Source et copyright à la fin du texte
In Recherche et Formation,
2000, n° 35, pp. 9-22 (paru en 2001).

 

 

 

 

 

Mobiliser ses acquis : où et quand
cela s’apprend-il en formation initiale ?
De qui est-ce l’affaire ?

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

 Sommaire

1. Le transfert et la mobilisation des acquis sont au cœur des compétences

2. La mobilisation n'est pas donnée par dessus le marché,sauf à un niveau très élevé d'érudition et d'expertise

3. La mobilisation se travaille au gré d'un entraînement réflexif

4. Qui l'organise l'entraînement à la mobilisation en formation initiale ? De qui est-ce l'affaire ?

Rien n'est aussi pratique qu'une bonne théorie !

Quelques références

 


Il ne suffit pas d’être savant pour agir efficacement. Entre les écoles professionnelles et les organisations qui emploient les diplômés, voire accueillent et mettent au travail des stagiaires, un dialogue rituel s’engage :

- Ils ne savent rien faire.
- Pourtant, cela a été enseigné.
- Mais ils n’ont rien appris !
- Ils ont appris, puisqu’ils ont réussi des examens.
- Alors pourquoi ne savent-ils pas se débrouiller en situation de travail ?

Si la conversation se poursuit sur le mode coopératif, on conviendra " qu’ils savent tout de même plein de choses " et même qu’ils savent " faire des choses ". Mais trop lentement, avec trop d’hésitations ou trop de perfectionnisme, avec une assurance arrogante ou une angoisse paralysante et communicative.

On peut conclure le dialogue de façon équitable, mais résignée, en reconnaissant l’impossibilité de tout apprendre en formation initiale et la valeur indispensable de l’expérience.

On peut le conclure en accusant les milieux professionnels : " La formation pratique, c’est de votre ressort ; ils ont passé des mois en stages ; s’ils ne se débrouillent pas bien, c’est que vous n’avez pas fait ce qu’il fallait ; vous les avez mis au travail, sans leur expliquer grand chose, sans vraie supervision ni formation, soucieux de les faire produire immédiatement ".

Ou encore le conclure en mettant en causes les écoles : " La formation scolaire est beaucoup trop théorique, ils apprennent trop de notions inutiles et ne maîtrisent pas des choses bien plus élémentaires mais essentielles dans la pratique ".

Le sort des formations en alternance est sans doute de voir les parties se renvoyer la balle et chercher un bouc émissaire. Pour ne pas ajouter à la confusion, mieux vaudrait s’arrêter un moment sur cet apparent mystère : les débutants ont appris et pourtant cela ne saute pas aux yeux.

Veillons d’abord à de pas dramatiser : pour montrer qu’ils ont encore " tout à apprendre " - donc qu’ils ne savent pas grand chose - il suffit d’appliquer aux débutants les standards qui définissent l’expertise. Peut-être n’y a-t-il pas de mystère et sommes-nous en présence d’une limite de la formation initiale.

On pourrait cependant, avant de se résigner, se demander si l’on pourrait mieux faire à condition de poser le problème de façon plus précise. Pour aller dans ce sens, le premier pas consiste à reconnaître que la faculté de mobiliser ce qu’on a appris n’est pas donnée ipso facto, qu’elle doit se construire, se travailler, se développer à travers des activités et des dispositifs de formation spécifiques, au travail et hors du travail.

Bien entendu, les stages, l’enseignement clinique, le laboratoire, les projets, les simulations, certains mémoires professionnels prétendent prendre en charge cette dimension de la formation et le font dans une certaine mesure. Mais sur des bases conceptuelles parfois sommaires, dont certaines se résument à ce slogan " On apprend la pratique par la pratique ".

C’est à la fois vrai et faux. Vrai parce que, sans pratique, on s’en tiendra à des savoirs scolaires. Et faux parce que la pratique n’est formatrice qu’à certaines conditions, parce que l’expérience ne produit pas magiquement des apprentissages rapides et denses, parce que tout dépend de la posture de l’acteur et des médiations qu’on lui offre.

