Source et copyright à la fin du texte
In Formation professionnelle suisse,
2001, n° 4. pp. 25-28.

 

 

 

 

 

Évaluation formative et évaluation certificative : postures contradictoires ou complémentaires ?

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

 

Sommaire

De l’ère du soupçon à une évaluation authentique

Évaluer des compétences : du formatif au certificatif

Références

Qu’il y ait contradiction entre évaluation formative et évaluation certificative semble devenu un lieu commun de la pensée pédagogique. L’idée n’est évidemment pas dénuée de sens :

Cette contradiction conduit fréquemment à rêver d’une dissociation des rôles : d’une part un enseignant-formateur, dont le seul souci serait de préparer les élèves à l’évaluation certificative ; de l’autre, un examinateur, qui n’aurait d’autre préoccupation que de " tester " des candidats, sans être responsable de leur formation. En sport, l’entraîneur de l’athlète le prépare aux épreuves de sélection, de même que le professeur de musique prépare ses élèves à l’audition. La certification ou la sélection sont faites par d’autres acteurs, qui, eux, n’interviennent aucunement dans la formation,

Cette apparente solution rencontre plusieurs obstacles dans le monde de l’éducation scolaire :

1. Compte tenu des populations en jeu, il faudrait une armée d’examinateurs indépendants pour faire le travail ; comme elle n’existe pas, on ne peut que demander à des professeurs de certifier des apprenants qui n’ont pas été leurs élèves, sur le modèle de la maturité suisse ou du baccalauréat français.

2. Toute dissociation de la certification et du processus de formation conduit à pérenniser ou ressusciter les examens, oraux et écrits, dont on sait les limites dès qu’on ne certifie pas une performance simple, mais un fonctionnement cognitif complexe.

3. La compétition entre établissements et le souci de leur propre réputation conduit souvent les professeurs à anticiper la certification et à se montrer plus dur que l’examen final, multipliant les examens " à blanc " et les mises en garde ; tout se passe comme si le fait de n’avoir pas à assumer la certification ne libérait pas les enseignants de la posture correspondante, au contraire, et les invitait à incarner l’examen avant l’examen (Merle, 1996), ce qui réduit le formatif à une simulation du certificatif, funeste appauvrissement.

Peut-être serait-il plus fécond de prendre le problème autrement.


De l’ère du soupçon à une évaluation authentique

Pourquoi ressentons-nous une contradiction entre formatif et certificatif ? Parce que nous sommes encore habités par un modèle archaïque d’évaluation certificative, obsédés par l’équité formelle davantage que par la pertinence du jugement. Mieux vaut dans l’esprit des élèves, de leurs parents, des étudiants, voire des professeurs, un QCM qui ne mesure rien d’essentiel, mais paraît plus " objectif " que le jugement d’un professionnel compétent et expérimenté, qu’on estime d’emblée " subjectif ".

On peut comprendre cette obsession, qui est renforcée par la force de la compétition et de la sélection. Mais si l’on veut la justice, regardons comment fonctionne la justice humaine : elle confie à un juge d’instruction et à une cour le soin de former un jugement sur la base de toutes les pièces disponibles. Il n’y a rien d’automatique dans cela, rien qu’on puisse confier entièrement à un ordinateur. Il y a des règles de procédure, mais s’il faut des juges, c’est justement pour exercer la faculté humaine la moins codifiable : juger en conscience, en tenant compte de tous les éléments disponibles, sans transgresser les règles, mais en faisant ce qu’elle ne peuvent pas faire à elles seules : élaborer une synthèse, repérer les éléments pertinents, les intégrer, les pondérer. Peut-être l’intelligence artificielle parviendra-t-elle un jour à s’approcher de cette faculté. Pour l’instant, elle reste humaine.

A ce titre, elle n’est pas infaillible. Il existe des risques d’erreur et des jugements arbitraires ou partiaux. Pour empêcher les excès, la justice met donc en place des débats contradictoires avant le jugement, puis des voies et des instances de recours une fois un premier jugement rendu. Il peut donc être révisé, s’il y a lieu.

Dans son détail, on ne peut transposer ce modèle à l’école. On pourrait conserver son esprit : confier le jugement à quelqu’un d’assez compétent et honnête pour qu’on puisse lui faire confiance. L’évaluation scolaire est malade du soupçon.

Ce soupçon empêche de voir que celui qui fait de l’observation formative est le mieux à même de certifier les connaissances et les compétences finales de l’apprenant. Il a eu en effet tout loisir de construire une représentation précise et analytique des ressources qu’il a accumulées aussi bien que de sa capacité de les mobiliser en situation, puisqu’il l’a vu maintes fois en train de réfléchir et d’agir, aux prises avec des tâches diversifiées, dans les conditions les plus habituelles du travail manuel ou intellectuel.

