Ces deux perspectives ne sont pas antinomiques, au contraire. L’autonomie et la citoyenneté exigent des compétences et des savoirs. A l’inverse, construire des compétences et des savoirs exige une forme de liberté de pensée aussi bien qu’une implication dans l’action collective*.

 


1. Les enjeux de socialisation : préparer à affronter
les contradictions de la vie collective

L’école et les enseignants ne forment pas seulement des esprits, mais des identités, liées à des appartenances, à des cultures, à des croyances et des valeurs collectives. Une certaine rationalisation du monde a pu faire croire dans les années 1960-70 que l’école allait se limiter à instruire, laissant l’éducation aux familles ou à d’autres instances. La montée de la violence urbaine, la dissolution du lien social, la multiplication de conflits dits " limités " entre nations ou de conflits ethniques mettent en évidence la fragilité des démocraties, les excès de l’individualisme, le manque de solidarité entre continents.

Ceux qui n’acceptent pas cet état de la planète invitent l’école et les enseignants à affirmer ouvertement une adhésion à un projet de société et à des valeurs fortes, à se faire les garants d’une société équitable et démocratique à la mesure du XXIe siècle.

 

1.1 Les enjeux de socialisation

Peut-être l’avons-nous désormais appris : l’histoire ne fait que déplacer les contradictions inhérentes aux sociétés complexes. J’en énumérerai quelques-unes, qui nous traversent en permanence, sans prétendre faire le tour des problèmes contemporains. Nous vivons et nous allons vivre des contradictions majeures entre :

On ne peut espérer surmonter ces contradictions par la pensée positive et la croyance au progrès et à la raison. Sans pouvoir les développer ici, risquons cependant quelques mots, à propos de chacune, pour éviter de grossiers malentendus.

 Citoyenneté planétaire et identité locale

Nous appartenons à la planète, mais contrairement aux espoirs naïfs, les particularismes se renforcent, le racisme ne désarme pas, les guerres de religion renaissent. Les jeunes auront à développer une double citoyenneté : apprendre à se concevoir et à agir comme citoyens de la Terre, sans cesser d’appartenir à des communautés plus restreintes, en restant conscients des interdépendances multiples entre le local et le global.

 Mondialisation économique et fermeture politique

L’économie se joue des frontières, une partie des décisions qui changent la vie des gens se prennent très loin d’eux, hors de tout contrôle politique. Ce qui nourrit la tentation de la fermeture, du retour à des frontières claires et à une forme d’autosuffisance. Les mouvements de sécession ou d’indépendance politique agitent tous les continents à l’heure même où les barrières douanières s’effondrent. Si l’éducation ne donne pas de clés pour comprendre et maîtriser collectivement la globalisation, elle laisse le champ libre au cynisme des puissants et à la peur des autres.

 Libertés et inégalités

Les gens n’ont jamais eu autant de droits que dans les pays développés et les démocraties. Du coup, l’individualisme triomphe, les solidarités se défont et les mécanismes du marché creusent les inégalités et favorisent l’émergence de sociétés duales, qu’elles soient globalement riches ou pauvres. Entre les sociétés les écarts s’accroissent aussi, les rapports Nord-Sud sont toujours plus asymétriques.

L’expérience des dernières décennies peut faire douter de l’existence de régulations spontanées. Les dominants contrôlent le jeu économique. La maîtrise des inégalités passe par des choix culturels, politiques et éthiques que l’école ne peut pas faire à la place des acteurs, mais qu’elle peut rendre possibles, d’abord en faisant prendre conscience de la réalité, de l’ampleur et des mécanismes de perpétuation des inégalités, ensuite en amenant à réfléchir sur l’équité et le bien public, à l’échelle des sociétés nationales, mais aussi et surtout de la planète

 Technologie et humanisme

Les nouvelles technologies de l’information changent nos façons de vivre, de travailler et de penser. Elles nous libèrent des tâches les plus pénibles ou fastidieuses, mais au risque de nous transformer en assistés permanents, voire en auxiliaires dociles de systèmes informatiques conçus par quelques-uns. Les outils et les réseaux informatiques, le multimédia, la réalité virtuelle, comme l’ingénierie génétique dans un autre registre, suscitent déjà ou susciteront tôt ou tard des révoltes passéistes, au nom de l’humanisme, avec la tentation d’un retour au bon sens et aux traditions.

Le rôle de l’éducation scolaire pourrait être d’éviter ces mouvements de balancier entre adoration et rejet, non seulement en initiant aux technologies, mais en donnant les moyens d’analyser les enjeux.

 Rationalité et fanatisme

Le développement explosif de la science et des techniques a pu, jusqu’aux années 1960, faire croire à une forte rationalisation de la culture : objectifs, programmes, projets de développement, planification et évaluation semblaient devoir organiser la vie collective en tenant compte des besoins, des contraintes, des possibles. Or, ce monde " rationnel " :

L’éducation scolaire n’a aucune vocation à nier les dimensions spirituelles et métaphysiques de l’existence, ni même à ignorer le fait religieux dans un excès de rationalisme matérialiste et de laïcité militante. Peut-être la raison consiste-t-elle à reconnaître le besoin de transcendance des êtres humains en les gardant de se précipiter vers les croyances les plus obscurantistes ou fanatiques.

 Individualisme et culture de masse

Jamais, dans l’histoire, on n’a accordé autant de prix à l’individu, à sa vie, à son intégrité physique et mentale, à sa santé, à son éducation, à son autonomie, à son " projet personnel ". Or, cette montée de l’individualisme coïncide avec une standardisation sans précédent des produits industriels, mais aussi des denrées " naturelles " proposée par le secteur agroalimentaire. Les médias et la publicité normalisent désormais les désirs, les goûts et les modes de vie à l’échelle de la planète. L’installation d’un fast food et le développement de la publicité télévisée sont les premiers signes d’ouverture d’un pays à l’économie de marché. " Parce que je le vaux bien " se décline dans toutes les langues…

Que peut l’école ? Au minimum, donner une connaissance des mécanismes de la propagande et de la publicité et développer un esprit critique face aux médias.

