Source et copyright à la fin du texte
In Éducateur, n° 2,
9 février 2001, pp. 19-25.

 

 

 

 

 

Les trois fonctions de l’évaluation
dans une scolarité organisée en cycles

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

 

Sommaire

La régulation des apprentissages et des parcours

L’évaluation certificative : une obsession prématurée

Évaluer les possibilités d’apprentissage d’un élève, un enjeu dès l’école primaire

Et l’information des parents ?

Références


L’introduction des cycles d’apprentissage pluriannuels a-t-elle des incidences sur l’évaluation des élèves ? Elle le devrait. Un cycle d’apprentissage pluriannuel digne de ce nom met nécessairement en crise certaines routines de l’évaluation scolaire traditionnelle.

Devant cette crise, on peut prendre trois attitudes :

1. La première, la plus frileuse se contente d’ajustements limités, faute d’ambitions fortes pour les cycles, ou simplement pour ne pas effrayer les parents.

2. La seconde met l’évaluation au service d’apprentissages orientés par des objectifs pluriannuels et visant l’individualisation des parcours de formation (Perrenoud, 2000).

3. La troisième va encore plus loin et met à profit la création de cycles pour faire avancer sensiblement la conception de l’évaluation des apprentissages et sortir de certaines impasses.

On devra nécessairement s’engager dans cette troisième voie si l’introduction de cycles s’accompagne d’un réel changement curriculaire. C’est ainsi que si l’on formule le programme en termes d’objectifs-noyaux et de satellites, si l’on passe à une approche par compétences, si l’on crée des domaines pluridisciplinaires ou si l’on valorise des compétences transversales, il faudra impérativement créer des moyens d’évaluation à la hauteur de ces nouveaux types d’objectifs d’apprentissage.

Ajoutons que si les cycles sont conçus avant tout comme des moyens de faire mieux apprendre davantage d’élèves, cette ambition doit régir la réflexion sur l’évaluation. Il ne suffit pas d’adapter les routines existantes aux contraintes de fonctionnement d’un cycle et de gestion de parcours pluriannuels. L’enjeu est d’optimiser les apprentissages grâce à l’évaluation formative, outil privilégié d’une pédagogie différenciée et d’une individualisation des parcours.

On en peut cependant ignorer les autres fonctions de l’évaluation. Dans un texte fondateur, Jean Cardinet (1983) avait proposé de distinguer trois fonctions de base de l’évaluation : la régulation, la certification et l’orientation. Cardinet plaidait pour des instruments d’évaluation propres à chaque fonction. Il montrait que les outils polyvalents sont nécessairement moins performants en regard de chacune des fonctions, de la même manière qu’un " logiciel à tout faire " est moins pointu dans chaque domaine qu’un logiciel spécialisé.

Les trois fonctions ne renvoient pas nécessairement à des données entièrement différentes. Elles sont simplement orientées vers trois types de décisions, qui se prennent sur des critères différents :

Que deviennent ces trois fonctions dans un cursus scolaire structuré en cycles d’apprentissage pluriannuels ? Sont-elles toujours pertinentes ? Si oui, comment sont-elles infléchies ou intensifiées ?

Nous verrons :

On reviendra in fine sur ce qu’on appelle désormais " évaluation informative ", pour montrer que ce n’est pas une quatrième fonction, mais seulement une façon de rendre accessible aux parents ou à l’administration scolaire une partie des informations dont les professionnels ont besoin pour réguler les apprentissages, certifier des acquis ou orienter les élèves. 


La régulation des apprentissages et des parcours

La création d’un cycle d’apprentissage pluriannuel semble éloigner les échéances, ce qui pourrait bercer de l’illusion qu’en " donnant du temps au temps ", les apprentissages se feront " naturellement ". Ce serait un grave malentendu sur la vocation des cycles : poursuivre des objectifs d’apprentissage à long terme n’autorise en aucune manière, bien au contraire, à renoncer à des observations formatives fréquentes et fines, aux fins d’optimiser constamment les stratégies pédagogiques et les situations d’apprentissage. Si l’on espace inconsidérément de telles régulations, on se retrouvera à la fin d’un cycle avec des écarts accrus entre élèves, et de moins en moins réversibles.

