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In Mobile. La revue d'éducation physique et de sport, n° 1,
janvier 2001, pp. 8-10.
 
 
 

 

La pratique réflexive en éducation physique.
Entretien avec Philippe Perrenoud

Notre métier, aventure ou routine ?

Propos recueillis par Nicola Bignasca et Marcel Favre

Mobile : Les enseignants d'EP et les entraîneurs sont des hommes et des femmes d'action. Comment leur expliquez-vous l'importance d'une réflexion ciblée sur leur pratique ?

Ph. Perrenoud : Même l'être le plus activiste se regarde de temps en temps agir et se pose des questions. Non pour " se prendre la tête ", tout simplement pour agir plus efficacement, judicieusement, économiquement. Les athlètes de haut niveau ne cessent de s'observer, de quêter le feed-back critique de leur coach, de travailler leurs gestes à partir de la vidéo. Pourquoi les enseignants n'en feraient-ils pas autant, eux donc l'activité est au moins aussi complexe et exigeante ?

La réflexion sur l'action n'est pas une fin en soi, elle est alimentée par la confrontation entre un projet et la résistance du réel. Le praticien réfléchit parce qu'il n'atteint pas son but ou 'est pas satisfait du niveau de son niveau de maîtrise. À tâches et compétences égales, le niveau d'aspiration fait la différence. C'est pourquoi les pratiques artistiques et sportives, qui poussent à se dépasser, à se renouveler, à repousser ses limites, sont plus propices à la pratique réflexive qu'une activité de routine. Il reste à savoir si l'on conçoit son métier d'enseignant comme une aventure ou une routine ! A l'intérieur du même métier, à conditions de travail comparables, la pratique réflexive est l'indice d'un rapport critique et exigeant à son travail. Au-delà du mandat !

 

Mobile : Qu'est-ce qui caractérise un bon praticien réflexif ?

Ph. Perrenoud : Il importe de dire d’abord qu’un bon praticien, dans n’importe quel domaine complexe, est inévitablement un praticien réflexif. Ce qui ne veut pas dire que tout praticien réflexif est ipso facto excellent. La capacité de réfléchir sur son action est une condition nécessaire, elle ne dispense pas d’acquérir des connaissances, des compétences, des habiletés.

Quant à savoir ce qui caractérise un " bon " praticien réflexif… Votre question suggère qu’il y en a de bons et de moins bons. Sans doute peut-on s’y prendre de façon plus ou moins convaincante. Un " bon " praticien réflexif dans l’analyse de ses actes et des contraintes de la situation, manifeste une grande perspicacité. Elle est liée à sa lucidité, à sa capacité d’auto-observation, mais aussi aux modèles " théoriques " qu’il mobilise pour comparer, expliquer, anticiper.

Souvent, il s’agit de prendre conscience de postures, d’attitudes, de gestes qu’on n’adopte pas délibérément, qu’il faut mettre en mot, faire passer du " préréfléchi ", de l’inconscient pratique à la représentation expliciter. Sans pour autant rationaliser à l’excès ce qui ne peut pas l’être ! Un bon praticien réflexif sait qu'une partie de son action lui échappe, qu'il faut un travail de prise de conscience.

Un bon praticien réflexif se caractérise aussi par son courage, et un mélange d’humilité et d’orgueil. D’humilité, parce qu’il accepte de ne pas " se raconter des histoires ", de " voir les choses en face ", de reconnaître, au moins en son for intérieur, qu’il pourrait agir de façon plus sûre, adéquate, intelligente. D’orgueil, parce que cette lucidité même est une source de satisfaction professionnelle et d’estime de soi. Il faut donc une certaine passion, autant que possible assortie d’une bonne dose d’humour et d’autodérision !

Le praticien réflexif accompli réfléchit même lorsqu’il n’est pas en échec, simplement parce que l’écart la réalité entre ses ambitions ou ses objectifs lu paraît encore trop grand. C’est donc quelqu’un qui ne se contente pas du minimum et qui a l’énergie voulue pour " remettre sur le métier " ce que d’autres, à sa place, considèreraient comme suffisant. Quelqu'un qui exige de lui-même davantage que son entourage. En contrepartie de quoi, ce n'est pas un collègue complaisant !

Enfin, c’est quelqu’un de systémique. Il sait qu’une partie de ses actes s’inscrivent dans un " système d’action collective ", une équipe, un établissement, une organisation ou une association. L'analyse porte aussi sur la division et l’organisation du travail, l’exercice du leadership, les formes de la communication et de la négociation. ans un système d'action collective, la pratique réflexive n’aura guère d’effets si elle n’est pas partagée, intégrée à une coopération professionnelle.

 

Mobile : Qu' implique, de votre point de vue et en éducation physique et sportive, le fait de devenir un praticien réflexif ?

Ph. Perrenoud : Nul ne naît praticien réflexif, il le devient, parfois à son insu. Certains professionnels sont praticiens réflexifs comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Lorsqu’ils se rendent compte qu'ils fonctionnent comme praticien réflexifs, ils ont souvent la pudeur et le bon sens de ne pas le crier sur les toits. D’abord parce que la plupart des praticiens réflexifs croient au départ que tous leurs collègues fonctionnent comme eux. Puis parce qu'ils comprennent que c’est loin d’être le cas et qu’ils peuvent être vécus comme une menace par ceux qui ne réfléchissent sur leur travail ou leur action que lorsqu’il n’y a vraiment pas moyen de s’en tirer autrement. Devenir praticien réflexif, c’est souvent assumer une certaine solitude.