 Démocratie et totalitarisme

La forme démocratique demeure extrêmement vulnérable, chaque pays reste menacé, s’il en est jamais sorti, de retomber dans la barbarie, redonnant le pouvoir à la police politique et aux tortionnaires, faisant resurgir des camps, des pogroms, des ghettos, des violences contre les minorités ou les intellectuels, ou encore faisant régresser les droits de l’homme, le statut des immigrés ou l’égalité des sexes. Le fascisme et d’autres formes de totalitarisme subsistent dans le monde, les mouvements néonazis prospèrent, nul pays n’est à l’abri d’un retour aux heures les plus sombres de l’histoire, comme viennent de le démontrer les événements survenant en ex Yougoslavie.

Une culture historique de base éviterait d’entendre les adolescents d’aujourd’hui dire " Hitler, je ne connais pas " tout en achetant des croix gammées et des insignes SS…

 

1.2 Une école qui développe l’autonomie et la citoyenneté

Face à tout cela, que peuvent faire les systèmes éducatifs et les enseignants ? Les quelques suggestions avancées plus haut ne tiennent pas lieu de programme et chacune suppose une volonté politique d’endiguer tel ou tel des maux qui nous menacent.

Or, le système éducatif n’est pas hors de la société, il participe de ses contradictions et de ses soubresauts. On ne peut lui prêter des vertus sans commune mesure avec celle du système politique et économique dont il fait partie. Dans les régimes totalitaires, l’école a été l’instrument de la propagande de l’État. On ne peut donc espérer qu’elle va démocratiser ou moderniser la société contre son gré.

Certes, dans une société pluraliste, le couplage entre le politique et l’école est un peu moins fort, le système éducatif n’appartient pas aux partis au pouvoir, il est censé servir le bien public et la société civile, dans toutes ses composantes. On situe en général l’école du côté de l’humanisme et de la pensée positive et on lui donne volontiers la mission, sinon les moyens, de préparer un avenir meilleur. Encore faut-il qu’elle s’empare de cette mission, l’estime prioritaire et sache comment s’en acquitter.

Si, comme l’écrivent Meirieu et Guiraud (1997), il faut choisir entre l’école ou la guerre civile, il serait temps de faire ce choix clairement et d’en tirer les conséquences en termes de priorités. Il ne suffit pas de discourir sur la citoyenneté et le droit à la différence, il faut modifier le curriculum formel et les grilles horaires, donc aussi assumer des deuils, car développer la tolérance, l’autonomie et la solidarité prend du temps, au détriment non du savoir, mais de l’encyclopédisme. On ne peut continuer à se plaindre d’une crise de l’éducation sans rien changer aux programmes et aux routines scolaires. De quel genre d’enseignants une école qui développe l’autonomie et la citoyenneté a-t-elle besoin ? Certainement d’enseignants travaillant en équipe, construisant ensemble un projet d’établissement et vivant entre adultes une forme de citoyenneté professionnelle. Mais cela ne suffit pas. L’école devrait privilégier et rendre possible des figures d’enseignants comme personnes crédibles, médiateurs interculturels, animateurs d’une communauté éducative, garants de la Loi, organisateurs d’une petite démocratie, passeurs culturel et intellectuels.

 Les enseignants comme personnes crédibles

Les élèves n’ont pas besoin de guides spirituels, ni de catéchistes. Ils se construisent en rencontrant des personnes crédibles, qui ne se contentent pas de donner des leçons, mais se présentent comme des êtres humains complexes et comme des acteurs sociaux en lesquels s’incarnent des intérêts, des passions, des doutes, des failles, des contradictions, des défauts et des vertus, des engagements, des acteurs qui se battent, comme tout le monde, avec le sens de la vie et les aléas de la condition humaine.

Cela ne va pas de soi, comme le souligne avec humour Bill Waterson. Cela se passe durant les grandes vacances :

- La mère de Calvin : " J’ai rencontré ta maîtresse en faisant les courses. Elle te dit bonjour "
- Calvin interloqué : " Tu as vu ma maîtresse ? ? Elle faisait des courses ? ? "
- La mère de Calvin " Ça t’étonne ? Il faut bien qu’elle mange ! "
- Calvin, perturbé : " Ça alors… Je croyais que les profs dormaient dans un cercueil tout l’été ".

Beaucoup d’élèves ont une expérience comparable : pour eux, le professeur est quelqu’un qui entre dans une salle de cours, demande le silence, donne des explications, pose des questions, corrige des exercices et s’en va, sans qu’à aucun moment la conversation ne sorte du sujet.

 Les enseignants comme médiateurs interculturels

A l’école se rencontrent des élèves très différents, qui y viennent avec leurs valeurs et leurs préjugés. Ils véhiculent le racisme, le sexisme, le nationalisme, l’intolérance religieuse ou politique qui ont cours parmi leurs camarades plus âgés ou les adultes. Les enseignants doivent savoir instaurer le dialogue et le respect mutuel, non pas en faisant de beaux discours, mais en pratique, dans l’espoir que cette coexistence pacifique et cette compréhension de l’autre, si elles se manifestent tout au long du parcours scolaire, seront progressivement intériorisées et s’investiront dans d’autres lieux de vie.

 Les enseignants comme animateurs d’une communauté éducative

Un groupe classe, qui fonctionne une année scolaire durant ou davantage, est beaucoup plus qu’une collection d’individus. Toutefois, seuls les enseignants peuvent en faire une véritable communauté éducative, qui affronte les problèmes, y compris les problèmes d’apprentissage, de façon solidaire. Cela peut commencer très simplement : il suffit par exemple que les enseignants autorisent et invitent les apprenants, lorsqu’ils ont un doute ou rencontrent un obstacle, à interpeller le groupe. A l’inverse, chacun sera encouragé à aider les autres lorsqu’il est sollicité ou pense pouvoir être utile. Du chacun pour soi, on passe à la coopération, voire à la compétence collective. Une telle expérience, répétée tout au long de la scolarité, ne pourrait qu’inciter à rompre avec la compétition et la réticence à partager ses informations et ses idées.