Pour approfondir cette problématique, je soutiendrai trois thèses :

1. Le transfert et la mobilisation des acquis sont au cœur des compétences.

2. La mobilisation n’est pas donnée par dessus le marché, sauf à un niveau très élevé d’érudition et d’expertise.

3. Elle se travaille, mais ne s’enseigne pas. Elle procède plutôt d’un entraînement réflexif.

De ces trois thèses, qui seront développées dans les trois premières parties, découle une question : qui doit organiser cet entraînement en formation initiale ? De qui est-ce l’affaire ? Du terrain, des stages ? Sans doute. Mais encore ? Ce sera l’objet de la quatrième partie.

Pour conclure, je reviendrai sur le concept de formation pratique et ses limites à la lumière des développements précédents.

 
1. Le transfert et la mobilisation des acquis
sont au cœur des compétences

Lorsqu’un concept est en vogue et devient un " attracteur étrange " (Le Boterf, 1994), on doit se méfier. N’est-ce pas un nouveau langage qui, déplaçant la position des problèmes, fait oublier qu’on ne les a pas résolus ? Il ne suffit certes pas de parler de bilan, de référentiel, d’arbres de compétences, ou encore d’évaluation ou de " gestion " des compétences pour y voir clair et réorganiser intelligemment la formation et le travail.

Pourtant, la notion de compétence est au cœur de l’intelligence au travail (Jobert, 2000), de ce processus complexe par lequel on résout convenablement des problèmes sans avoir toutes les connaissances, tous les outils, toutes les informations, toutes les certitudes nécessaires.

Même dans les activités faiblement qualifiées, il ne suffit pas de suivre un modèle ou une règle. La vie est faite d’exceptions, de variations, d’incidents critiques que le " manuel " n’a pas prévu, qui exigent un raisonnement professionnel pour fonder une décision qui ne s’impose pas à la lumière de quelques préceptes univoques. N’importe quel fonctionnaire doit savoir assouplir ou durcir la règle selon la personne qu’il a en face de lui. N’importe quel travailleur manuel doit savoir " faire avec " des outils, des horaires, des conditions de travail, des matériaux et un environnement partiellement incompatibles avec les normes de sécurité et l’organisation prescrite du travail.

L’ergonomie de langue française a théorisé l’écart inévitable entre le travail prescrit et le travail réel et montré que la compétence consiste précisément a rester efficace alors même que les conditions, les échéances, les moyens, les forces et les modalités du travail réel ne sont pas et ne peuvent pas être celles de la prescription.

Cela explique une partie de l’écart entre ce qu’on apprend en école et ce qu’on doit savoir faire dans le travail. Plus l’école s’enferme dans la sphère du prescrit, moins elle prépare au " grand écart ", plus le stagiaire ou le débutant seront déconcertés par la réalité du monde du travail. Ce sera d’autant plus probable que les formateurs s'identifient aux auteurs des prescriptions plus qu'à leurs destinataires.

Dans les métiers où une large fraction des formateurs sont des professionnels, cette explication est moins vraie, même si nombre de formateurs issus de la profession tendent à idéaliser le monde du travail et à chercher une nouvelle identité du côté de la théorie et de la formalisation des procédures (par exemple dans les démarches " qualité " et les méthodologies).

Il y a donc d’autres processus en jeu. De fait, il ne suffit pas de prendre conscience de l’écart et de l’accepter comme inévitable pour le franchir. La compétence au travail n’est pas seulement une reconnaissance de la part de la pratique irréductible aux procédures et aux théories. C’est la capacité concrète d’agir en dépit de cet écart, donc de le combler au quotidien, provisoirement, en sachant que, demain, le défi se représentera et exigera peut-être une approche nouvelle.

Il y a des obstacles affectifs et relationnels. Si, par angoisse et souci de bien faire, on s’interdit de sortir de la prescription, on ne s’autorisera pas à être compétent. Il en ira de même si l’environnement professionnel, qu'il soit hiérarchique ou non, est prêt à stigmatiser le moindre écart à la norme. Le dilemme se joue alors entre l’efficacité et le conformisme aux normes. C’est celui de tous les professionnels et nul ne l’a définitivement résolu. Hélas, imposer aux débutants une rigueur qu’on ne s’impose plus fait partie des " petits pouvoirs " qui s’exercent dans le monde du travail, font souffrir les " bleus " et procurent quelque jouissance honteuse aux anciens.