J’ai déjà plaidé (Perrenoud, 1998 b) pour une forte articulation entre cycles pluriannuels et pédagogie différenciée. L’évaluation formative, comme outil de régulation des apprentissages et des enseignements, n’est rien d’autre qu’une composante d’une pédagogie différenciée. Pour que chaque apprenant soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui, définition très simple de la différenciation (Perrenoud, 1997), il importe que l’enseignant sache ce que l’élève a compris, acquis, sur quoi il bute, comment il apprend, ce qui l’aide ou le perturbe, l’intéresse ou l’ennuie, etc. C’est la fonction de l’évaluation formative : en savoir assez pour optimiser les situations d’apprentissage proposées à chaque élève.

L’évaluation formative peut contribuer à surmonter les trois obstacles fondamentaux que rencontre la pédagogie différenciée dans un cycle (comme dans une classe) :

1. Un enseignant, même bien formé et expérimenté, ayant tout son temps, entièrement disponible pour un seul élève, ne parvient pas toujours à comprendre la nature des difficultés d’apprentissage, à imaginer une stratégie adéquate et enfin à la mettre en œuvre avec continuité, en l’ajustant jusqu’à ce qu’elle produise des résultats. L’évaluation formative participe alors à la construction d’une représentation précise non seulement des acquis de l’élève, mais de sa façon d’apprendre, de son rapport au savoir, de son projet, de ses ressources. C’est à cette condition que l’enseignant pourra donner une réponse satisfaisante à la question : que faire pour aider cet élève à apprendre ?

2. Dans une école, il est impossible, faute de temps, d’énergie, de moyens, d’activités suffisamment riches et diverses, d’offrir constamment à chacun une " éducation sur mesure ". C’est un problème de gestion de classe et de répartition des ressources rares. On peut optimiser le traitement des différences dans l’optique d’une pédagogie différenciée, surtout en travaillant en équipe et en cycle, mais on restera loin de l’idéal, parce que le rapport entre le nombre d’enseignants et le nombre d’élèves restera toujours nettement moins favorable que dans d’autres métiers, où la prise en charge est essentiellement individualisée. L’évaluation formative a donc aussi une dimension stratégique : identifier les urgences, les leviers, les problèmes qu’il faut traiter en priorité. On peut faire le parallèle avec certaines conditions précaires d’exercice de la médecine : quand le praticien n’a pas les moyens d’un diagnostic pointu pour chacun, faute de temps, comment choisir ? Faut-il privilégier la demande d’aide ? la souffrance apparente ? les attentes des parents ? Faut-il se concentrer sur les élèves dont l’évolution paraît potentiellement " à hauts risques " ou s’attacher à ceux qui ont besoin d’un " coup de pouce " ? Un praticien a-t-il, se donne-t-il le droit de ne pas investir démesurément dans des causes désespérées ? Et celui de ne pas intervenir du tout lorsqu’un processus d’autorégulation va probablement se mettre en place ? La rareté des ressources d’évaluation formative crée des dilemmes éthiques et appelle des choix stratégiques. Autrement dit : une observation rapide mais pertinente doit commander la décision d’approfondir ou d’investir ailleurs !

3. Même si les ressources de régulation étaient sans limites, il ne serait ni possible, ni souhaitable, d’optimiser constamment les situations d’apprentissage proposées à chaque élève, pour des raisons d’ordre relationnel et affectif autant que cognitif :

Différencier, c’est travailler à des dispositif didactiques, à des contrats, à des interventions, à des garde-fous éthiques, mais aussi à des modes d’observation formative qui accroissent les chances de surmonter ces trois types d’obstacles.

