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Les défis de l’évaluation dans le contexte
des cycles d’apprentissage pluriannuels

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

Sommaire   

I. Des cycles d’apprentissages pluriannuels : pourquoi ?

II. L’évaluation dans les cycles d’apprentissage

Conclusion

Références


L’idée d’une école sans degrés n’est pas neuve, elle a habité de nombreux pédagogues dans le monde, conscients de l’absurdité de découper les apprentissages en étapes annuelles. Sans doute n’est-ce pas par hasard que les mêmes pédagogues :

Les écoles sans degrés se sont développées dans des écoles expérimentales ou alternatives. Quelques systèmes éducatifs, ici ou là, à la faveur de réformes particulières, ont instauré des cycles d’apprentissage pluriannuels durant une période, puis sont revenus aux étapes annuelles.

Ce qu’il y a de neuf, aujourd’hui, c’est que de nombreux pays se sont orientés ou s’orientent vers des cycles pluriannuels à l’échelle de l’ensemble du système éducatif, y compris dans l’enseignement secondaire.

Dès lors, un certain nombre de problèmes se posent à large échelle dans des termes renouvelés. Ils concernent les objectifs, les programmes, les activités didactiques, les manuels et autres moyens d’enseignement, l’organisation du travail, la formation de groupes d’élèves, la division des tâches entre enseignants et leur coordination, le pilotage et le suivi des progressions des élèves sur plusieurs années, la régulation des apprentissages, la certification des acquis, la sélection et l’orientation au début et au cours du secondaire, la place des parents.

Tout cela forme système et devrait être pensé comme tel. L’évaluation des élèves n’est donc pas dissociable des options prises sur les autres paramètres, mais c’est une porte d’entrée intéressante, un bon analyseur de la logique d’une scolarité organisée en cycles pluriannuels.

En simplifiant, on pourrait dire que les réalisations ou les projets qui se rattachent à l’idée de cycles d’apprentissage oscillent entre deux pôles extrêmes :

C’est bien entendu à ce second pôle que les problèmes d’évaluation se posent en des termes nouveaux. Avant de les aborder, il importe donc de s’expliquer sur une conception des cycles pluriannuels, sur ce qu’on en attend, sur les raisons de les instaurer, sur les obstacles auxquels ils confrontent les enseignants et les systèmes éducatifs.

J’organiserai donc mon exposé en deux grandes parties :

1. Dans un premier temps, je défendrai ma conception des cycles d’apprentissage pluriannuels.

2. Dans un second temps, j’examinerai les problèmes d’évaluation tels qu’ils se posent dans ce cadre.


I. Des cycles d’apprentissages pluriannuels : pourquoi ?

Pourquoi plusieurs systèmes éducatifs passent-ils assez rapidement d’une structuration du cursus en étapes annuelles à une structuration en étapes de deux, trois ou quatre ans nommées cycles ? On se demande si tous le savent, tant les définitions et les argumentations sont parfois d’une grande pauvreté.

La signification du concept de cycle se situe, selon les systèmes et selon les interlocuteurs, entre deux extrêmes.

Pour les uns, les cycles ne sont que des cycles d’études dans lesquels on supprime le redoublement de certaines années. Qu’est-ce qu’un cycle d’études ? C’est une série d’étapes annuelles dont les programmes sont de même type, avec des grilles horaires et des découpages disciplinaires analogues, qui font appel à des professeurs de même statut et sont souvent regroupés dans les mêmes bâtiments. On distingue dans la plupart des pays un cycle de type " préscolaire ", un à trois cycles primaires (avant la première sélection), un ou plusieurs cycles pour la fin de la scolarité obligatoire, jusqu’aux cycles postobligatoires, voire universitaires. Dans ces cursus, le redoublement d’une étape annuelle est possible, voire massif, à l’intérieur d’un même cycle d’études.

Pour transformer un cycle d’études en cycle d’apprentissage, il suffit pour certain d’ajouter une clause : interdiction de redoubler à l’intérieur du cycle, sauf la dernière année.

Est-ce un progrès ? Cela diminue un peu le retard scolaire, c’est-à-dire l’écart entre l’âge correspondant théoriquement à une étape du cursus et l’âge réel d’un élève. En effet, il est difficile de justifier, par exemple à la fin d’un cycle de trois ans, un taux de redoublement trois fois supérieur au taux annuel communément admis dans un cursus structuré en étapes annuelles. Autrement dit, l’interdiction partielle du redoublement accroît un peu la fluidité des progressions :

À l’autre extrême, on trouve une conception des cycles qui rompt radicalement avec les étapes annuelles et fait perdre son sens à la notion de redoublement. Les élèves ont alors deux ans (ou trois, ou quatre, selon la durée du cycle) pour atteindre des objectifs de fin de cycle. À l’intérieur de cet espace-temps, le pilotage des progressions appartient aux enseignants, qui travaillent en principe en équipe.