Le problème essentiel reste cognitif : pour faire face à la complexité, à la singularité, à l’instabilité des situations de travail et à leur écart à la norme prescrite, il faut non seulement s’autoriser à penser, mais avoir les moyens intellectuels de le faire. Alors, le temps de paralysie devant l’imprévu est abrégé et débouche sur un temps d’essais et d’erreurs puis, si la réalité résiste à cet activisme, un temps plus réfléchi d’identification et de résolution de problèmes, éventuellement en recourant à des aides extérieures (Perrenoud, 1999 c).

Même pour demander de l’aide, il faut s’engager dans la résolution du problèmes, sans quoi on s’attirera vite une réputation de praticien angoissé et dépendant qui ne peut faire son travail sans être assisté et tout attendre de ses collègues. Le travail cognitif du professionnel autonome consiste donc d’abord à mobiliser ses ressources intérieures :

Mon propos n’est pas ici d’analyser finement ces processus mentaux (Perrenoud, 2000), mais de rappeler qu’ils sont au cœur de la compétence comme mobilisation de ressources cognitives, selon la conception qu’en propose Le Boterf (1994). Ces ressources sont hétérogènes et multiples, et leur mise en synergie ne peut suivre elle-même une procédure. On pourrait dire que chaque acte professionnel un peu complexe est une " invention originale " (même modeste), qui met en relation une situation et un ensemble de ressources grâce à des schèmes de perception, de raisonnement, d’anticipation, de jugement et d’action qui utilisent la logique naturelle mais aussi l’intuition et procèdent pas analogie et pensée holistique autant que par l’analyse et la déduction.

Ces schèmes peuvent être en partie décrits et formalisés. C’est ce que tentent les auteurs de systèmes experts dans le domaine de l’intelligence artificielle : ils interrogent et observent les experts humains au travail, pour reconstituer leurs bases de connaissances (de tous genres) et leur modes de raisonnement.

Il serait donc absurde d’abandonner ces schèmes au domaine de l’ineffable. Si l’on peut jusqu’à un certain point les formaliser de sorte à programmer un ordinateur, on peut certainement faire le même effort en formation. Sans toutefois tomber dans l’illusion qu’à multiplier les savoirs procéduraux, on abolira l’écart entre le travail réel et le travail prescrit, entre la connaissance et l’action.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas lieu de former à la mobilisation. Au contraire, c’est un enjeu majeur, à condition de s’orienter vers un " entraînement réflexif " plutôt que vers un enseignement.

Avant de développer ce point, un détour s’impose pour traiter d’une question cruciale : le transfert et la mobilisation des acquis ne sont-ils pas le fruit naturel de l’intelligence, du bon sens et de l’expérience ? Pourquoi faudrait-il s’en préoccuper activement ?


2. La mobilisation n’est pas donnée par dessus le marché,
sauf à un niveau très élevé d’érudition et d’expertise

La maîtrise " totale " d’un savoir inclut probablement la capacité de s’en servir à bon escient, donc de le contextualiser, de le compléter, de le nuancer, de le relativiser en fonction de la situation. Dans cette perspective, certains didacticiens proposent de renoncer à la notion de compétence et plaident pour une conception plus ambitieuse des savoirs théoriques et méthodologiques, plus compatible avec l’action.

Cette position suppose le problème résolu : la maîtrise totale d’un savoir serait alors indissociable d’un exercice prolongé de mise en œuvre. C’est en ce sens qu’un physicien qui a passé vingt ans dans un laboratoire " possède " la physique bien autrement qu’un diplômé fraîchement émoulu de la faculté. Cette conception du savoir est certainement satisfaisante et cohérente si on l’applique aux chercheurs. Même alors, elle fait preuve d’un certain idéalisme quant au travail réel de la recherche (Latour, 1996).

Si l’on considère que la pratique - une longue pratique - participe de la construction du savoir, il faudrait ne juger la maîtrise de ce dernier qu’à l’issue de plusieurs années, voire d’une vie entière d’expérience. Cette conception, satisfaisante d’un point de vue anthropologique et philosophique, entre en contradiction, hélas, avec la réalité de la vie au travail. Même si la carrière professionnelle est un long apprentissage, on attend du débutant des performances et une productivité immédiates ou presque. Or, justement, il sort d’une école où la construction des savoirs théoriques et méthodologiques est trop courte et le temps consacré à la pratique insuffisant ou mal utilisé.

La question est donc : que faire avec des débutants qui n’ont pas et n'auront pas avant longtemps une maîtrise pratique des savoirs théoriques et encore moins cette appropriation, cette incorporation qui résulte d’une longue expérience ?