L’observation formative intervient dans plusieurs registres de régulation :

Ce dernier aspect dépasse les limites du présent article, car on ne peut le traiter qu’à l’intérieur d’une organisation définie du curriculum et du travail durant le cycle, voir l’ensemble du cursus. J’y reviendrai dans un autre article.

Les trois premiers registres de régulation sont partiellement dissociables du mode prédominant d’organisation du travail dans un cycle. Ils n’ont pas nécessairement la même pertinence :

Chaque fois, l’enjeu de la régulation est d’optimiser non pas seulement le fonctionnement didactique, mais surtout le processus d’apprentissage en cours, soit par une intervention directe, soit en aménageant les tâches et les conditions d’apprentissage.

L’observation formative passe donc inévitablement :

Bien entendu, il importe, dans toute la mesure du possible, d’associer l’élève à ces observations, à la fois parce qu’il est un informateur privilégié, dont la coopération est indispensable, et parce qu’il est en fin de compte l’acteur principal de la régulation. Si l’on pousse ce raisonnement à son terme, on découvrira :

1. Que l’évaluation formative est une expression entrée dans les mœurs, mais peu satisfaisante, pour désigner la prise d’information qui sous-tend la régulation des processus d’apprentissage ; il vaudrait mieux parler d’une intervention régulatrice, fondée sur une observation continue et pointue de tous les éléments pertinents pour comprendre et infléchir les processus d’enseignement-apprentisssage.

2. Que les régulations décisives ne s’opèrent en fin de compte que dans l’esprit des apprenants, ce qui place toutes les interventions et tous les aménagements dans le registre de l’action indirecte sur les processus d’autorégulation qui se déroulent dans l’esprit de l’apprenant.

À noter que l’autorégulation n’a qu’un rapport lointain avec certaines formes rudimentaires et maintenant banales d’autoévaluation. Ce n’est pas parce qu’on demande à l’élève de " se mettre une note " ou de remplir son propre bulletin qu’on provoque des régulations cognitives fortes. Les travaux actuels vont plutôt dans le sens de la métacognition (Allal, 1993 a et b, 1998 ; Grangeat et Meirieu, 1997).

Le développement dans ce domaine passe par des clarifications conceptuelles et théoriques, de la recherche fondamentale, de la recherche-développement, de la recherche-formation, puis une formation, une instrumentation et un accompagnement des équipes et des enseignants. Il ne suffit certainement pas de diffuser des grilles critériées, même bien faites.

Le problème se pose indépendamment des cycles d’apprentissage pluriannuels, et les chercheurs et certains praticiens n’ont pas attendu ces réformes pour travailler sur ces problèmes. Il apparaît toutefois que le fonctionnement en cycle exige des outils et des concepts pointus, pour au moins deux raisons :

Nous ne partons pas de zéro, mais nous sommes loin de disposer des concepts, des outils, des pratiques, des formations nécessaires. Deux illusions au moins devraient être dissipées :

1. La clarification des objectifs de fin de cycle et l’énoncé de " balises intermédiaires " ne sont que des conditions nécessaires de la régulation ; il reste à instrumenter les enseignants pour construire des bilans et analyser des progressions en fonction de ces objectifs ; ni la destination finale, ni même la carte, ne disent à un navigateur comment faire le point ou réorienter la trajectoire du navire !

2. Le portfolio de travaux d’élèves, dans lequel on place aujourd’hui de grands espoirs, relève de la mobilisation des apprenants, voire de l’information des parents, davantage que de la régulation des apprentissages. On peut se servir du portfolio comme une base parmi d’autre d’un dialogue métacognitif, ce n’est certainement pas le principal outil d’observation formative.