Il y a plusieurs décennies, certains systèmes éducatifs imposaient aux enseignants des plans d’études très détaillés, qui précisaient les contenus à enseigner mois par mois, voire semaine par semaine : tels verbes, telles notions, telles règles. On s’est progressivement rendu compte que ce découpage induisait une pédagogie rigide et peu favorable aux objectifs de haut niveau, à une approche constructiviste de l’apprentissage et à une conception spiralaire des programmes.

On a donc progressivement " fait confiance " aux enseignants, en ne leur imposant que des programmes annuels, qui leur laissent toute liberté d’organiser à leur guise la progression vers les objectifs de fin d’année, Si bien que seuls les parents qui ont connu l’ancien système s’étonnent encore que, dans deux classes de même niveau, les élèves n’étudient pas les mêmes contenus chaque semaine.

La conception la plus ambitieuse des cycles d’apprentissage étend cette autonomie professionnelle à des étapes pluriannuelles. Ce qui suscite les mêmes inquiétudes. Il y a cinquante ans, on doutait de la capacité des maîtres à planifier seuls une année scolaire entière. Il semblait très risqué de leur donner autant d’autonomie. Aujourd’hui, les mêmes doutes s’élèvent pour s’opposer à des étapes de plusieurs années.

Il reste bien entendu à faire la preuve que les enseignants, de préférence en équipe, seront capables de planifier et de piloter les apprentissages sur plusieurs années. Ce qui n’est pas sans rapport, on l’imagine, avec l’évaluation, mais pose aussi des problèmes inédits d’organisation du travail scolaire, de coopération professionnelle et de division du travail, de construction du curriculum et de formulation des objectifs de fin de cycle.

Avant d’en venir aux implications, qui ne sont pas minces, arrêtons-nous aux raisons d’un tel changement. Elles doivent être précises et fortes pour justifier ce qui, pour nombre d’enseignants, est vécu comme un bouleversement de leurs pratiques, presque un nouveau métier, avec de nouvelles compétences et de nouvelles angoisses à la clé.

 

Quelques raisons d’introduire de vrais cycles pluriannuels

Le Groupe de pilotage de la rénovation de l’enseignement primaire à Genève a proposé cinq raisons d’introduire des cycles d’apprentissages pluriannuels :

1. Étapes plus compatibles avec les unités de progression des apprentissages.

2. Planification souple des progressions, diversification des cheminements.

3. Plus grande flexibilité quant à la prise en charge différenciée des élèves, dans divers types de groupes et de dispositifs didactiques.

4. Plus grande continuité et plus forte cohérence, sur plusieurs années, sous la responsabilité d’une équipe.

5. Objectifs d’apprentissage portant sur plusieurs années, qui constituent des repères essentiels pour tous et orientent le travail des enseignants.

Reprenons ces cinq arguments de façon plus détaillée.

 

Des étapes compatibles avec des objectifs de haut niveau

L’évolution des programmes au cours de la seconde moitié du 20e siècle à mis un accent croissant sur des objectifs dits " de haut niveau taxonomique ". On évoque de la sorte la taxonomie de Bloom qui montrait qu’entre " savoir les dates de certaines batailles " et " savoir réfléchir de façon autonome ", l’école poursuivait des objectifs très disparates. Tout le monde ou presque convient aujourd’hui que les objectifs de haut niveau sont des enjeux de formation plus importants et participent d’un développement durable de la personne. Si " apprendre à apprendre " et " savoir se documenter et s’informer " figurent parmi les objectifs de haut niveau, quiconque atteint ces objectifs saura retrouver la date de certaines batailles le jour où il en aura besoin. Alors que l’élève qui, par miracle, saurait encore dix ou vingt ans plus tard une série de dates, n’en tirera aucun avantage pour réfléchir.

La rupture avec l’encyclopédisme, la mémorisation de faits et de règles trouve son achèvement dans les orientations curriculaires actuelles vers les compétences, qui mettent l’accent sur les savoirs comme ressources pour comprendre, juger, anticiper, décider, agir à bon escient.

Même s’il y avait un fort consensus sur ces orientations - ce qui n’est pas le cas ! - on se heurterait à une difficulté majeure : il est plus facile d’enseigner des savoirs que de faire construire des compétences, il est plus facile aussi d’enseigner et d’évaluer des savoirs de bas niveau (mémorisation) que de haut niveau (raisonnement).

La proximité des échéances évaluatives n’est pas la seule donnée, mais elle pèse considérablement sur les pratiques d’enseignement. On peut, en un an - soit au maximum 1200 heures de présence en classe - assimiler des données, des règles, des notions particulières. On ne construit pas dans le même temps une culture scientifique ou historique, on n’apprend pas à lire, produire des textes, raisonner, argumenter, anticiper, débattre, imaginer, communiquer en quelques mois.