Un autre problème se pose : dans les situations de travail, sauf si ce sont justement des " situations d’école ", canoniques, les savoirs pertinents sont multiples, hétérogènes et d’inégale fiabilité. Il s’agit donc, chaque fois, de réunir et de mettre en synergie des ressources qui, bien que complémentaires dans telle ou telle situation, ont en général été enseignées, exercées et évaluées séparément.

Tardif (1996) a montré à quel point les programmes professionnels restaient dominés par des logiques disciplinaires, liées à la spécialisation des formateurs. Un programme de formation professionnelle ne donne pas en général aux compétences le " droit de gérance " sur les connaissances que recommande Gillet (1987). Il se présente plutôt comme un empilement de contenus théoriques et méthodologiques tous jugés indispensables, confiés à des formateurs pointus et spécialisés jaloux de leur heures. Chacun organise son curriculum comme le déroulement le plus cohérent et complet possible d’un " texte du savoir " (Chevallard, 1991), ce qui l’éloigne de la référence aux pratiques professionnelles. Le formateur spécialisé se sent, assez naturellement, plus responsable de la maîtrise formelle des connaissances que de leur usage dans le travail. Il fait pour cela confiance, parfois " aveuglément", aux stages, ateliers pratiques et autres unités d’intégration. Or, ces dernières sont souvent les parent pauvres des plans de formation.

Même lorsqu’on leur réserve une fraction honorable des heures, il reste à trouver des méthodes qui portent sur l’intégration des savoirs, leur mise en synergie et leur mise en pratique, ce qui pose à la formation des problèmes didactiques très complexes, bien plus difficiles que la planification d'un cours et d'exercices d’appropriation. 


3. La mobilisation se travaille au gré d’un entraînement réflexif

La mobilisation se travaille, mais ne s’enseigne pas. Cela ne signifie pas que c’est une histoire sans paroles ! Il importe au contraire de donner, par le discours, un statut explicite et problématique au transfert et à la mobilisation des acquis ; c’est nécessaire d’abord pour convaincre les étudiants que cela ne se fera pas automatiquement, qu’ils doivent y travailler. Au delà de la persuasion, il importe de donner à voir les processus mentaux des professionnels, de construire une représentation de l’expertise comme travail de l’esprit, plutôt que comme simple forme d’excellence. On peut admirer l’expertise sans renoncer à en analyser le fonctionnement. L’apport théorique devrait donner quelques bases d’ergonomie et de psychologie sociocognitives et forger un modèle théorique minimum de l’intelligence au travail, sans faire pour autant de cette prise de conscience l’objet d’un cours propédeutique. Mieux vaudrait parier sur un apport théorique structuré, intervenant à certains moments des stages ou de la démarche clinique, à propos de situations de travail (Barbier, 1996). On peut aussi suggérer des entretiens avec des praticiens (invitations ou enquêtes sur le terrain), pour qu’ils expliquent aux étudiants " comment ils font ", non en pratique, mais dans la tête.

Ce soubassement théorique et des représentations moins naïves des processus de mobilisation des acquis permettront à l’activité réflexive et métacognitive de ne pas se limiter au sens commun et à l’intuition, de mettre des mots sur ce que l’on pressent par introspection ou observation d’un praticien au travail, sans arriver à le formuler et à le conceptualiser. Ce qui tourne autour du coup d’œil, de la vista, de l’anticipation, de la prémonition, de l’intuition fulgurante, de la certitude indémontrable, du doute sans raison apparente, de la pensée divergente, du recadrage, du paradoxe devrait faire l’objet d’une élucidation.

L’étudiant devrait aussi avoir l’occasion de s’interroger sur son propre fonctionnement, de découvrir qu’il ne fonctionne pas comme une machine, que ses savoirs ne sont pas rangés dans des tiroirs étanches mais structurés en réseaux, et que nul mécanisme imparable ne garantit l’identification et la mobilisation rapide des savoirs pertinents dans une situation donnée. C’est l’une des énigmes de l’action située, notamment quand elle est fondée sur des connaissances précises et spécifiques : comment l’acteur sait-il quelles sont les idées, les informations, les modèles, les procédures à mobiliser hic et nunc ? Aucune situation - sauf dans un exercice scolaire fortement étayé - ne se présente spontanément comme une liste de mots clés renvoyant à des disciplines, des théories, des concepts, des méthodes. Toute méthodologie de l’analyse des situations et du diagnostic tente de rationaliser ce processus, en proposant des arbres logiques, une check-list, des référentiels de symptômes ou de caractéristiques pointant sur une forme ou une autre de pathologie, de panne, de manque, d’obstacle. Tous ces outils évitent de se confronter sans méthode à la question de la correspondance entre une situation et les savoirs à mobiliser, mais nul ne peut faire l’économie de la solitude et de l’incertitude lorsqu’il est confronté à une situation singulière, souvent dans l’urgence (Perrenoud, 1996).