Bien entendu, tout observation formative a besoin de la coopération maximale de l’élève. Mais pour l’obtenir, il faut justement que l’enseignant en sache beaucoup plus que l’apprenant et ne limite pas son analyse à ce dont l’élève peut prendre conscience. Tout se passe comme s’il importait de faire co-construire le diagnostic plutôt que de le formuler avant de la partager, dans la mesure du possible, avec l’apprenant. Prenons un exemple : il est certainement utile de travailler sur les erreurs des élèves (Astolfi, 1997) en les aidant à identifier et nommer les mécanismes récurrents qui les mettent en échec devant une tâche. On peut douter que cela suffise à reconstituer, par exemple, la typologie des erreurs de soustraction construite par Vergnaud (1980) ou l’analyse des erreurs de ponctuation proposée par Fayol (1984).

L’observation formative, la régulation des conditions d’apprentissages et des tâches, la stimulation d’autorégulations cognitives et métacognitives sont des pratiques expertes, qui exigent un niveau élevé de conceptualisation, y compris pour faire la différence entre ce que le professionnel sait et ce que l’élève ou les parents peuvent saisir. L’observation formative et la différenciation qu’elle sous-tend ne relèvent pas du sens commun mais d’une formation et d’une instrumentation théoriques et pratiques spécialisées, qui condamnent les enseignants à une certaine solitude individuelle et collective, celle des experts. On s’en rendra mieux compte au gré de la professionnalisation du métier d’enseignant.

Une évaluation formative pointue n’a rien à voir avec la rédaction d’un bulletin, elle passe d’abord par un ensemble d’opérations mentales qui construisent puis utilisent une représentation pointue des objectifs et des processus d’apprentissage. Cette représentation s’élabore à partir d’indices observables et d’un dialogue avec les apprenants, mais elle s’en dégage, pour interpréter les données au moyen de cadres théoriques et de méthodes qui ne sont pas à la portée d’un quidam.

Il est beaucoup plus urgent de créer les bases conceptuelles et méthodologiques de ces représentations que de développer de nouveaux outils. Le danger d’une " sur instrumentation " a depuis longtemps été pointé. Allal (1983) a suggéré de chercher une voie médiane entre l’intuition et l’instrumentation. Mais la tentation demeure, notamment en formation continue, ne serait-ce que pour répondre à la demande des enseignants en exercice. Les instruments n’ont de vertu que s’ils accroissent les compétences d’observation et d’interprétation des enseignants !

La conception même des instruments est une source permanente de confusion : renoncer à produire à perte de vue des grilles et à des moulinettes d’évaluation formative, fussent-elles assistées par ordinateur, n’équivaut en aucun cas à renoncer à des outils conceptuels : une théorie des difficultés d’apprentissage, des obstacles cognitifs et affectifs et des interventions et démarches didactiques disponibles. Plus que jamais, l’évaluation formative, comme Bain (1988 a et b) le proposait, devrait être au cœur des didactiques. 


L’évaluation certificative : une obsession prématurée

Certifier, c’est garantir des acquis à l’endroit d’un tiers. Un certificat, c’est un diplôme, une promesse de connaissances et de compétences. Sa fonction première est de permettre le développement et le fonctionnement d’un marché du travail. C’est parce que l’employeur fait confiance au certificat qu’il peut engager des travailleurs qu’il n’a pas lui-même formés. Sans doute ne fait-il pas preuve d’une confiance aveugle : il exige des titres, mais procède en outre à une sélection sur d’autres critères, puis juge le nouvel employé au travail, au terme d’une période d’essai. Cependant, si nul travailleur n’était porteur d’un certificat de formation ou si la fiabilité de ces diplômes était très médiocre, la mobilité des travailleurs serait faible, comme elle l’a été, jusqu’à une période récente, pour les enseignants. Dans cette perspective, certifier n’a de sens qu’au moment où un jeune s’apprête à quitter l’école pour " entrer dans la vie ", se mettre en quête d’un emploi ou d’une place d’apprentissage en entreprise.