Les enseignants comme garants de la Loi

Nul ne peut se construire sans repères. Souvent, les enseignants sont les seuls à pouvoir en offrir. Ils peuvent et doivent incarner la Loi, le principe de non violence, le respect des opinions, mêmes minoritaires, la non ingérence dans la sphère d’autonomie de chacun, la fidélité aux décisions prises, la nécessité de définir des règles et des procédures concertées et transparentes.

C’est grâce à cette autorité que l’école peut fonctionner comme un espace protégé. Il importe aussi que les élèves fassent l’expérience d’une communauté dans laquelle des règles claires et appliquées rendent la coexistence possible.

Les enseignants comme organisateurs d’une vie démocratique

Enseignants et élèves ne sont pas égaux dans l’ordre du savoir. Ce rapport asymétrique ne justifie ni domination, ni humiliation, ni mépris, ni exercice arbitraire d’une autorité. Le rôle des enseignants est de faire apprendre en négociant tout ce qui peut l’être sans compromettre leurs propres droits et leur mission. L’école ne peut fonctionner comme une cité politique à part entière, car elle n’édicte pas ses propres lois, ne dégage pas ses propres ressources et se voit assigner des finalités décidées en dehors d’elle. Elle peut néanmoins développer une " culture citoyenne " en gérant de façon transparente et démocratique sa marge d’autonomie.

Les enseignants comme passeurs culturels

L’identité ne va pas sans inscription dans une histoire et une culture. L’école n’est pas un conservatoire, ni un lieu de pure transmission de la culture, elle doit organiser le dialogue entre l’héritage et les problèmes du temps présent. Aucun enseignant ne peut tout savoir, tout lire, s’intéresser à tout. Plutôt qu’une érudition exhaustive, on peut en attendre une passion communicative pour certains aspects de l’histoire, des sciences, des arts et artisanats, des sports, des métiers, des manières de vivre qui constituent la culture de sa société. Passeurs culturels (Zakhartchouk, 1998), les enseignants entretiennent un rapport spécifique à la culture, ni simples consommateurs, ni véritables créateurs, mais médiateurs, incitateurs, amateurs attentifs et désireux de partager leurs découvertes

Les enseignants comme intellectuels

Il n’y a pas de citoyenneté sans pensée autonome et critique. Si les enseignants ne se vivent pas eux-mêmes comme des intellectuels, comment favoriseraient-ils un rapport autonome et critique au savoir, aux valeurs, à la culture, à la réalité ? La culture du débat est au principe de la raison (Perrenoud, 2000 c).

Cela n’exige pas un engagement politique précis, mais une implication dans le monde, qui peut se faire, par exemple, dans la vie associative, le mouvement humanitaire ou écologique, la vie de quartier ou la gestion des collectivités locales aussi bien que dans le secteur de l’éducation et de la culture. Ces diverses formes d’engagement ne sont plus aujourd’hui une caractéristique commune des enseignants. Ils ne sont plus des notables de village, leur engagement ne peut donc plus se payer d’une reconnaissance symbolique par la communauté locale. Il importe donc de lui substituer des satisfactions professionnelles et personnelles.

 
2. Les enjeux de formation : préparer
à affronter la complexité du monde

Des valeurs fortes ne suffisent pas dans un monde mouvant et complexe. Il faut comprendre pour agir. L’insistance que l’on met à valoriser à nouveau la socialisation ne devrait pas faire régresser les enjeux de savoir. Il importe plutôt de les connecter davantage à des pratiques sociales et de se soucier de leur mobilisation dans mille situations de l’existence, des plus métaphysiques aux plus utilitaires, dans la vie au travail comme ailleurs.

Tous les systèmes éducatifs vont dans ce sens. Sans tourner le dos aux savoirs disciplinaires, ils les veulent plus opératoires dans la vie quotidienne (familiale, associative, etc.), dans la cité et dans le travail. Il s’agit de les mettre au service de compétences reliées à des pratiques sociales.

Les compétences sont des moyens de maîtriser, symboliquement et pratiquement, les situations de la vie. Elles n’entrent donc nullement en conflit avec le développement de l’autonomie et de la citoyenneté. Au contraire, elles en sont les fondements. A l’inverse, l'apprentissage de l’autonomie et de la coopération autorise le sujet à se considérer comme un acteur, voire un auteur, et donc à s’engager dans des projets qui appellent des compétences multiples et stimulent en contrepartie leur développement.

Si cette orientation dure plus qu’un feu de paille, elle aura des conséquences considérables pour les programmes et la formation des enseignants.

 

2.1 Des compétences préparant à des pratiques sociales

Contrairement à un préjugé répandu, une compétence peut s’exercer dans l’ordre métaphysique aussi bien que pratique : un problème n’est pas ipso facto terre-à-terre. De même, une compétence exige des savoirs, sans s’y réduire. Enfin, les compétences à développer durant la formation fondamentale ne sont pas ipso facto calquées sur les besoins des entreprises, même si la notion de compétence est aujourd’hui en vogue dans le monde du travail.

 Mobiliser des savoirs pour faire face à des situations complexes

Concrète ou abstraite, commune ou spécialisée, d’accès facile ou difficile, une compétence permet de faire face régulièrement et adéquatement à une famille de tâches et de situations, en faisant appel à des notions, des connaissances, des informations, des procédures, des méthodes, des techniques. Le Boterf assimile la compétence à un " savoir-mobiliser " :

Posséder des connaissances ou des capacités ne signifie pas être compétent. On peut connaître des techniques ou des règles de gestion comptable et ne pas savoir les appliquer au moment opportun. On peut connaître le droit commercial et mal rédiger des contrats.