Cela, les programmes modernes en tiennent compte, en accentuant la continuité des apprentissages et leur caractère spiralaire : la plupart des apprentissages majeurs apparaissent à plusieurs reprises dans le curriculum, à des niveaux croissants de complexité et d’abstraction.

Cette continuité se heurte à la " division verticale du travail pédagogique " : chaque enseignant - sauf dans les zones rurales - reçoit les élèves pour un an et doit réaliser une avancée significative des apprentissages dans la ou les disciplines dont il est responsable. Or, il est plus facile et sécurisant de faire la liste des notions introduites, des chapitres parcourus dans le " texte du savoir " en un an que de dire assez vaguement " Les élèves ont progressé dans leur capacité d’argumentation ou de coopération ".

Les règles, les notions, les connaissances bien délimitées (tel théorème, tel siècle, tel pays, telle œuvre) relèvent ce que Paulo Freire appelait une " pédagogie bancaire " : semaine après semaine, l’élève - le bon élève ! - engrange des connaissances et les place " sur son compte ", comme un écureuil accumule des noisettes. Cela rassure les parents, les élèves et les enseignants, selon la maxime " Ce qui est fait n’est plus à faire ". On met une croix à côté des éléments couverts dans le programme, comme on barre des items dans une liste d’achats.

A-t-on jamais fini d’apprendre et d’enseigner à lire, à imaginer, à raisonner ? Et comment attester d’une réelle progression alors qu’il est si difficile d’identifier des niveaux de maîtrise successifs ?

Les cycles pluriannuels ne lèvent nullement la nécessité pédagogique et didactique d’évaluer les progressions, mais ils dispensent d’en rendre compte à la fin de chaque année scolaire simplement pour justifier qu’on a " fait son travail " et paraître " irréprochable " aux yeux du ou des collègues qui vont accueillir les élèves à la rentrée suivante. Chaque enseignant sait très bien que ceux qui le jugent le plus durement sont ses collègues situés en aval dans le cursus, qui reçoivent ses élèves et soupçonnent toujours ceux qui ont œuvré en amont de ne pas avoir fait " tout ce qu’il fallait ". On a d’ailleurs pu montrer que lorsque le cursus est structuré en étapes annuelles, mais que les enseignants accompagnent les mêmes élèves durant plus d’un an (ce qui ne constitue par ipso facto un cycle !), le redoublement disparaît, ce qui prouve qu’il est surtout une façon de ne pas envoyer chez un collègue des élèves qu’il vous reprochera de ne pas avoir amenés au niveau requis.

Les cycles d’apprentissage ne suppriment pas cette problématique, puisqu’à la fin d’un cycle de deux, trois ou quatre ans, il faudra que les élèves passent au cycle suivant et y témoignent d’acquis suffisants aux yeux des enseignants qui les recevront. Mais à l’intérieur du cycle, les enseignants pourront s’organiser à leur guise pour gérer les progressions, sans rendre de comptes à la fin de chaque année. Il se peut bien entendu qu’à la faveur de leur autonomie, ils choisissent de restaurer, à titre informel, une division verticale du travail très traditionnelle, chacun prenant en charge les élèves un an. Le cycle aura alors perdu une partie des vertus du long terme !

En trois ou quatre ans - et même en deux - on peut observer des développements significatifs dans les divers domaines correspondant aux savoirs de haut niveau et aux compétences. Il ne s’agit donc pas de retarder indéfiniment le moment des bilans, mais de " laisser du temps au temps ", de permettre un développement significatif dans les domaines où rien ne peut se faire dans l’urgence, ni dans la segmentation en petites étapes.

 

Individualisation des parcours de formation

Trois ou quatre ans, c’est aussi le temps nécessaire pour que l’individualisation des parcours de formation soit compatible avec le mandat d’amener tous les élèves à la maîtrise des objectifs de fin de cycle.

Au secondaire, on individualise les parcours de formation dès lors que les élèves sont orientés dans des filières différentes ou prennent des combinaisons différentes de niveaux et d’options dans diverses disciplines. Les cycles d’apprentissage pluriannuels visent une individualisation mille fois plus ambitieuse, car elle ne porte pas sur les projets de formation, ni sur les maîtrises finalement visées, mais uniquement sur les cheminements qui amènent aux mêmes maîtrises.

On dit volontiers " Tous les chemins mènent à Rome ". On se trouve ici dans ce cas de figure : tous les élèves sont censés aller à Rome, mais pas nécessairement du même pas, ni par les mêmes chemins.