Même si c’est un choix, on n’adopte pas la pratique réflexive comme on suit une cure intensive, en espérant qu’ensuite on retrouvera un état stable. La pratique réflexive est auto alimentée : le regard sur le réel qui la caractérise est porteur de mises en question et de changements. C’est pourquoi elle participe d’une posture durable, d’un rapport au travail dont on ne se défait pas facilement. Dans les organisations, les praticiens réflexifs mettent en échec les routines défensives grâce auxquelles on sauve les apparences. On ne leur en sait pas toujours gré !

Y a-t-il une façon particulière de devenir praticien réflexif lorsqu'on est professeur d'éducation physique ? Je ne le crois pas, sauf sur un point : l'expérience personnelle d'un sport et de l'entraînement de sportifs devrait faciliter l'adhésion à une posture réflexive, car c'est la seule façon de progresser vers la maîtrise. Si l'athlète n'est pas guidé par une forme de lucidité constante, ses performances plafonnerons, même s'il s'entraîne de façon intensive. Le bon entraînement est réflexif.

 

Mobile : La pratique réflexive offre l'avantage d'amener les adultes à dialoguer. Mais comment des enseignants et les entraîneurs peuvent-ils concevoir et mener ce dialogue ?

Ph. Perrenoud : Réfléchir à plusieurs est plus fécond que de réfléchir " seul dans son coin " Cela suppose une " culture de coopération ", de la confiance, la capacité d'exprimer des doutes ou des failles, sans être immédiatement ridiculisé.

Un praticien réflexif peut aussi dialogue avec ses élèves ou les jeunes qu'il entraîne. Les apprenants sont des témoins attentifs et perspicaces des méthodes et attitudes d'un enseignant ou d'un éducateur. Encore faut-il les écouter et les entendre !

Le praticien réflexif cherche aussi à communiquer sa posture aux apprenants. à propos de leur propre action et de leurs propres apprentissages. Cela n'a rien de sorcier, il suffit d'observer et de trouver les mots pour favoriser la prise de conscience. On ne peut réfléchir à la place de celui qui apprend. Le dialogue n'a pas pour but de lui dire ce qu'il faut faire, mais de l'aider à prendre conscience de ce qu'il fait, pense, ressent.

Peut-être la posture prescriptive est-elle le plus sérieux obstacle au développement d'une attitude réflexive chez les apprenants.

 

Mobile : Que peut-on changer par l'analyse de ses pratiques ?

Ph. Perrenoud : Les personnes qui ne veulent pas changer se gardent bien de trop réfléchir, car elles pressentent qu'elles ne sortiront pas indemnes d'une mise en question de leur pratiques. Lorsqu'on a identifié ce qui pourrait être amélioré, il devient difficile de se cramponner à une pratique qu'on sait perfectible.

Si la réflexion prépare le changement des pratiques, elle ne suffit pas toujours à le déclencher, parce qu'il comporte toujours un coût et des conditions. Un vrai praticien réflexif n'est pas un activiste forcené, il ne passe pas à l'acte dès qu'il a une idée, il pèse le pour et le contre, il ne se lance pas tête baissée dans des innovations dont il n'a pas les moyens et dont l'échec le laisserait épuisé et déçu.

 

Mobile : L'analyse des pratiques conduit-elle à faire le deuil de certaines formes de satisfaction, d'identité ou de sécurité ?

Ph. Perrenoud : Probablement. Le deuil de la bonne conscience absolue et de la quiétude qui l'accompagne. Les formateurs disent volontiers " Peut mieux faire " à leurs élèves, mais tous ne supportent pas d'être à leur tour mis en question. À vrai dire, tout le monde aimerait se trouver excellent, irréprochable. Ou, si les difficultés sont difficiles à nier, chacun aimerait au moins en rejeter la responsabilité sur les circonstances, le système, les élèves, etc. Pour renoncer à cette tranquillité, pour accepter de " faire partie du problème ", il faut trouver d'autres satisfactions, se mettre en projet, travailler sur la complexité, surmonter des obstacles, coopérer avec des collègues, construire un rapport moins défensif aux élèves.

Une identité fragile ou un besoin intense de sécurité ne sont pas favorables à une pratique réflexive. À l'inverses, si l'on franchit le pas, un " cercle vertueux " peut se former, la pratique réflexive devenant source d'identité, de sécurité et de satisfaction.

 

***

Philippe Perrenoud, né en 1944., est docteur en sociologie et anthropologie. Professeur à l'Université de Genève, dans le champ du curriculum, des pratiques pédagogiques et des institutions de formation, il co-anime le Laboratoire de recherche sur l'innovation en formation et en éducation (LIFE).

Ses travaux sur la fabrication des inégalités et de l'échec scolaire l'ont conduit à s'intéresser au métier d'élève, aux pratiques pédagogiques, à la formation des enseignants, au curriculum, au fonctionnement des établissements scolaires, aux transformations du système éducatif et aux politiques de l'éducation.

Outre de nombreux articles, il a publié une dizaine de livres, dont Enseigner : agir dans l'urgence, décider dans l'incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe. Et Dix nouvelles compétences pour enseigner (tous deux chez ESF, Paris, 1999).

 

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