Chaque jour, l’expérience montre que des personnes qui sont en possession de connaissances ou de capacités ne savent pas les mobiliser de façon pertinente et au moment opportun, dans une situation de travail. L’actualisation de ce que l’on sait dans un contexte singulier (marqué par des relations de travail, une culture institutionnelle, des aléas, des contraintes temporelles, des ressources…) est révélatrice du " passage " à la compétence. Celle-ci se réalise dans l’action (Le Boterf, 1994, p. 16).

Si la compétence n’est saisissable que dans l’action, elle lui préexiste et exige à la fois des ressources et des moyens de les mobiliser :

La façon dont s’opère cette mobilisation reste une énigme : le savoir-mobiliser est-il une compétence supplémentaire ? une méta-compétence ? un ensemble de schèmes spécifiques ? une expertise particulière ? la manifestation de l’intelligence générale du sujet ?

Cette énigme a été souvent associée à une métaphore, celle du transfert de connaissances. Ce n’est sans doute pas la plus féconde (Perrenoud, 2000 a), mais c’est un langage familier. On parle en général du transfert pour déplorer qu’il ne fonctionne pas très bien : tel étudiant, qui maîtrisait une théorie à l’examen, se révèle incapable de s’en servir en pratique. Pourquoi ? Parce qu’il n’a jamais été entraîné à le faire. On le sait aujourd’hui : le transfert de connaissances n’est pas automatique, il s’acquiert par l’exercice et une pratique réflexive, dans des situations qui donnent l’occasion de décontextualiser et recontextualiser les savoirs acquis, de les mobiliser pour agir, de les transposer, de les combiner, d’inventer une stratégie originale à partir de ressources qui ne la contiennent et ne la dictent pas.

La mobilisation, qui inclut le transfert, s’entraîne dans des situations complexes, qui obligent à poser le problème avant de le résoudre, à repérer les connaissances pertinentes, à les réorganiser en fonction de la situation, à extrapoler ou combler les vides. Entre connaître la notion d’intérêt et comprendre l’évolution du taux hypothécaire, il y en un grand pas. Les exercices scolaires classiques permettent la consolidation de la notion et des algorithmes de calcul. Ils ne travaillent pas le transfert. Pour aller dans ce sens, il faudrait se placer dans des situations complexes : obligations, hypothèques, petit crédit, leasing. Il ne suffit pas de mettre ces mots dans les données d’un problème de mathématique pour que ces notions soient comprises, encore moins pour que la mobilisation des connaissances soit exercée. Entre savoir ce qu’est un virus et se protéger raisonnablement des maladies virales, le pas n’est pas moins grand. De même qu’entre connaître les lois de la physique et construire un radeau, faire voler un modèle réduit, isoler une maison ou poser correctement un interrupteur.

Le transfert est tout aussi défaillant lorsqu’il s’agit de faire face à des situations où il importe de comprendre l’enjeu d’un vote (par exemple sur le génie génétique, le nucléaire, le déficit budgétaire ou les normes de pollution) ou d’une décision financière ou juridique (par exemple en matière de naturalisation, régime matrimonial, fiscalité, épargne, héritage, augmentation de loyer, accès à la propriété, etc.).

Parfois, les connaissances de base font défaut, notamment dans le champ du droit ou de l’économie. Souvent, les notions fondamentales ont été étudiées à l’école, mais hors de tout contexte. Elles restent donc " lettres mortes ", telles des capitaux immobilisés faute de savoir les investir à bon escient. C’est pour cette raison - et non par déni des savoirs - qu’il importe de développer des compétences dès l’école, autrement dit de lier constamment les savoirs et leur mise en œuvre dans des situations complexes. Cela vaut à l’intérieur des disciplines aussi bien qu’au carrefour des disciplines. On élargit l’ancienne problématique du transfert de connaissances, en insistant sur leur intégration, leur orchestration et leur usage en situation complexe (Perrenoud, 1997 a, 2000 a et b). Cela ne va pas sans vifs débats, ni malentendus.

Les compétences ne tournent pas le dos aux savoirs

À ceux qui prétendent que l’école doit développer des compétences, les sceptiques opposent une objection classique : n’est-ce pas au détriment des savoirs ? Ne risque-t-on pas de les réduire à la portion congrue, alors que la mission de l’école est d’abord d’instruire, de transmettre des connaissances ?

En fait, la plupart des compétences sont fondées sur des savoirs, des savoirs savants aussi bien que de savoirs experts, professionnels ou praticiens, ou encore des savoirs d’expérience, privés et faiblement codifiés. Toute opposition de principe entre savoirs et compétences est donc injustifiée, parce que la plupart des compétences mobilisent certains savoirs. Développer des compétences n’amène donc aucunement à " tourner le dos aux savoirs ", bien au contraire (Perrenoud, 1999 c).

Mais il est vrai en revanche :

Le véritable débat devrait porter sur les finalités prioritaires de l’école et sur les équilibres à respecter, dans la rédaction et la mise en œuvre des programmes, entre l’accumulation de savoirs et l’exercice de leur mise en œuvre.

Compétences et utilitarisme : un faux débat

Pour certains, la notion de compétence renvoie à des pratiques du quotidien, qui ne mobilisent que des savoirs de sens commun, des savoirs d’expérience. Ils en concluent que développer des compétences dès l’école nuirait à l’acquisition des savoirs disciplinaires qu’elle seule a vocation de transmettre de façon méthodique.

Une telle caricature de la notion de compétence permet d’ironiser à bon compte, en disant qu’on ne va pas à l’école pour apprendre à passer une petite annonce, choisir un itinéraire de vacances, diagnostiquer une rougeole, remplir sa déclaration d’impôts, comprendre un contrat, rédiger une lettre, faire des mots croisés ou calculer un budget familial. Ou encore à obtenir des informations par téléphone, trouver son chemin dans une ville, repeindre sa cuisine, réparer une bicyclette ou se débrouiller pour utiliser une monnaie étrangère.

