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In Résonances, n° 7, mars 2001, pp. 3-6.
 

 

 

 

 

 

Exigences excessives des parents et attitudes
défensives des enseignants : un cercle vicieux

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

 Sommaire

Le droit de savoir et les abus

Laisser apprendre, laisser vivre

Laisser apprendre avant de demander des comptes

Briser le cercle vicieux

Références


À l'heure où les systèmes éducatifs tentent de développer une observation formative, les exigences des parents risquent fort de compromettre cette évolution, en mobilisant autour du bulletin et des résultats scolaires des forces démesurées. Tout se passe comme si informer les parents de la progression de leurs enfants devenait plus important que de l’assurer…

Entre ces deux visées, il n'y a pas de contradiction fondamentale, mais un conflit de priorités. Imaginons une personne qui, soucieuse de ses actions en bourse, appellerait son courtier toutes les cinq minutes pour lui demander des renseignements et des conseils. Le professionnel finirait pas ne plus avoir le temps de faire l’essentiel de son travail : suivre les marchés, anticiper, réfléchir, intervenir à bon escient. De même, un détective qui devrait rendre compte tous les quarts d'heure de l'avancement de son enquête passerait son temps à téléphoner sans plus avoir le temps de chercher.

Les parents les plus anxieux ou les plus sérieux - l'un n'exclut pas l'autre, bien au contraire - sont entraînés sur la même pente. S'ils le pouvaient, certains suivraient " en direct " chaque moment de la scolarité de leur enfant, comme les passionnés suivent une étape du Tour de France ou un procès. Souci de bien faire, sans doute. Droit de savoir, aussi. Mais l'excès conduit les enseignants à passer de plus en plus de temps à informer, expliquer, justifier, rassurer, pronostiquer, donc de moins en moins à éduquer et instruire.

La frontière est mince entre le droit des parents à l’information et le risque au nom de ce droit d’une ingérence abusive et contre-productive dans l’action professionnelle des enseignants. L’ingérence est abusive, en regard de la division des tâches, lorsqu’elle prive un professionnel de la confiance et de l’autonomie qu’un contrat de travail est censé garantir, en particulier dans les métiers qualifiés. L’ingérence est contre-productive lorsqu’elle nuit à l’efficacité et à la continuité de la relation et de l’action éducative.

Comment trouver un " juste milieu " entre une opacité injustifiable et une transparence de chaque instant et de chaque geste professionnel, paralysante et dévalorisante ?

 


Le droit de savoir et les abus

Les exigences des parents à l’égard de l’école sont l’expression des droits des usagers aussi bien que la conséquence de leurs propres responsabilités éducatives. Ces exigences sont désormais manifestées par une fraction croissante des parents, ceux des " nouvelles classes moyennes " rejoignant les classes sociales favorisées dans leur rapport critique et parfois suspicieux au travail des professeurs.

S’y ajoute, avec le développement d’une forme de consumérisme scolaire (Ballion, 1982), le principe selon lequel " le consommateur a toujours raison ". Le débat sur le chèque-formation montrer que de plus en plus de parents ont conscience que c’est avec leur argent qu’on instruit leurs enfants. Comme la scolarisation est légalement obligatoire durant neuf ans de la vie des enfants, comme elle est socialement la norme avant six ans et jusqu’à vingt ans ou plus, les usagers de l’école (élèves et parents) forment une catégorie sociale de plus en plus nombreuse et de moins en moins soumise.

La mobilisation croissante des usagers, qui effraie ou choque une partie des enseignants, ne devrait pas leur faire oublier que l’institution scolaire détient toujours sur la vie des gens un pouvoir bien réel, pouvoir d’instruire ou d'y renoncer, pouvoir de certifier ou de refuser le diplôme, pouvoir de juger, de classer, de noter, de punir, de faire redoubler, de sélectionner, d’exclure des filières les plus enviables (Montandon, 1991).