Il conviendrait aussi de thématiser la question de l’hétérogénéité des ressources à mobiliser, de leur incertaine complémentarité, des trous béants qu’elles laissent subsister et de leurs contradictions visibles (lorsqu'il y a débat) et invisibles (lorsque les chercheurs s'ignorent mutuellement). Il est rare qu’une situation complexe soit entièrement " couverte " par les savoirs existants. Rare aussi que ces savoirs soient tous fiables. Rare enfin qu’ils ne se contredisent nullement les uns les autres. Le praticien doit donc " faire avec " un ensemble de ressources qu’il doit délimiter, évaluer, trier, hiérarchiser et compléter. Il généralise ou particularise, assemble ou dissocie chaque fois qu’un trou noir, un flou ou une contradiction empêchent l’application pure et simple de la théorie ou de la méthode.

Les professeurs ont souvent de l’entraînement une vision assez simplificatrice. Toute se passe comme si l’enseignement était le royaume du verbe et l’entraînement celui de la répétition inlassable de gestes élémentaires.

Or, on sait aujourd’hui que ces deux images sont fausses :

Si l’on ne peut réduire l’entraînement à une pratique obsessionnelle, il reste à lui accorder du temps. L’analyse n’est pas une leçon, elle fonde une anticipation avant l’action, une régulation dans l’après-coup, donc elle a besoin de l’action, d’une action en vraie grandeur, non pas d’un simple " exercice scolaire ".

Il importe à la fois de reconnaître la dimension réflexive de l’entraînement et de ne pas la tirer unilatéralement vers une modélisation de l’action et l’accumulation de nouveaux savoirs théoriques ou procéduraux de plus en plus complets et pointus. L’entraînement façonne d’abord les schèmes mentaux qui mobilisent les ressources existantes, disponibles, dans un état donné des savoirs. Ils se développent par la pratique. Non une pratique aveugle, un simple tâtonnement pas essais et erreurs ; plutôt une pratique réflexive, celle d’un professionnel qui, dans l’après-coup, analyse son action, l’objective, la décompose, " se repasse le film au ralenti ". Mais une pratique tout de même, avec son épaisseur et son caractère irréductible à la " pensée de l’action ".

L’entraînement suppose donc un terrain d’action, de vrais enjeux, un statut d’acteur. Comment les créer avant la pleine autonomie et la pleine responsabilité d’un professionnel diplômé ? Comment apprendre, en le faisant, à faire ce qu’on ne sait pas faire ? 


4. Qui l’organise l’entraînement à la mobilisation
en formation initiale ? De qui est-ce l’affaire ?

Les stages sont, par excellence, des lieux et des temps censés prendre en charge l’entraînement. Pourquoi donc se casser la tête ? On sera d’autant plus tranquille qu’on prévoit des stages variés et qu’on leur consacre une bonne partie du temps de formation initiale, plus de la moitié dans certaines filières.

Eh bien non, cela n'est qu'une condition nécessaire. Parce que le stage n’est pas ipso facto le cadre d’un entraînement réflexif, parce qu’un dispositif d’alternance ne consiste pas à jeter l’étudiant à l’eau en lui disant " Nage ! ".

Bien entendu, on veut espérer que nulle formation professionnelle ne défend de nos jours une conception aussi rudimentaire des stages, Mais l’intention ne suffit pas. Il faut une réponse précise à la question du va-et-vient entre théorie et pratique.