Hélas, le fonctionnement interne du système éducatif est venu brouiller les cartes. Comme toujours, les choses se sont faites par le haut : les universités exigent des diplômes secondaires (baccalauréats ou maturités " académiques "), même si beaucoup ne s’en contentent plus. Sur ce modèle, les Hautes Écoles Spécialisées demandent une maturité professionnelle ou académique. L’enseignement supérieur a développé un " marché intérieur ", au sein même du système éducatif, ce qui favorise certes la mobilité des étudiants, mais introduit une certification propre au monde de l’enseignement. Les écoles post obligatoires renforcent le processus : les plus sélectives exigent une scolarité obligatoire réussie, voire excellente, et il est tentant d’appeler certificative l’évaluation qui, à l’issue de l’école obligatoire, garantit des acquis, voire l’excellence.

Pourquoi ne pas faire de même à l’issue de la scolarité primaire, quand bien même il n’existe quasiment plus de " certificat d’études primaires " ? Et pourquoi ne pas étendre l’idée aux degrés et cycles d’études successifs à l’intérieur d’un cursus ? De proche en proche, de glissements sémantiques en flous artistiques, l’évaluation certiticative en est venue à désigner tout bilan de connaissances et de compétences dressé à la fin d’une étape de la scolarité. En ce sens, le bilan qui commande la progression dans le cursus ou le redoublement d’une étape annuelle peut aussi être considéré comme certificatif. Et pourquoi ne pas reconnaître cette qualité à n’importe quelle épreuve de connaissances ?

La confusion est alors à son comble ! On ne fait pas ipso facto du certificatif parce qu’on cherche à cerner les acquis d’un apprenant. Un bilan est un instrument formatif ou prédictif aussi bien que certificatif. Certes, dresser un bilan formatif chaque semaine n’aurait guère de sens, car les apprentissages ne progressent pas assez vite. Les bilans doivent donc être relativement espacés. Mais ils ne sont nullement liés à une décision de certification à l’égard de tiers ou d’orientation vers un nouveau cursus. Ils servent à piloter les progressions. A l’intérieur d’un cycle d’apprentissage pluriannuel, tout bilan intermédiaire relève du formatif.

Reste alors la question de fond : un bilan de fin de cycle est-il certificatif ? Répondre oui, ce serait enfermer chaque cycle dans ses propres objectifs et affaiblir la continuité de l’action éducative. À l’intérieur de la scolarité obligatoire, il n’y a aucune raison d’instaurer une évaluation certificative à la fin de chaque cycle. Cela ne pourrait que renforcer l’idée que les enseignants qui reçoivent des élèves sont en droit d’exiger des élèves dont les acquis sont " certifiés ", garantie qu’on peut les considérer comme suffisamment homogènes du point de vue de leur " prérequis ". Bien entendu, les enseignants responsables d’un cycle :

Il n’y a dans tout cela rien de " certificatif ", simplement un passage de témoin, donc des informations. Le contrat des enseignants, dans n’importe quel cycle, est de prendre les élèves comme ils sont et de poursuivre la progression en direction des objectifs de la scolarité obligatoire, ni plus ni moins. On n’évitera pas les attentes inavouables, les déceptions, les jugement sévères du type " On se demande ce qu’ils leur ont appris avant ". La règle reste de faire avec les élèves tels qu’ils sont et de continuer le travail de formation.

En introduisant une évaluation certificative en fin de cycle, le système renforce l’idée que les enseignants en charge du cycle d’apprentissage suivant peuvent raisonner comme des employeurs, en droit d’attendre qu’à un diplôme correspondent de " vrais acquis ". L’école n’est pas un marché, chaque cycle n’est pas porteur d’une logique autonome, il sert la progression vers des objectifs communs qui traversent toute la scolarité de base.

On ferait mieux de s’en tenir à la position très sage de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse Romande et du Tessin (CIIP), qui propose " de développer des formules d’évaluation qui renforcent l’efficacité des apprentissages individuels des élèves et de reporter les échéances d’évaluation certificative, les rendez-vous de bilan au terme des cycles scolaires (fin de l’école primaire, fin de la scolarité obligatoire) ".