Levons d’emblée un possible malentendu : on ne parle pas ici d’individualiser l’enseignement, mais les parcours de formation, autrement dit la suite d’expériences formatrices auxquelles ils sont confrontés. Lorsque des voyageurs empruntent le métro, ils sont rarement seuls, mais chacun suit son propre itinéraire propre. Il rejoint d’autres voyageurs, fait " un bout de chemin " avec eux, puis s’en sépare lorsque leurs routes divergent. Il ne s’agit donc pas de transformer l’école en une série de " leçons particulières ", ni de mettre chaque élève face à un écran. C’est le cheminement qui est individualisé, par la relation pédagogique.

Comment individualiser ? La façon la plus évidente et la moins intéressante est de laisser à certains élèves quatre ans pour parcourir un cycle d’apprentissage de trois ans, alors que d’autres pourront faire le même chemin en deux ans. Tout le monde prend le départ en même temps. Comme certains courent plus vite, ils arrivent avant tout le monde au but, alors que ceux qui courent le moins vite atteignent l’objectif bien après la majorité.

Cette mesure n’est pas répétable. Il est impossible d’allonger systématiquement d’un an la traversée de chaque cycle pour les élèves les plus lents, ou de la réduire systématiquement d’un an pour les élèves rapides, car on obtiendrait des écarts d’âge de trois à cinq ans au terme de l’enseignement obligatoire, ce qui est humainement et économiquement indéfendable. De plus, les études sur le retard scolaire montrent que le simple allongement de la scolarité ne produit guère d’effets et en tout cas ne rétablit jamais l’égalité des acquis. Ajoutons que dans notre société, les mêmes acquis n’ont pas la même valeur selon qu’on a 12 ou 16 ans !

Je défendrai l’idée que l’individualisation des parcours ne devient intéressante que si l’on renonce à jouer sur le nombre d’années, pour moduler plutôt les " traitements pédagogiques ", le mode et l’intensité de la prise en charge pédagogique et didactique des élèves. Dans cette perspective, on ne peut dissocier l’individualisation des parcours de la pédagogie différenciée. J’y reviendrai dans un instant.

Reste à trouver la façon d’individualiser les cheminements sans renoncer à les faire aboutir aux mêmes maîtrises approximativement dans le même nombre d’années. Dans nombre de métiers techniques, on peut accélérer la plupart des processus en y mettant les moyens : davantage de forces de travail, de meilleures technologies, un traitement plus intensif, un suivi plus rigoureux, moins de temps morts et de gaspillages. On ne peut traiter les élèves comme des produits industriels et les processus d’apprentissage ne peuvent être accélérés au-delà du raisonnable. Ce problème est donc très difficile, sa solution renvoie aussi bien à l’organisation du travail qu’aux théories de l’apprentissage et de l’investissement subjectif.

Les cycles pluriannuels ne prétendent pas le résoudre, mais ils éloignent les échéances, ce qui permet tout simplement d’envisager une diversification des parcours et des prises en charge des élèves. En effet, en une seule année scolaire, la diversification possible des parcours de formation est très limitée : à peine est-elle amorcée qu’il est déjà temps de faire converger les parcours vers les objectifs de fin d’année. Le professeur est comme un berger qui renonce à disperser son troupeau lorsqu’il sait qu’il devra très vite le rassembler à nouveau. D’une certaine manière, " cela n’en vaut pas la peine ", les résultats attendus ne justifient pas le travail requis et les risques encourus. Donc, " on reste ensemble ".

Les cycles de deux ans et mieux encore de trois ou quatre ans permettent d’envisager la diversification des parcours sans avoir immédiatement à se préoccuper de leur convergence vers les objectifs communs. N’imaginons pas cependant qu’on puisse, par exemple dans un cycle de quatre ans, ne se préoccuper de la convergence vers les objectifs que dans les trois derniers mois de la quatrième année ! L’individualisation des parcours, à objectifs semblables, est par définition un champ de tension et un défi majeur pour l’école.

 

Multiplicité et flexibilité des dispositifs de différenciation

La troisième raison de choisir des cycles pluriannuels, c’est qu’ils rendent possibles des dispositifs de différenciation plus ambitieux. Différencier est entendu ici en un sens précis : mettre chaque élève, aussi souvent que possible, dans une situation d’apprentissage optimale. Une situation optimale est à la fois porteuse de sens, mobilisatrice et à la portée de l’apprenant.

L’échec scolaire naît dans une large mesure de ce que Bourdieu a appelé " l’indifférence aux différences ". L’école traite tous les élèves comme égaux en droits ou en devoirs, alors qu’ils sont très inégalement disposés et préparées à tirer parti d’un enseignement standard. Certains savent lire en arrivant à l’école, d’autres en sont très loin, et auront besoin d’au moins trois ans. Cela n’empêche pas le système éducatif de leurs fixer les mêmes objectifs. Le redoublement est un correctif rudimentaire et peu efficace. Le soutien pédagogique est un dispositif un peu plus convaincant, mais il intervient une fois les difficultés d’apprentissage manifestes et fait appel à des intervenants externes, enseignants d’appui ou psychopédagogues spécialisés dans l’aide aux élèves en difficulté, qui les prennent à part. La pédagogie différenciée prend son véritable sens lorsqu’elle s’installe dans la classe, au quotidien et devient l’affaire de tous les enseignants.