Wiggins (1989) définit de la sorte les traits principaux d’une évaluation authentique :

Cette conception, pertinente pour les connaissances, devient incontournable pour les compétences. Elle offre peut-être le meilleur moyen de réconcilier observation formative et évaluation certificative. 


Évaluer des compétences : du formatif au certificatif

Il n’y a pas de QCM pour les compétences, ni d’examen sur table. Il n’y a pas non plus d’épreuves standardisées. On s’écarte là radicalement du modèle de la performance sportive ou éventuellement artistique. Une compétence n’est pas la simple aptitude à réaliser un geste difficile mais défini d’avance. Il s’agit de choisir, de construire, d’adapter. voire de créer le geste approprié. Et souvent, c’est plus qu’un geste, mais une véritable stratégie d’action, faite d’opérations mentales et de gestes plus visibles, mais qui ne sont compréhensibles qu’on fonction du raisonnement professionnel qui les sous-tend.

Une compétence se manifeste dans l’action (Le Boterf, 1994 ; Perrenoud, 1996, 1997, 1999), comme mise en œuvre de ressources cognitives diverses (savoirs, savoir-faire, schèmes de pensée, information, normes, valeurs, attitudes) pour prendre une décision, résoudre un problème, conduire une action dans une situation complexe. Cette situation n’est pas nécessairement exceptionnelle ou extrêmement difficile. Simplement, elle appelle un jugement, ne serait-ce que pour décider si les règles standards sont applicables ou exigent une dérogation ou une adaptation au cas particulier.

La part du jugement s’accroît avec le niveau de qualification associé à un métier et va de pair avec une plus grande part d’autonomie et de responsabilité des professionnels. Toutefois, même les formations professionnelles les moins qualifiées demandent un jugement, car le travail réel n’est jamais et ne peut pas être la simple exécution du travail prescrit. Les circonstances, les matériaux, le temps qui reste, la pression et la coopération des autres acteurs, la qualité des outils ou des informations disponibles exigent en permanence, dans les jobs les plus simples en apparence, le recours à une intelligence au travail (Jobert, 2000) qui consiste au minimum à faire le joint entre le prescrit et les situations d’action, et au maximum à inventer une stratégie ad hoc, lorsque aucune règle pertinente n’est disponible.

La problématique des compétences n’est donc pas propre à la formation de professionnels de haut niveau, médecins, ingénieurs, cadres, etc. Elle est au cœur de toute formation professionnelle, en école ou en emploi. Dans tous les cas, il s’agit de se débrouiller avec les conditions réelles du travail pour réaliser un résultat acceptable, voire optimal. Dans tous les cas, la compétence exige deux conditions :

La question de l’évaluation des compétences est très épineuse (Depover et Noël, 1998). Elle restera insoluble si l’on veut la calquer sur le modèle de l’examen de connaissances. Alors que si l’on interroge un maître d’apprentissage, un maître de stage, un formateur qui a l’expérience du métier, un chef de clinique ou son équivalent dans d’autres métiers, évaluer les compétences d’un apprenti, d’un stagiaire, d’un étudiant ou d’un débutant ne paraît pas si " sorcier ". Il suffit :

1. de le voir à l’œuvre dans des circonstances diverses et représentatives des situations professionnelles ;

2. de pouvoir l’interroger, non pas pour vérifier ses connaissances, mais pour comprendre pourquoi il fait de qu’il fait (ou ne fait rien), reconstituer ses représentations et ses raisonnements.

L’obstacle essentiel est d’accéder à ces données, non de les interpréter pour former un jugement. Une heure d’observation ne suffit pas, il faut en général du temps. Du temps qui n’est pas constamment utile : dans aucun métier, la compétence n’est sollicitée en permanence, il faut donc attendre que se présentent spontanément des situations professionnelles qui obligent le sujet évalué à manifester pleinement ses compétences.

On peut bien sûr provoquer plus ou moins artificiellement des situations, comme autant d’épreuves. Pour qu’elles s’approchent de la réalité du travail, il faut y mettre le prix, notamment dans les métiers où on ne peut construire des simulateurs, comme on le fait pour les pilotes, les militaires ou d’autres métiers comparables.

Sans renoncer à cette voie, qui deviendra accessible à d’autres métiers au gré des progrès technologiques (simulation, réalité virtuelle, systèmes experts), ne serait-il pas plus simple, plutôt que d’inventer des situations de travail fictives mais réalistes, de transporter l’évaluateur dans la vie au travail ?