Dans une société où les diplômes sont censés être la clé de l’emploi et de la réussite, nul n’échappe au " piège scolaire " (Berthelot, 1993). Les parents se soucient donc très logiquement de l’avenir de leur enfant et, sauf pour quelques uns, ils tremblent lorsque les pronostics de réussite ou d’orientation scolaires sont défavorables (Perrenoud, 1998 c). Il est donc compréhensible et légitime qu’ils soient à l’affût de tout " indice " qui pourrait les tranquilliser ou au contraire confirmer leurs doutes et les inviter à se mobiliser. Plus ils ont eux-mêmes été longuement scolarisés, plus les parents estiment qu’ils pourraient et devraient en cas de difficultés " prendre les choses en main " si on les informait à temps : soit en intervenant auprès de leur enfant, de ses professeurs ou de la direction, soit changer d’établissement ou de stratégie d’orientation.

On se plaint volontiers de la démission d’une fraction des parents. On ne saurait se lamenter en même temps lorsque d’autres s’impliquent fortement dans la scolarité de leurs enfants et veulent devenir des acteurs (Perrenoud, 1998 b). Il reste à éviter les effets pervers de cette implication. Tous les parents n’ont pas hélas l’art spontané de s’intéresser au travail scolaire sans interférer, de questionner sans blesser ou menacer, ou à l’inverse de faire confiance sans être aveugle ni abandonner leurs propres responsabilités éducatives. Entre l’optimisme insouciant des uns et la pression incessante que d’autres exercent sur les enfants et leurs maîtres, y a-t-il une voie médiane ?

Le bon usage du bulletin et des résultats scolaires n’est pas le seul domaine où la question se pose. La recherche d'un point d’équilibre entre une indifférence peu mobilisatrice et une surveillance obsessionnelle et destructrice concerne aussi les devoirs à domicile, les absences et arrivées tardives, la préparation des travaux écrits et des examens, le contrôle du sommeil, de la télévision, des " fréquentations ", des sorties, du travail, etc.

L’évaluation est cependant l’un des thèmes plus sensibles. La plupart des systèmes scolaires sont à la recherche d’un compromis entre l’exigence d'information des parents et d'autres logiques. J'aborderai deux questions :

 


Laisser apprendre, laisser vivre

Apprendre est un processus lent, capricieux. qui est favorisé par des attentes, à condition qu’elles me soient pas trop élevées, pas des échéances, si elles ne sont pas trop rigides, des feed-back, mais pas trop durs ou fréquents, enfin un accompagnement, qui ne doit pas être trop pesant.

Si les parents s’immiscent dans le rapport pédagogique, si le contrat didactique se conclut à trois plutôt qu'à deux - maîtres et élèves - la logique dominante devient celle de la partie la plus absente, car paradoxalement, l’absence des parents de la scène du travail scolaire quotidien nourrit des fantasmes d’échec sur des bases fragiles en même temps qu’elle les autorise à prendre " à la lettre " les programmes et les promesses de l’école.

Enseignants et élèves savent d’expérience que les apprentissages sont une longue marche, que rien ne change spectaculairement d'un jour à l'autre, qu'aucune erreur, aucune absence, aucune désobéissance ne sont fatales. Ils ont des raisons différentes, mais complémentaires, de " laisser du temps au temps " :

Les parents, lorsqu’il s’agit de leur propre métier, savent bien qu’aucune organisation ne fonctionne à 100 % de ses capacités, que si le travail prescrit est une chose, le travail réel en est une autre. Mais ils oublient leur propre expérience lorsqu’ils s’intéressent à l’école, ils voudraient que tout marche comme dans le meilleur des mondes, que toutes les promesses soient tenues. Ils attendent des " résultats ", des évolutions visibles, parfois des miracles, alors même que leurs propres stratégies éducatives sont souvent encore moins cohérentes et efficaces. Les parents ont souvent la mémoire courte. Ils ont oublié qu’à l’école, il s’agit de vivre, de rire, de construire des relations, et pas seulement d’apprendre et de " faire le programme ". Ils adoptent donc volontiers, surtout dans les classes moyennes et supérieure, une posture normative qui ne facilite pas le dialogue (Montandon et Perrenoud, 1994 ; Dubet, 1997 ; Meirieu, 2000).

À cela s’ajoute une vision parfois simpliste ou archaïque du savoir et de la manière d’apprendre, illustrée par des questions comme " Qu’est-ce que tu as appris aujourd’hui ? ", " Est-ce que tu as bien écouté ? ", " Est-ce que tu sais ta leçon ? ".