Elle n’est pas impossible dans le cadre d’une seule année scolaire, à condition de faire preuve d’une grande ingéniosité pédagogique et didactique. Toutefois, il est plus facile d’organiser des groupes de besoin, de niveaux, de projets, de soutien et divers modules dans le cadre d’une équipe pédagogique prenant en charge un ensemble d’élèves d’âges différents. Imaginons une équipe de quatre enseignants collectivement responsables d’environ 100 élèves de 8 à 12 ans. Ces professionnels peuvent alors jouer sur des compétences diverses et quatre espaces de travail, ce qui permet de créer des dispositifs variés, de prendre en charge des effectifs inégaux, d’alterner groupes homogènes et hétérogènes.

Ne nous cachons pas cependant que cela exige des professeurs des compétences nouvelles d’organisation du travail, de gestion des espaces-temps et des groupes, avec des outils adéquats de pilotage et d’évaluation. Les vertus d’un cycle d’apprentissage pluriannuel ne se manifesteront donc que lorsqu’une équipe pédagogique aura dominé la complexité du système et les difficultés de la coopération professionnelle.

Un système ayant dépassé le stade de l’activisme et des essais dans tous les sens trouvera un point d’équilibre entre autonomie de chacun et coopération, aussi bien qu’entre installation durable des élèves dans un groupe stable et redistribution frénétique de tous les élèves entre de nombreux dispositifs.

Une fois un fonctionnement économique atteint, la différenciation jouera sur la distribution des élèves entre divers groupes, sur les activités proposées dans chacun aussi bien que sur une régulation interactive individualisée à l’intérieur d’une activité et d’une situation didactique. On y reviendra à propos de l’évaluation.

 

Continuité et cohérence sur plusieurs années

La division verticale du travail oblige les élèves, en particulier dans les villes, à s’adapter chaque année à de nouveaux enseignants, qui ont d’autres manières de faire, d’autres exigences, une autre conception de l’apprentissage et du métier d’élève.

Une certaine diversité au cours du cursus est sans doute profitable aux élèves qui n’ont pas de difficultés d’apprentissage, mais elle a nombre d’effets pervers pour les élèves qui peinent à saisir ce que l’école attend d’eux et quelles sont les règles du jeu. À peine ont-il compris qu’ils sont invités à changer de jeu et à adopter d’autres attitudes et d’autres tactiques. Chez un enseignant, on peut poser toutes les questions qui vous passent par la tête, chez l’autre on se fait réprimander ; l’un valorise la coopération et le partage des ressources, l’autre la compétition et le secret ; l’un attache une extrême importance aux devoirs, l’autre les trouve inutiles et en donne peu ; l’un a des normes très précises pour tout, l’autre une tolérance beaucoup plus forte aux différences ; l’un traite les élèves comme des égaux, l’autre crée une forte asymétrie ; l’un crée un climat chaleureux et confiant, l’autre un climat de terreur et de suspicion. Sans parler des divergences quant aux contenus, aux méthodes, au contrat didactique, à la façon d’évaluer, aux rapports avec les parents.

Comment s’y retrouver dans ce kaléidoscope ? C’est d’autant plus difficile que ces différences sont niées ou minimisées par l’institution, alors même que les élèves et leurs parents en font quotidiennement et parfois douloureusement l’expérience.

Si l’on confie un cycle d’apprentissage à une véritable équipe, ces discontinuités et ces incohérences devraient s’amenuiser, les élèves devraient passer quelques années avec des règles du jeu et des styles pédagogiques un peu stables, mettant leur énergie à apprendre plutôt qu’à s’adapter aux particularités des enseignants.

Le travail en équipe oblige d’ailleurs chacun à expliciter et à négocier sa représentation des objectifs de fin de cycle, ce qui atténue les différences qui tiennent à des conceptions des finalités de l’instruction, très diverses en dépit des programmes.

 

Repères et boussoles

La référence aux mêmes objectifs durant plusieurs années permet un véritable " enseignement stratégique " au sens de Tardif, une distinction plus claire entre objectifs, contenus et dispositifs. On passe d’une culture professionnelle de l’implicite (" Je me comprends ") et de l’oral à une culture de l’explicite, de la discussion et de la négociation d’un accord sur les points de divergence.

Les élèves et leurs parents ont aussi une meilleure chance de percevoir les enjeux essentiels et donc de se mobiliser sur ce qui en vaut la peine. À condition bien entendu que l’école et les enseignants fassent un effort considérable de communication au moment où s’installent les cycles, mais aussi par la suite.