Cela exige une disponibilité sans commune mesure avec celle d’un examinateur, en particulier lorsque les évaluations certificatives sont synchrones et portent sur des populations nombreuses. Cela paraît donc impossible. Sauf…

Sauf si l’on confie cette tâche aux formateurs qui, par définition, accompagnent les apprentis ou les étudiants sur une longue période, les observent à la tâche, travaillent avec eux, dialoguent au quotidien avec eux.

Observation formative et évaluation certificative pourraient alors devenir deux phases du même travail, fondées sur les mêmes données, mais utilisées dans des postures et à des fins différentes :

S’il fait son travail en toute conscience, s’il pratique une observation formative soutenue, s’il est lui même compétent pour former, observer et évaluer, le formateur est en principe le mieux placé pour assumer aussi l’évaluation certificative.

Si l’on refuse cette option de bon sens, c’est :

Bien entendu, il ne faut pas refuser le débat. Un formateur peut en effet être tenté de surévaluer ou de sous-évaluer plus ou moins inconsciemment ses apprentis ou étudiants au moment d’un bilan certificatif :

1. Il les sous-évalue lorsqu’il se venge d’une cohabitation conflictuelle ou décevante, veut favoriser un concurrent ou sanctionner l’arrogance d’un élève.

2. Il les surévalue lorsqu’il se sent jugé ou joue son estime de soi travers leurs compétences, ou se sent solidaire de ses étudiants au point de devenir leur avocat inconditionnel.

3. Il les sous-estime ou les surestime, selon les cas, lorsque son interprétation des attentes est déformée par ses propres normes ou son expérience limitée à un sous-ensemble faiblement représentatifs d’une génération.

Faut-il, parce qu’il peut y avoir de tels dérapages, recourir à des " certificateurs " qui n’ont joué aucun rôle dans la formation ? Dans un " petit monde ", celui des spécialistes d’un métier, la dissociation totale est improbable, il y a des réseaux, des clans et même si l’on n’évalue pas ses propres élèves, l’on a des rapports avec les évalués ou leurs formateurs. Quant aux normes d’excellence et aux exigences, rien n’assure qu’elles sont plus homogènes dans un corps d’examinateurs indépendants que dans le corps des formateurs.

Pourquoi ne pas faire de nécessité vertu ? Cela impliquerait au moins trois actions ;

1. Fixer des règles permettant la cohabitation explicite du formatif et du certificatif assumés par les mêmes personnes, les formateurs.

2. Former davantage à ce double, rôle, instrumenter mieux pour l’analyse du travail et des compétences au travail, mais aussi faire prendre conscience des biais et des dilemmes éthiques de l’évaluation.

3. Mettre en place des procédures de méta évaluation et de recours pour prévenir ou corriger les dérapages inévitables.

Plus les évaluateurs seront professionnels de l’évaluation, donc compétents et intègres, moins il sera nécessaire de dissocier formatif et certificatif. Question d’expertise et de confiance !

Le véritable conflit n’est pas entre formatif et certificatif, mais entre logique de formation et logique d’exclusion ou de sélection (Perrenoud, 1998). Mais ce n’est pas un problème méthodologique.

 


Références

Depover, C. et Noël, B. (dir.) (1998) L’évaluation des compétences et des processus cognitifs : modèles, pratiques et contexte, Bruxelles, De Boeck.

Hivon, R. (dir.) (1993) L’évaluation des apprentissages, Sherbrooke (Québec), Editions du CRP.

Jobert, G. (2000) L’intelligence au travail, in Carré, P. et Caspar, P. (dir.) Traité des sciences et des méthodes de l’analyse du travail, Paris, Dunod.

Le Boterf, G. (1994) De la compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Editions d’organisation.

Merle, P. (1996) L’évaluation des élèves. Enquête sur le jugement professoral, Paris, PUF.

Perrenoud, Ph. (1996) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF (2e éd. 1999).

Perrenoud, Ph. (1997) Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF (3e éd. 2000).

Perrenoud, Ph. (1998) L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck.

Perrenoud, Ph. (1999) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (2000) D’une métaphore l’autre : transférer ou mobiliser ses connaissances ?, in Dolz, J. et Ollagnier, E. (dir.) L’énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, Coll. Raisons Éducatives, pp. 45-60.

Wiggins, G. (1989) À true test : Toward more authentic and equitable assessment, Phi Delta Kappa, 70, pp. 703-714.

Wiggins, G. (1989) Teaching to the (authentic) test, Educational Leadership, 46, n° 7, pp. 41-47.

 

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