On pourrait répondre qu’il s’agit ici de vulgaires " savoir-faire ", à distinguer de véritables compétences. Cette argumentation ne serait pas très solide : on ne peut pas réserver les savoir-faire au quotidien et les compétences aux tâches nobles. D’ailleurs, les compétences requises pour se débrouiller dans la vie quotidienne ne sont pas méprisables. Une partie des adultes, même parmi ceux qui ont suivi une scolarité de base complète, restent bien démunis devant les technologies et les règles dont dépend leur vie quotidienne. Sans limiter le rôle de l’école à des apprentissages aussi utilitaires, on peut se demander : à quoi bon scolariser chacun durant dix à quinze ans de sa vie s’il reste démuni devant un contrat d’assurance ou une notice pharmaceutique ?

De plus, les compétences évoquées ne sont pas sans rapport avec les programmes scolaires et les savoirs disciplinaires ; elles exigent des notions et des connaissances de mathématique, de géographie, de biologie, de physique, d’économie, de psychologie ; elles supposent une maîtrise de la langue et des opérations mathématiques de base ; elle font appel à une forme de culture générale qui s’acquiert aussi à l’école. Même lorsque la scolarité n’est pas organisée pour développer de telles compétences, elle permet au moins de s’approprier certaines des connaissances nécessaires. Une part des compétences qui se développent hors de l’école font appel à des savoirs scolaires de base (la notion de carte, de monnaie, d’angle droit, d’intérêt, de journal, d’itinéraire, etc.) et aux savoir-faire fondamentaux (lire, écrire, compter). Il n’y a donc pas de contradiction fatale entre les programmes scolaires et les compétences les plus utilitaires.

Enfin et surtout, ces dernières n’épuisent pas la gamme des compétences humaines ; la notion de compétence renvoie à des situations dans lesquelles il faut prendre des décisions et résoudre des problèmes. Pourquoi limiterait-on les décisions et les problèmes, soit à la sphère professionnelle, soit à la vie quotidienne ? Il faut des compétences pour choisir la meilleure traduction d’un texte latin, poser et résoudre un problème à l’aide d’un système d’équations à plusieurs inconnues, vérifier le principe d’Archimède, cultiver une bactérie, identifier les prémisses d’une révolution ou calculer la date de la prochaine éclipse de Soleil.

Revisiter la transposition didactique

Si l’on pense que la formation de compétences ne va pas de soi et qu’elle relève en partie de la scolarité de base, il reste à décider lesquelles elle devrait développer en priorité. Nul ne prétend que tout savoir doit être appris à l’école. Une bonne partie des savoirs humains sont acquis par d’autres voies. Pourquoi en irait-il autrement des compétences ? Dire qu’il appartient à l’école de développer des compétences ne revient pas à lui en confier le monopole.

Lesquelles doit-elle privilégier ? Celles qui mobilisent fortement les savoirs scolaires et disciplinaires traditionnels, diront immédiatement ceux qui veulent que rien ne change, sauf les apparences. Dans certains pays, on s’est contenté de reformuler les programmes traditionnels en mettant un verbe d’action devant les connaissances disciplinaires. Là où on lisait " enseigner le théorème de Pythagore ", on lit maintenant " se servir du théorème de Pythagore pour résoudre des problèmes de géométrie ". Pour aller au-delà de ce tour de passe-passe, il est indispensable d’explorer les rapports entre compétences et programmes scolaires actuels.

Pour élaborer un " socle de compétences ", il ne suffit pas de nommer une commission de rédaction. La description des compétences à construire devrait partir de l’analyse des situations et des pratiques et en dériver des connaissances. On va trop vite, dans tous les pays, on se lance dans la rédaction de programmes sans prendre le temps d’observer les pratiques sociales, d’identifier les situations auxquelles les gens ordinaires sont et seront vraiment confrontés. Que sait-on véritablement des compétences dont ont besoin, au quotidien, les chômeurs, les immigrants, les handicapés, les mères célibataires, les dissidents, les jeunes des banlieues ?

Si le système éducatif ne prend pas le temps de reconstruire la transposition didactique, il ne questionnera pas les finalités de l’école, il se contentera de verser des contenus anciens dans un nouveau contenant.

En formation professionnelle, on établit un référentiel métier en analysant les situations de travail, puis on élabore un référentiel de compétences, qui fixe les objectifs de la formation. Rien de tel pour la formation générale.

C’est pourquoi, sous couvert de compétences, on met souvent l’accent sur des capacités sans contexte. Résultat : on sauvegarde l’essentiel des savoirs nécessaires aux études longues, les lobbies disciplinaires sont satisfaits.

Revisiter les raisons de faire savoir

Tout choix cohérent a son revers : le développement de compétences dès l’école implique un allégement des programmes notionnels, aux fins de dégager le temps requis pour exercer le transfert et entraîner la mobilisation des savoirs. Il importe de scruter sans complaisance les " raisons de savoir et de faire savoir " (Perrenoud, 1999 b).

Or, cela ne va pas de soi. La scolarité fonctionne actuellement sur la base d’une sorte de " division du travail " : à l’école de fournir les ressources (savoirs et savoir-faire de base), à la vie ou aux filières de formation professionnelle de développer des compétences. L’école a toujours souhaité que les apprentissages qu’on y fait soient utiles, mais il lui arrive souvent de perdre de vue cette ambition globale, de se laisser prendre dans une logique d’addition de savoirs, en faisant l’hypothèse optimiste qu’ils finiront bien par servir à quelque chose. Développer des compétences dès l’école n’est pas une nouvelle mode, mais un retour aux sources, aux raisons d’être de l’institution scolaire.