J’ajouterai que certifier des acquis à la fin de l’école primaire n’a guère de sens aujourd’hui, dans des systèmes où tous les élèves poursuivent leur scolarité. L’enjeu est de les orienter (fonction pronostique) plus que de les certifier. Si l’on suit cette ligne, les bilans de fin de cycles d’apprentissage doivent rester formatifs jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire.


Évaluer les possibilités d’apprentissage
d’un élève, un enjeu dès l’école primaire

Lorsqu’il quitte l’école primaire, aujourd’hui aucun élève ne quitte l’école. L’école primaire est devenue l’école première dans les pays développés, tous les élèves entrent au secondaire, pour y achever leur scolarité obligatoire, avec des professeurs spécialisés, parfois dans des classes hétérogènes, souvent encore dans des filières hiérarchisées ou un système de cours à niveaux et options.

Si le secondaire maintient des classes hétérogènes, ne serait-ce que le temps d’un cycle d’observation, le bilan de fin de primaire ne commande aucune décision d’orientation-sélection. Si les élèves sont répartis en filières et niveaux, immédiatement, l’évaluation de fin de primaire est mise au service d’une décision lourde de conséquences.

Devient-elle pour autant certificative ? Non, car la question pertinente n’est pas de garantir des acquis, mais d’estimer les chances de réussite d’un élève dans tel ou tel cursus. Bien entendu, ce jugement se fonde aussi sur un bilan des acquis, mais ce n’est pas le seul critère. Le même bilan n’a pas le même sens selon l’âge de l’élève, ses projets, sa volonté d’essayer et d’affronter un risque d’échec, sa trajectoire récente, les appuis dont il dispose hors de l’école et divers paramètres psychosociologiques.

Comme Jean Cardinet le démontrait il y a près de vingt ans, certifier des acquis ne garantit pas une bonne orientation, car les acquis ne sont pas les seuls et parfois pas les meilleurs prédicteurs de la réussite ultérieure. C’est vrai en particulier lorsque l’on passe à l’école secondaire (multiplication des disciplines et des professeurs, horaires et rythme de travail plus lourds, pédagogies plus frontales, évaluation normative omniprésente, devoirs à la maison importants, parents moins à l’aise face aux programmes) et lorsqu’on se trouve à des moments charnières du développement opératoire, comme c’est le cas à la fin du primaire.

A-t-on recours à une évaluation pronostique avant la fin du primaire ? Certainement au moment de décider d’un passage dans l’enseignement spécialisé ou au contraire d’une réintégration. Sans doute lorsqu’on prend la décision de faire sauter une classe à un élève précoce.

En fait, les décisions de redoublement ou de promotion en fin d’année relèvent aussi du pronostic, même si on n’a pas l’habitude de les concevoir de la sorte. S’il fallait, pour être promu, faire preuve d’une maîtrise satisfaisante du programme d’une année, les taux de redoublement seraient impressionnants, peut-être supérieurs à 25 %, comme dans certaines filières post obligatoires. La décision de redoublement est en fait une décision d’orientation, fondée sur un pronostic : s’il passe au degré suivant, a-t-il des chances de combler ses lacunes, de refaire son retard, ou au minimum de poursuivre sa progression ? Où sera-t-il au contraire à ce point démuni que cela n’a pas de sens ?

Durant la scolarité primaire, c’est exactement en ces termes, donc sur la base d’une évaluation pronostique, qu’il faut concevoir le passage d’un cycle d’apprentissage au suivant. Et il n’y a pas lieu de raisonner tout à fait différemment au moment de l’entrée au secondaire. L’éventail des choix est simplement plus large, puisqu’on peut passer au cycle suivant en étant orienté vers des filières ou niveaux de difficulté inégale.

Poser le problème en ces termes n’est pas le résoudre. La prise de risque demeure. Mais on s’organise pour réunir tous les éléments d’appréciation, parmi lesquels le bilan des acquis, un critère parmi d’autres.