 

Obstacles et dilemmes

Faut-il le souligner, la conception ambitieuse des cycles rencontre une série d’obstacles et de dilemmes. Presque tous suscitent un débat, parfois des polémiques. Chacun des ces obstacles ou dilemmes a des incidences pour l’évaluation.

En voici quelques uns, à mes yeux les plus cruciaux :

  1. La question des objectifs de fin de cycle.
  2. La question des points de repère en cours de cycle.
  3. La question du temps.
  4. La question de l’autonomie des équipes.
  5. La question du travail d’équipe.
  6. La question des groupements d’élèves.
  7. La question des compétences.
  8. La question de l’évaluation.

Il n’est pas possible de les détailler longuement. Je me bornerai donc à poser rapidement le problème et à esquisser le lien avec l’évaluation.

 

La question des objectifs de fin de cycle

Les cycles sont pour les systèmes éducatifs l’occasion de passer enfin et de façon qu’on peut espérer irréversible d’une logique de programme (ce que les professeurs sont censés enseigner) à une logique d’objectifs (ce que les élèves sont censés apprendre et savoir au bout du compte).

Si les objectifs de fin de cycle sont bien conçus, il n’est pas nécessaire de les traduire en un programme. Certains objectifs se réfèrent certes à des contenus de savoir, mais sans prescrire l’ordre de leur acquisition. D’autres objectifs se travaillent à travers des contenus variés, qu’il n’importe pas de standardiser.

Il serait pire encore, si l’on ne parvient pas à faire le deuil d’un programme, de le concevoir comme l’assemblage, l’addition de plusieurs programmes annuels.

Pour opérer la rupture, il faut évidemment que les objectifs de fin de cycle ne restent pas de vagues finalités, qu’ils décrivent assez précisément les apprentissages et le niveau de maîtrise visés, sans pour autant être fragmentés à l’excès. On parle aujourd’hui d’objectifs-noyaux, de socles de compétences, mais ces concepts sont loin d’être stabilisés.

Une partie de la crédibilité des objectifs de fin de cycle tiendra aux outils d’évaluation des progressions individuelles et d’établissement d’un bilan final et de bilans intermédiaires.

 

La question des points de repère en cours de cycle

Avoir des objectifs ne contraint pas à revenir aux errements de la " pédagogie par objectifs ", version simplifiée et illusoire du mastery learning de Bloom. Il ne s’agit donc pas, dans un cycle, de travailler les objectifs les uns après les autres. Même si l’on adopte une organisation modulaire, le même objectif sera repris à plusieurs niveaux. Ils faut donc concevoir les objectifs comme autant de lignes parallèles ou entrecroisées qui sous-tendent les progressions durant le cycle.

Quelles sont les étapes intermédiaires ? Les systèmes éducatifs peuvent mettre à disposition des " balises ", des objectifs intermédiaires et d’autres points de repère permettant de planifier les apprentissages et de piloter les progressions de mois en mois, d’année en année. Ils peuvent et doivent proposer des outils de pilotage, qui seront en même temps des outils d’évaluation.

Il importe alors de ne pas réintroduire par ce biais des objectifs de fin d’année aussi contraignants que dans un cursus structuré en années de programme.

 

La question du temps

Elle a déjà été esquissée. Elle doit être tranchée de façon claire au moment où l’on met en place des cycles pluriannuels, car leur fonctionnement pédagogique comme leurs contraintes d’évaluation seront très différents, voire contradictoires, selon qu’on affirme que dans la règle tous les élèves passent le même nombre d’années dans un cycle ou au contraire qu’on autorise les plus rapides à prendre un an de moins et les plus lents un an de plus. On voit immédiatement que si l’on individualise la durée du passage, l’évaluation sera l’objet de toutes les pressions pour justifier un raccourcissement ou un allongement de la durée standard. Dans le cas contraire, elle fera face à un autre défi : fonder des décisions stratégiques sur les cheminements les plus féconds à proposer aux divers élèves pour optimiser pour chacun l’usage du temps qui reste jusqu’à la fin du cycle.

 

La question de l’autonomie des équipes

Il faut sans doute définir au centre la longueur des cycles, leurs objectifs et trancher la question de la durée de passage dans un cycle et de l’étendue minimale de la coopération professionnelle et de la responsabilité collective des enseignants.

Pour le reste, on devrait laisser les équipes pédagogiques libres d’organiser le travail à leur guise durant le cycle, de même qu’on a progressivement appris à faire confiance aux enseignants pour structurer les tâches et les progressions durant l’année scolaire.

Cette autonomie devrait s’étendre aux outils d’évaluation et de communication avec les parents, le système éducatif fixant un cahier des charges à remplir d’une manière ou d’une autre plutôt qu’un bulletin type. On imagine les controverses à ce sujet !

La question des groupements d’élèves et de la division du travail entre enseignants fait partie de cette autonomie, à condition qu’elle n’autorise pas le retour subreptice aux pratiques d’antan : chacun son année, chacun ses élèves et le minimum de coopération !