Le concept de " formation pratique " est de ce point de vue une aberration. Qu’on parle au minimum de la " composante pratique de la formation " ! Même alors, on nourrit l’image simpliste d’une juxtaposition de deux bagages, l’un théorique, qui sert à passer des examens et prouver qu’on a le droit d’exercer, l’autre pratique, qui sert à se débrouiller au travail. Ce qui justifie d’une part un enseignement faisant faiblement référence au terrain, d’autre part une socialisation professionnelle " sur le tas " dont le premier principe serait " Oublie tout ce que tu as appris à l’école. Ici, c’est la vraie vie ! "

Les formations professionnelles supérieures tentent, depuis longtemps, de lutter contre cette séparation, de deux manières :

La formation par l’analyse du travail, au travail ou en marge, est en plein essor. Elle cherche encore ses orientations (Clot, 2000). On ne dispose donc pas à ce jours de modèles éprouvés et incontestés.

On en sait assez, cependant, pour cesser d’investir des espoirs démesurés dans la seule existence des stages. Il faut les constituer en dispositifs pointus de formation et les compléter par des dispositifs moins incorporés au monde du travail, qui ont à la fois la qualité et le défaut d’être moins dépendants des contraintes de la " production ". Avec des dispositifs intermédiaires, comme l’enseignement clinique en soins infirmiers ou certaines formes de coaching intensif, dans divers métiers.

On se heurte rapidement à des contraintes pratiques et à des conflits de priorités. Les professionnels en exercice ne sont pas d’abord des formateurs et lorsqu’ils acceptent de l’être, ils peuvent choisir de se mettre en quelque sorte " à leur compte ", voire de lutter contre les manques ou les biais supposés de la formation théorique.

Pour qu’un réel partenariat s’instaure, il doit être négocié entre les écoles et leurs formateurs, d’une part, les associations professionnelles et les employeurs, d’autre part. Mais cela n'aura guère d'effets si les personnes ne se sentent pas liées par ces accords ; elles feront alors, sur le terrain, ce que bon leur semble, qu’il s’agisse de l’étudiant stagiaire, des professionnels ou même des superviseurs de stages délégués par les écoles.

C’est pourquoi il importe d’organiser un débat constant sur la question de savoir qui fait quoi, qui peut ou doit faire quoi dans la formation initiale. En reconnaissant aux formateurs de terrain :

Il serait naïf de croire qu’on peut mettre tout le monde d’accord et garantir une cohérence forte et permanente d’un système complexe de formation. Rien n’est acquis une fois pour toutes. Les gens changent, la mémoire flanche, les idées évoluent de part et d’autre.

La question de savoir qui organise l’entraînement à la mobilisation en formation initiale, de qui c’est ou devrait être l’affaire ne peut donc trouver une réponse définitive et consensuelle. Cette question est plutôt un terrain de rencontre et de travail commun entre diverses catégories de formateurs. 


Rien n’est aussi pratique qu’une bonne théorie !

Cette affirmation célèbre de Kurt Lewin, un des fondateurs de la psychologie sociale, vaut aussi pour la formation et notamment pour l’entraînement à la mobilisation et au transfert.

Ce qui empêche la rénovation des plans de formation, dans ce registre, c’est d’abord l’absence d’idées à la fois partagées et pointues sur les processus d’apprentissage en jeu. Plutôt que de se hâter de réformer les dispositifs, on ferait bien de clarifier leurs fondements. La réflexion sur le " trajet de la formation " (Ferry, 1983) reste d'actualité.

Aussi longtemps qu’on verra le stage comme un " bain de pratique " ou la théorie comme une doxa ou une abstraction sans prise sur le réel, aussi longtemps qu’on imaginera qu’il existe une " formation pratique " et une " formation théorique " qui vivent leurs vies propres, on n’aura aucune raison suffisante d’affronter la complexité bien réelle des dispositifs d’alternance et d’articulation théorie-pratique (Perrenoud, 1996 b, 1998, 1999 a et b).

La problématique du transfert et de la mobilisation des acquis rejoint, on l’a vu, la théorie des compétences et les démarches d’analyse du travail et des pratiques. On ne progressera qu’en mettant en synergie des courants prometteurs mais souvent distincts, autour de l’expérience, des savoirs d’action, de la métacognition, de l'explicitation, de la formation d’adultes. Bien entendu, il faudra adopter ou modifier des dispositifs avant d’avoir résolu tous les problèmes théoriques, mais aujourd’hui, dans la formation de formateurs et de responsables de formation, construire des armes conceptuelles devrait être une entreprise sans fin, qui ne s’arrête pas après chaque réforme pour renaître laborieusement six ou huit ans plus tard…


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Sommaire


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