Faut-il vraiment qu’à l’école obligatoire on apprenne le maximum de mathématique, de physique, de biologie pour que les programmes post obligatoires puissent aller encore plus loin ? Alléger les programmes et travailler un nombre plus limité de notions disciplinaires, pour entraîner leur mise en œuvre, ne nuirait guère à ceux qui feront des études spécialisées dans les domaines correspondants, mais donnerait de meilleures chances à tous les autres. Non seulement à ceux qui quitteront l’école à quinze ans, dont le nombre diminue dans les sociétés développées, mais à ceux qui, avec un doctorat d’histoire, ne comprennent rien au nucléaire, alors que les ingénieurs de même niveau restent aussi perplexes devant les évolutions culturelles et politiques de la planète.

La question est aussi vieille que l’école : pour qui sont fait les programmes ? Comme toujours, les favorisés voudront l’être encore plus et donner à leurs enfants, promis aux études longues, de meilleures chances dans la sélection. Hélas, ce sera au détriment de ceux pour lesquels l’école ne joue pas aujourd’hui son rôle essentiel : donner des outils pour maîtriser sa vie et comprendre le monde.

Une partie des savoirs disciplinaires enseignés à l’école hors de tout contexte d’action seront sans doute, au bout du compte, mobilisés pas des compétences. Ou plus exactement, ils serviront de base à des approfondissements ciblés dans le cadre de certaines formations professionnelles. Le pilote étendra ses connaissances géographiques et technologiques, l’infirmière ses connaissances biologiques, le technicien ses connaissances physiques, la laborantine ses connaissances chimiques, le guide ses connaissances historiques, le gestionnaire ses connaissances commerciales, etc. De même, professeurs et chercheurs développeront des connaissances dans la discipline qu’ils ont choisi d’enseigner ou d’approfondir. Les langues et les mathématiques seront utiles dans de nombreux métiers. On peut donc dire que les compétences sont un horizon, notamment pour ceux qui s’orienteront vers des métiers scientifiques et techniques, se serviront des langues dans leur profession ou feront de la recherche.

Fort bien. Mais en dehors de ces usages professionnels limités à une ou deux disciplines de base, aux mathématiques et aux langues, à quoi leur serviront les autres connaissances accumulées durant leur scolarité, s’ils n’ont pas appris à s’en servir pour résoudre des problèmes ?

On peut répondre que l’école est un endroit où tous accumulent les connaissances dont certains auront besoin plus tard, en fonction de leur orientation. Pour faire bonne mesure, on évoquera la culture générale dont nul ne doit être exclu et la nécessité de donner à chacun des chances de devenir ingénieur, médecin ou historien. Au nom de cette " ouverture ", on condamne le plus grand nombre à acquérir à perte de vue des savoirs " pour si jamais ".

En soi, ce ne serait pas dramatique, encore que cette accumulation de savoirs se paie en années de vie passées sur les bancs d’une école. L’ennui, c’est qu’en assimilant intensivement autant de savoirs, beaucoup d’élèves n’ont pas le temps d’apprendre à s’en servir, alors même qu’ils en auraient diablement besoin plus tard, dans la vie quotidienne, familiale, associative, professionnelle, politique. Ainsi, ceux qui auront étudié la biologie à l’école obligatoire resteront exposés à la transmission du SIDA. Ceux qui ont étudié la physique sans aller au-delà de l’école ne comprendront toujours rien aux technologies qui les environnent. Ceux qui ont étudié la géographie peineront encore à lire une carte ou à situer l’Afghanistan, ceux qui ont appris la géométrie ne sauront pas davantage dessiner un plan à l’échelle, ceux qui ont passé des heures à apprendre des langues demeureront incapables d’indiquer son chemin à un touriste étranger.

L’accumulation de savoirs décontextualisés ne profite véritablement qu’à ceux qui auront le privilège de les approfondir durant des études longues ou une formation professionnelle, de contextualiser certains d’entre eux et de s’entraîner à s’en servir pour résoudre des problèmes et prendre des décisions. C’est cette fatalité que l’approche par compétences met en question, au nom des intérêts du plus grand nombre.

Transformer le rapport au savoir et les pratiques pédagogiques

L’approche par compétences heurte le rapport au savoir d’une partie des professeurs. Elle exige aussi une évolution sensible des pédagogies et des modes d’évaluation. Construire des compétences dès le début de la scolarité n’éloigne pas - si l’on dépasse les malentendus et les jugements à l’emporte-pièce - des finalités fondamentales de l’école, bien au contraire. En revanche, cela passe par une transformation importante de son fonctionnement.

On portera dans ce cadre une attention prioritaire à ceux qui n’apprennent pas tout seuls ! Les jeunes qui réussissent des études longues accumulent des savoirs et construisent en même temps des compétences. Ce n’est pas poux eux qu’il faut changer l’école, mais pour ceux qui, aujourd’hui encore, en sortent dépourvus des compétences indispensables pour vivre à la fin du XXe siècle.

La trilogie des savoir-faire - lire, écrire, compter - qui a fondé la scolarité obligatoire au XIXe siècle n’est plus à la hauteur des exigences de notre époque. L’approche par compétences cherche simplement à l’actualiser.

 

2.2. Un enseignant constructiviste

L’approche par compétences change le métier d’élève et plus encore le métier d’enseignant, puisqu’elle incite à considérer les savoirs comme des ressources à mobiliser ; à travailler régulièrement par problèmes ; à créer ou utiliser d’autres moyens d’enseignement ; à négocier et conduire des projets avec ses élèves ; à adopter une planification souple et indicative, improviser ; à mettre en place et expliciter un nouveau contrat didactique ; à pratiquer une évaluation formatrice, en situation de travail ; à aller vers un moindre cloisonnement disciplinaire (Perrenoud, 1997 a).