 

La question du travail d’équipe

Un cycle de trois ou quatre ans perd largement son intérêt si les enseignants qui en font partie n’ont qu’une envie, se retrouver chacun " seul maître à bord avec ses élèves ".

Entre le retour à l’individualisme et la fusion, quel est le point d’équilibre ? Quelle est l’autonomie de chacun par rapport à l’équipe, en matière de contrat et de démarches didactiques, de rapport pédagogique, d’exigences et de méthodes d’évaluation ?

 

La question des groupements d’élèves

C’est la question la plus difficile. Elle est double :

L’évaluation formative intervient dans chaque cadre à titre de régulation interactive, mais dans ses variantes proactive et rétroactive, elle joue un rôle central dans la répartition des élèves entre les groupes et les activités parallèles.

 

La question des compétences professionnelles

Organiser le travail et piloter des progressions sur plusieurs années, coopérer, gérer des dispositifs de différenciation et des parcours individualisés, pratique une évaluation critériée, par rapport à des objectifs et réguler des processus d’apprentissage : autant de compétences qui ne sont pas aujourd’hui pleinement assurées par la formation initiale des enseignants. Il s’agit donc de la faire évoluer et de mettre en place des formations continues en phase avec le fonctionnement attendus des cycles pluriannuels.

 

La question de l’évaluation elle-même

Dans un approche systémique, on pourrait la traiter dans le cadre des problèmes précédents, sans en faire un objet à part.

Il n’est pas inutile, toutefois, de faire un zoom sur les problèmes d’évaluation qui naissent ou s’accentuent du fait de la création de cycles d’apprentissage.

 

II. L’évaluation dans les cycles d’apprentissage

Des enseignants qui auraient complètement intégré les idées d’objectifs de maîtrise, de pédagogie différenciée et d’évaluation formative n’auraient en principe qu'à continuer dans cette voie au sein d’un cycle pluriannuel, à plus large échelle et de façon coopérative. Souvent d’ailleurs ces enseignants n’ont pas attendus les réformes de structures pour décloisonner les classes et assurer le suivi collégial des élèves sur plusieurs années.

Hélas, dans nombre de systèmes éducatifs contemporains, les cycles pluriannuels ne sont pas l’étage supérieur d’un édifice qui comprendrait déjà, dans ses étages inférieurs, pédagogie différenciée, constructivisme, coopération, approche par compétences, référence à des objectifs de haut niveau, didactiques pointues et évaluation formative. Or, pour fonctionner et surtout pour constituer un réel progrès, les cycles exigent la mise en synergie de tels ingrédients.

Tel est le défi majeur : réaliser pour faire fonctionner des cycles pluriannuels un immense pas en avant dans tous les registres de l’action pédagogique et didactique, individuelle et collective !

La question des stratégies de changement n’est pas au cœur de mon propos. Mais il suffit, pour ne pas l’oublier, d’inventorier les innovations en matière d’évaluation qui seraient censées précéder ou accompagner la création de cycles d’apprentissage pluriannuels.

 

L’évaluation certificative

Le concept d’évaluation certificative n’est pas stabilisé. Tantôt, on parle d’une évaluation faite à l’intention de tiers, qui certifie les acquis de élèves achevant un cursus. Tantôt, n’importe quel bilan intermédiaire est qualifié de " certificatif ", car le mot est à la mode et a un parfum de sérieux.

Dans les systèmes éducatifs intégrés, le plus rigoureux serait de considérer que la certification, au plein sens du mot, se fait au moment où l’élève quitte l’école pour entrer sur le marché du travail. Il est alors porteur d’un certificat qui prend la forme soit d’un diplôme sanctionnant un examen, soit d’une attestation témoignant d’un parcours de formation réussi.

Ce bilan final n’empêche pas les bilans intermédiaires au cours du cursus, mais mieux vaudrait les qualifier de sommatif. C’est évident en tout cas à l’intérieur d’un cycle, car toute certification intermédiaire ne pourrait que reconstituer une division verticale du travail, année par année, les enseignants de l’amont " certifiant " (autrement dit garantissant) aux enseignants de l’aval que l’élève maîtrise les " prérequis " du programme qu’il est appelé à suivre.

Le problème est plus délicat lors du passage d’un cycle pluriannuel au suivant. En fait, mieux vaudrait distinguer deux débats :

1. Faut-il exiger des acquis minimaux pour accepter un élève au cycle suivant ?

2. Comment nommer la mise en évidence de ces acquis, qui est de toute façon nécessaire ?

 

Des acquis minimaux ?

Le système éducatif assume la responsabilité globale de la formation de base. à cette échelle, dès lorsqu’il est introduit dans le cursus, aucun objectif ne saurait être abandonné, sous l’unique prétexte qu’il n’a pas été atteint durant le cycle d’apprentissage qui devait y contribuer en priorité.