Notons encore qu’à l’intérieur d’un cycle pluriannuel, l’évaluation pronostique est courante, lorsqu’on travaille en groupes de niveaux ou de besoins, en modules ou simplement pour répartir des élèves judicieusement entre des activités inégalement exigeantes. À la limite, elle se confond avec l’évaluation " proactive " (Allal, 1988), celle qui préside à une orientation de l’élève vers une tâche à sa mesure et potentiellement féconde.

On aurait donc tort de réserver la réflexion sur l’évaluation pronostique au seul passage du primaire au secondaire. Le pilotage des parcours en relève !


Et l’information des parents ?

On s’étonnera sans doute de ne pas voir retenue l’information des parents comme quatrième fonction de l’évaluation. On parle aujourd’hui volontiers d’évaluation informative, au point de présenter l’information comme la troisième fonction de l’évaluation, en oubliant la fonction pronostique.

Les parents sont intéressés au premier chef par la certification et l’orientation de leurs enfants. La régulation en cours de parcours, qui porte en elle à la fois des éléments de bilan, de suivi et de pronostic, les concerne tout autant. Elle semble répondre à des questions omniprésentes : mon enfant a-t-il les moyens et la volonté d’apprendre ? suit-il le programme " normalement " ? va-t-il réussir ? a-t-il des chances d’accéder au degré ou cycle suivant ou aux filières secondaires les plus enviables ?

Faut-il pour autant parler d’évaluation informative ? L’expression n’est pas très heureuse, car informer les parents ne devrait pas exiger une forme spécifique d’évaluation. Il suffit de porter à la connaissance des parents, sous des formes et avec un degré de détail correspondant à leurs besoins, des données déjà disponibles et dont les enseignants ont de toute façon besoin pour faire leur travail. C’est ainsi qu’un médecin n’a aucune raison de développer un diagnostic à l’usage exclusif des patients, il se borne à leur faire part de ce qu’il constate et pense. L’idée d’évaluation informative suggère à tort qu’il serait opportun de procéder à une évaluation spécifique, qui ne serait faite que pour informer les parents

Pour lever toute confusion, mieux vaudrait mieux distinguer plusieurs phases :

1. les professionnels de l’enseignement-apprentissage évaluent les élèves pour guider leurs apprentissage et les interventions pédagogiques de façon optimale (fonction de régulation) ;

2. ils associent les élèves à certaines des opérations de prise de données et d’interprétation et ils leur communiquent une partie des résultats, sous des formes diverses, souvent orales, appropriées à leur âge, à leur compréhension et aux stratégies de mobilisation adoptées (fonction d’information-mobilisation) ;

3. les enseignants communiquent spontanément aux parents une partie des informations qu’ils détiennent, sans cacher le reste, mais en ne le divulguant qu’à la demande (rôle d’information) ; ils font de même vis-à-vis des autorités auxquelles ils rendent des comptes et des collègues qui " reprennent " leurs élèves en fin de cycle ou en cas de changement d’école.

Sur le sens de cette dernière phase, les confusions conceptuelles sont nombreuses et persistantes. Elles conduisent les systèmes scolaires qui introduisent des cycles à investir une énergie démesurée dans l’information des parents, plutôt que de la considérer comme une forme de partage des données évaluatives qui sont de toute façon nécessaires au professionnel pour piloter les apprentissages et les parcours de formation.

Je tenterai dans un autre article de montrer que l’information des parents est légitime, mais que ce n’est pas une fonction nouvelle de l’évaluation. Si l’école ne parvient pas à renverser la logique actuelle, pour faire de l’information aux parents un dérivé des informations recueillies à des fins formatives, certificatives ou pronostiques, elle passera de plus en plus de temps à produire une information spécifique destinée aux parents, consommateurs de plus en plus exigeants, et de moins en moins à cerner ce qui permet de mieux faire apprendre.


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