Un grand nombre d’enseignants aussi bien que d’élèves vivraient sans doute comme un cauchemar la présence permanente des parents dans la classe. En partie pour de mauvaises raisons, mais aussi parce que la classe doit vivre sa vie, parce que chaque enfant doit s’autonomiser, s’intégrer à un groupe et respecter un contrat dont ses parents ne sont que les garants (Favre et Montandon, 1989).

Évidemment, cela doit être compris et librement assumé : plus les gens d’école s’appliquent pour des motifs obscurs à dissuader les parents de s’intéresser de près à ce qui se passe en classe, plus ces derniers se sentent exclus et se méfient. La politique de la porte ouverte est donc la meilleure (Maulini, 1997), à condition que la présence en classe reste épisodique et ne tourne pas à la surveillance, aussi bien intentionnée soit-elle. 


Laisser apprendre avant de demander des comptes

La plupart des parents sont trop occupés ou assez sages pour ne pas se mêler sans cesse de la vie de la classe et du rapport pédagogique. Beaucoup retrouvent cependant toutes leurs angoisses et expriment parfois de folles exigences lorsqu’il s’agit de résultats scolaire " consolidés ", les épreuves à viser, les bulletins d’évaluation à signer, les " moyennes " trimestrielles ou annuelles à accepter.

Nantis de documents et si possible de " chiffres ", les parents ont l’impression de pouvoir contrôler un peu mieux les " prestations " de l’école. Passe encore que chaque enseignant tienne à sa méthode, son style, ses façons de faire la classe et de traiter les enfants. Les résultats, c’est " une autre affaire " ! S’ils sont satisfaisante, les parents accepteront la relative autonomie des professeurs. Si les résultats sont décevants, ils tenteront de comprendre et d’agir. Si les résultats sont laissés dans le vague ou exprimés par des formules alambiquées du genre " Progresse mais pourrait mieux faire ", le soupçon, l'inquétude et le désir de contrôle prendront le dessus.

Nul professionnel de l’enseignement ne conteste aux parents le droit d’être " régulièrement " tenus au courant de la progression de leur enfant. Mais " régulièrement ", est-ce chaque jour ? chaque semaine ? chaque mois ? deux ou trois fois pas an ?

Les enseignants savent que des bulletins rapprochés ne sont guère utiles et qu’ils prennent beaucoup de temps pour peu d’effets d’information aussi bien que de régulation. Ils résistent aussi au rapport à l’école et aux savoirs que manifestent les parents qui gardent l’œil fixé sur le prochain bulletin, les notes, les moyennes, et semblent ne voir dans leur enfant qu’un " porteur de résultats ". Cette posture, que certains adoptent sous l’empire de l’angoisse et du souci de bien faire, entre en conflit avec une vision plus large de l’éducation. Encore faut-il dire que si les parents adhèrent à une pédagogie " bancaire ", selon l'expression de Paolo Freire, l’école y est pour quelque chose !

Quelles que soient les responsabilités, les attentes pressantes des parents conduisent certains enseignants à s’inquiéter davantage de ce qu’ils vont leur dire et de la façon dont ils vont réagir que de la progression effective des élèves et des moyens de l’infléchir par des moyens pédagogiques ou une autre forme de prise en charge. Que dirait-on d’un mécanicien qui, plutôt que de s’activer à réparer une voiture, passerait des heures à affûter des arguments pour expliquer au propriétaire que si le véhicule ne marche pas mieux, on ne saurait lui en tenir rigueur ?

Lorsque l’angoisse des parents est relayée par des associations et des partis qui font du mécontentement et des inquiétudes un véritable " fond de commerce ", il faut s’attendre à voir surgir des interventions politiques assez démagogiques relatives à la forme et à la fréquence des informations données aux parents à propos des résultats scolaires de leurs enfants.

Au-delà des débats classiques sur les notes, on observe deux tendances, qui sont aussi deux risques :

Ce qui aboutit à ce paradoxe : alors que les systèmes éducatifs affirment désormais clairement vouloir privilégier l’évaluation formative (Perrenoud, 1998 a), ils consacrent le plus clair de leurs efforts à peaufiner le carnet scolaire…


Briser le cercle vicieux

Si ce cercle vicieux n’est pas décrit, analysé et dénoncé, il ne peut que s’aggraver. Si l’école ne parvient pas à expliquer aux parents pourquoi elle a besoin de confiance et de champ libre, elle apparaîtra peu sûre d’elle, prompte à cacher ses pratiques, ce qui renforcera les désirs de transparence et de contrôle.