On peut aussi, à propos de l’enseignant de l’avenir, reprendre les dix familles de compétences professionnelles énumérées et commentées ailleurs : 1. organiser et animer des situations d’apprentissage ; 2. gérer la progression des apprentissages ; 3. concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation ; 4. impliquer les élèves dans leurs apprentissages et leur travail ; 5. travailler en équipe ; 6. participer à la gestion de l’école ; 7. informer et impliquer les parents ; 8. se servir des technologies nouvelles ; 9. affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession ; 10. gérer sa propre formation continue (Perrenoud, 1999 a).

Sans reprendre ici ces inventaires plus méthodiques, je m’en tiendrai à quelques aspects essentiels : une école qui prétend préparer les jeunes à affronter la complexité du monde grâce à leurs compétences sera portée à privilégier une figure des enseignants comme artisans d’une pédagogie constructiviste, garants du sens des savoirs, organisateurs de situations d’apprentissage, chefs de projets, experts en évaluation formative, gestionnaires de l’hétérogénéité et régulateurs de parcours de formation.

Les enseignants comme artisans d’une pédagogie constructiviste

C’est l’élève qui apprend, les enseignants ne peuvent que l’y aider. Et ils l’aideront d’autant mieux qu’ils considéreront l’acquisition de savoirs nouveaux non comme une simple mémorisation, mais comme une construction mentale complexe. Ces idées sont aussi anciennes que les " pédagogies nouvelles ", mais elles se traduisent aujourd’hui en démarches constructivistes de plus en plus précises (Bassis, 1998 ; De Vecchi et Carmona-Magnaldi, 1996 ; Groupe français d’éducation nouvelle, 1996 ; Jonnaert et Vander Borght, 1999 ; Vellas, 1996, 1999, 2000).

Les enseignants comme garants du sens des savoirs

J’évoquerai ici cet autre dessin de Bill Waterson. Cela se passe en classe :

- La maîtresse : " Si vous n’avez plus de questions, on continue. "
- Calvin, qui lève la main : " J’ai une question. "
- La maîtresse " Oui, Calvin, j’écoute. "
- Calvin (très sérieux) : " A quoi sert l’existence humaine ? "
- La maîtresse " Je voulais dire une question en rapport avec le sujet "
- Calvin, étonné : " Oh ".
Puis, dépité, il se dit à lui-même : " Franchement, j’aurais voulu avoir la réponse avant de gaspiller plus d’énergie sur ces foutaises. "

Aussi longtemps que les enseignants refuseront les questions en dehors du sujet, seuls les élèves qui ont les moyens de construire eux-mêmes du sens investiront dans les tâches scolaires (Perrenoud, 1994).

Les enseignants comme organisateurs de situations d’apprentissage

Si enseigner, c’est faire apprendre, les enseignants ont pour tâche première d’organiser et d’animer des situations et des activités favorables aux apprentissages, ni plus, ni moins. Ils deviennent inventeurs, puis animateurs et gestionnaires, de dispositifs et de situations de formation. Ils savent donc travailler par situations-problèmes, recherches, études de cas, problèmes ouverts, ce qui exige une formation didactique assez pointue pour être capable de comprendre les raisonnements, les stratégies, les erreurs des élèves et d’apporter les régulations nécessaires.

Les enseignants comme chefs de projets

On n’apprend à mobiliser ses acquis qu’en les mobilisant. Non pas sans réfléchir : il convient au contraire d’anticiper avant l’action autant que de l’analyser dans l’après-coup. Mais on ne développera le transfert et la mobilisation des ressources en imaginant que la gestion de situations complexes est réductible à l’application de savoirs procéduraux et en se bornant donc à ajouter des enseignements méthodologiques aux enseignements théoriques.

Développer des compétences, c’est créer des espaces-temps de formation dans lesquels l’enjeu n’est pas de construire de nouveaux savoirs ou de nouvelles capacités, mais d’apprendre à se servir de ces acquis pour faire face à des situations nouvelles, singulières, très éloignées des exercices scolaires traditionnels.

Les démarches de projet et de résolution de problèmes ouverts sont alors les plus fécondes. Dans ce cadre, les enseignants jouent le rôle d’animateurs et de coach plus que de professeurs.

 Les enseignants comme experts en évaluation formative

On ne formera des compétences dans la scolarité de base que si l’on exige des compétences au moment de la certification. L’évaluation est le vrai programme, elle indique " ce qui compte ". Il faut donc évaluer des compétences, sérieusement.

Mais cela ne saurait se faire par des tests papier-crayon. On peut s’inspirer des principes de l’évaluation authentique élaborés par Wiggins (1989). Par exemple :

L’évaluation formative devient le cœur des pratiques évaluatives, orientée vers la régulation continue des apprentissages plutôt que vers le classement des élèves (Perrenoud, 1998 a),

Plutôt que d’investir dans des " cathédrales didactiques ", les enseignants d’aujourd’hui doivent construire des stratégies d’enseignement qui misent sur des situations didactiques bien pensées, porteuses de sens, mais en sachant qu’il conviendra surtout de les ajuster en permanence, pour tenir compte de la réalité, du niveau, des réactions des élèves, des conditions de travail, du temps qui reste. D’où l’importance de maîtriser une palette de concepts et d’outils d’évaluation formative et de régulation.

 Les enseignants comme gestionnaire de l’hétérogénéité

Les systèmes éducatifs ne promettent plus l’homogénéité des classes, même au niveau du lycée. Si l’on renonce à exclure les élèves d’un cursus à leurs premières difficultés d’apprentissage ou à les reléguer dans des filières moins exigeantes, on s’expose évidemment à devoir travailler avec des classes composées d’élèves différents, par leur niveau, leur projet personnel, leur rapport au savoir, leur adhésion à l’intention de les instruire.

Même si c’est pour de bonnes raisons, liées à la démocratisation lente des études, le travail des professeurs est de plus en plus difficile, surtout pour ceux qui avaient rêvé de donner de brillants cours magistraux à des élèves attentifs, coopératifs et désireux d’apprendre.