Se rencontrer, s’expliquer, comprendre respecter les rôles des uns et des autres sont sans doute les seules voies d’avenir. Cela n’exclut pas le débat (Maulini, 1999), qui vaut mieux que les sourires de façades et les phrases assassines en coulisses.

La confiance ne se décrète pas et elle dépend au premier chef des acteurs en présence. Toutefois, la responsabilité du système éducatif est engagée. Il est difficile de construire des accords locaux basés sur la confiance entre la famille et l’école si l’administration scolaire se mêle de tout, agit de façon autoritaire ou maintient une sélection scolaire drastique et précoce, qui fait peser une réelle menace sur la tête de la majorité des enfants et des familles.

Tout se tient : on ne peut espérer la " coopération intelligente " des parents lorsqu’il s’agit d’instruire et d’évaluer leurs enfants et ne pas les associer au moment de construire des programmes, des systèmes d’évaluation et plus globalement des réformes. Si la genèse des politiques de l’éducation exclut les usagers, qu’on ne s’étonne pas de les retrouver écorchés et défiants. Il reste à trouver (Perrenoud, 2000) des mécanismes de participation qui, sans entrer en contradiction avec la démocratie représentative, tiennent mieux compte à la fois des attentes et intérêts des usagers et des intérêts et projets des professionnels.

 
Références

Ballion, R. (1982). Les consommateurs d'école. Paris, Stock.

Bentolila, A. (dir.) (2000). Profession Parents. Guide de l'école maternelle et élémentaire. Paris, Nathan.

Berthelot, J.-M. (1983) Le piège scolaire, Paris, PUF.

Dubet, F. (dir.) (1997). École, familles : le malentendu, Paris, Textuel.

Favre, B. et Montandon, C. (1989). Les parents dans l'école… Ce qu'en disent les enseignants primaires genevois. Genève, Service de la recherche sociologique (cahier n° 30).

Maulini, O. (1997) La porte la mieux fermée est celle que l'on peut laisser ouverte, La Revue des Échanges, vol.15, n° 4, pp.3-14.

Maulini, O. (1999). La tranquillité ou le débat ? Petit éloge de la dispute entre les familles et l'école, in : Éducateur, 3, pp. 9-15.

Meirieu, Ph. (dir.) (2000). L'école et les parents. La grande explication, Paris, Plon.

Montandon, C. (1991). L'école dans la vie des familles, Genève, Service de la recherche sociologique (cahier n°32).

Montandon, C. et Perrenoud, Ph. (1994). Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ? Vers l'analyse sociologique des interactions entre la famille et l'école, Berne, Lang, 2e éd augmentée.

Perrenoud, Ph. (1994) Ce que l’école fait aux familles : inventaire, in Montandon, C. et Perrenoud, Ph. (dir.) Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ?, Berne, Lang, pp. 89-168 (2e éd. augmentée)

Perrenoud, Ph. (1998 a) L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck.

Perrenoud, Ph. (1998 b) Informer et impliquer les parents. Voyage autour des compétences 7, Éducateur, n° 2, 13 février, pp. 24-31 (repris dans Perrenoud, Ph., Dix nouvelles compétences pour enseigne, Paris, ESF, 1999, ch. 7).

Perrenoud, Ph. (1998 c ) Le mieux est l'ennemi du bien ! Que conseiller aux parents pour faire face aux éventuelles difficultés scolaires de leurs enfants ?, Éducation Enfantine, n° 3, novembre, pp. 71-76.

Perrenoud, Ph. (2000) Réformer l’école sans la briser : de la décision autoritaire au pilotage négocié, Éducateur, n° 8, 23 juin, pp. 40-44.

Perrenoud, Ph. (2001 a) Les trois fonctions de l’évaluation dans une scolarité organisée en cycles, Éducateur, n° 2, février, sous presse.

Perrenoud, Ph. (2001 b) " Évaluation informative " : une expression malheureuse, source de toutes les confusions, Éducateur, n° 3, février, à paraître.

 

Sommaire


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