C’est pourquoi le traitement des différences en vue d’une égalité des acquis devrait désormais être au cœur du métier d’enseignant. La pédagogie différenciée devrait se confondre avec la pédagogie tout court, sans rien céder sur les objectifs essentiels de formation (Perrenoud, 1997).

Les enseignants comme régulateurs de parcours de formation

Les compétences se construisent dans la durée, au gré de parcours inévitablement individualisés, avec des temps morts et des avancées spectaculaire.

Ce travail de régulation s’opère en cours d’année scolaire, mais il doit s’étendre à la progression dans le cursus. Dans divers systèmes, on substitue des cycles pluriannuels aux degrés annuels et assez naturellement, on fixe à ces cycles des objectifs formulés en termes de compétences ou plus justement d’étapes importantes dans la construction de compétences.

Le fonctionnement en cycles permet une plus grande diversification des rythmes, des parcours et des prises en charge. Il exige que les enseignants apprennent à piloter des parcours de formation pluriannuels, en général en équipe et à négocier une organisation du travail plus complexe (Perrenoud, 2000 d).

 
3. Implications pour les systèmes éducatifs

Il ne suffit pas d’énoncer de nouvelles attentes, toujours plus pointues. Il faut que les politiques et les structures de l’éducation en créent les conditions. Les compétences nouvelles attendues des enseignants exigent un fort ajustement des formations initiale et continue, et plus globalement une évolution du métier d’enseignant dans le sens :

Cela suppose des établissements scolaires plus autonomes, qui définissent leur propre projet, tout en rendant des comptes.

Cela suppose aussi que la formation des enseignants s’oriente dans le même sens et soit en accord tant avec les finalités de l’école et le curriculum de la formation fondamentale qu’avec les orientations vers la pratique réflexive, la coopération et la professionnalisation.


Références

Bassis, O. (1998) Se construire dans le savoir, à l’école, en formation d’adultes, Paris, ESF.

Castells, M. (1998) L’ère de l’information, tome I, La société en réseaux, Paris, Fayard,

Castells, M. (1999) L’ère de l’information, tome II, Le pouvoir de l’identité, Paris, Fayard,

Castells, M. (1999) L’ère de l’information, tome III, Fin de millénaire, Paris, Fayard,

De Vecchi, G. et Carmona-Magnaldi, N. (1996) Faire construire des savoirs, Paris, Hachette

Jonnaert, Ph. et Vander Borght, C. (1999) Créer des conditions d’apprentissage. Un cadre de référence constructiviste pour une formation didactique des enseignants, Bruxelles, De Boeck.

Le Boterf, G. (1994) De la compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Editions d’organisation.

Le Boterf, G. (1997) De la compétence à la navigation professionnelle, Paris, Les Editions d’organisation.

Meirieu, Ph. et Guiraud, M. (1997) L’école ou la guerre civile, Paris, Plon.

Perrenoud, Ph. (1994) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF (3e éd. 1996).

Perrenoud, Ph. (1997 a) Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF (2e éd.1998).

Perrenoud, Ph. (1997 b) Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF (2e éd.2000).

Perrenoud, Ph. (1998 a) L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck.

Perrenoud, Ph. (1998 b) La transposition didactique à partir de pratiques : des savoirs aux compétences, Revue des sciences de l’éducation (Montréal), Vol. XXIV, n° 3, pp. 487-514.

Perrenoud, Ph. (1999 a) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1999 b) Raisons de savoir, Vie Pédagogique, n° 113, novembre-décembre, pp. 5-8.

Perrenoud, Ph. (1999 c) Construire des compétences, est-ce tourner le dos aux savoirs ?, Pédagogie Collégiale (Québec) Vol. 12, n° 3, mars, pp. 14-22.

Perrenoud, Ph. (2000 a) D’une métaphore l’autre : transférer ou mobiliser ses connaissances ?, in Dolz, J. et Ollagnier, E. (dir.) L’énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, Coll. Raisons Éducatives, pp. 45-60.

Perrenoud, Ph. (2000 b) L’école saisie par les compétences, in Bosman, C., Gerard, F.-M. et Roegiers, X. (dir.) Quel avenir pour les compétences ?, Bruxelles. De Boeck, pp. 21-41.

Perrenoud, Ph. (2000 c) Le débat et la raison, in Marsolais, A. et Brossard, L. (dir.) Non-violence et citoyenneté. Un " vivre-ensemble " qui s’apprend, Ste-Foy (Québec), Multimondes, pp. 181-193.

Perrenoud, Ph. (2000 d) De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage, in Revue des sciences de l’éducation (Montréal), Vol. XXV, n° 3, pp. 533-570.

Vellas, E. (1996) Donner du sens aux savoirs à l’école : pas si simple !, in Groupe français d’éducation nouvelle, Construire ses savoirs, Construire sa citoyenneté. De l’école à la cité, Lyon, Chronique sociale, pp. 12-26.

Vellas, E. (1999) Une gestion du travail scolaire orientée par une conception " auto-socio-constructiviste " de l’apprentissage, in Barbosa, M. (dir) Ohlare sobre Educação, Autonomia e Cidadania, Universidae do Minho, Centro de Estudos em Educação e Psicologia, pp. 143-184

Vellas, E. (2000) Une gestion du travail scolaire orientée par une conception " auto-socio-constructiviste " de l’apprentissage, in Nault, Th. et Fijalkow, J. (dir.) L’organisation de la classe, Bruxelles, De Boeck, sous presse.

Wiggins, G. (1989) À true test : Toward more authentic and equitable assessment, Phi Delta Kappa, 70, pp. 703-714.

Wiggins, G. (1989) Teaching to the (authentic) test, Educational Leadership, 46, n° 7, pp. 41-47.

Zakhartchouk, M. (1998) L’enseignant, un passeur culturel, Paris, ESF.

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