Si ce travail n’a pas été fait, il ne reste qu’à le poursuivre. Si bien que les objectifs de chaque cycle incluent ceux des cycles précédents, même s’il ne s’agit, pour la plupart des élèves, que de consolider et d’entretenir des acquis. On peut donc se représenter le curriculum comme un système de " poupées russes " :

 

Que faire, à la fin " normale " d’un cycle, des élèves qui n’ont pas atteint tous les objectifs ? Idéalement, une pédagogie différenciée efficace devrait réduire la proportion d’élèves se trouvant dans cette situation, mais il en restera.

Faut-il les garder un an de plus dans le cycle inférieur ? Ou les laisser passer au cycle suivant, à charge pour les enseignants qui les accueilleront de les prendre " comme ils sont ", avec des lacunes repérées ?

Je me suis déjà prononcé pour cette seconde solution, après avoir mis en évidence les effets pervers de l’allongement du passage dans un cycle et l’impossibilité de répéter cette mesure pour chaque cycle durant la scolarité obligatoire.

Il bien entendu nécessaire que les enseignants en charge de chaque cycle fassent tout leur possible pour qu’une majorité d’élèves atteignent les objectifs et ne se disent à aucun moment " Ce n’est pas grave, nos collègues du cycle suivant feront le travail ". D’où, ne serait-ce que pour cette raison, l’importance d’un projet d’établissement cohérent !

Il faut aussi, à ce propos, contester l’idée que le savoir se développe en paliers strictement hiérarchisés et qu’on ne peut aborder le pallier supérieur avant d’avoir entièrement maîtrisé le pallier précédent. Dans une perspective constructiviste, les savoirs acquis sont constamment remaniés, restructurés par les expériences nouvelles, le temps de l’apprentissage ne se confond pas avec le temps de l’enseignement.

Par ailleurs, exiger que tous les élèves aient " les mêmes bases " au début d’un cursus est l’exigence typique d’une pédagogie frontale, incapable de gérer l’hétérogénéité autrement que par la mise en échec des plus lents ou des moins favorisés. L’école maternelle n’a jamais pu rêver de classes homogènes, puisque lors de la première scolarisation, la diversité des familles et des conditions de vie crée une forte hétérogénéité. L’école primaire a appris peu à peu à gérer des publics hétérogènes, comprenant que pour homogénéiser véritablement les classes, il faudrait maintenir des taux de redoublement de 20 %. L’enseignement secondaire a cru plus longtemps à l’homogénéité comme condition absolue de l’enseignement, du fait de la possibilité de sélectionner les élèves en fonction de leur niveau scolaire et de leur aptitude à suivre un cursus. Le collège unique et la transformation des publics et des taux d’accès obligent les enseignants secondaires à " faire avec " des publics hétérogènes.

Si les cycles sont construits pour favoriser la pédagogie différenciée, accueillir des élèves de niveaux différents ne devrait pas effrayer les équipes pédagogiques. Sauf, bien entendu, si le système éducatif maintient des objectifs tellement exigeants qu’à peine une moitié de chaque classe d’âge a quelque chance de s’en approcher…

 

Un bilan de travail

Même et surtout si tous les élèves passent tous au cycle suivant à l’issue de la durée normale du cycle, il importe de dresser un bilan et de le transmettre à l’équipe du cycle suivant, pour assurer le maximum de transparence et de continuité de l’action éducative.

Pour ne pas accroître la confusion, mieux vaudrait ne pas considérer ce bilan comme certificatif. Il est informatif, formatif et dans une certaine mesure prédictif.

 

L’observation formative

 L’évaluation formative n’a d’autre fonction que d’aider l’élève à apprendre et à progresser vers les objectifs. C’est pourquoi j’ai proposé de parler d’observation formative, ou simplement de régulation des processus d’apprentissage. En effet, la simple mention du concept d’évaluation suscite immédiatement des associations d’idées qu aiguillent sur une fausse piste : épreuves, examens, classements, sélection, etc.

Je plaide depuis dix ans (Perrenoud, 1991) pour une approche pragmatique de l’évaluation formative, qui se décline en quelques thèses :

Tout cela reste valable dans le cadre d’un cycle d’apprentissage pluriannuel. Si l’évaluation formative se définit par ses effets de régulation des apprentissages en cours, tout est bon pourvu que ce soit efficace, dans les limites de l’éthique bien entendu. C’est pourquoi il faut une conception large :

L’évaluation formative ainsi conçue est complètement imbriquée au processus d’enseignement-apprentissage. Elle relève de la pédagogie, de la didactique et des théories de l’apprentissage davantage que de la docimologie.

Si la régulation est au centre, l’évaluation formative conduite par le professeur n’en est pas le seul ni même le principal pilier. Idéalement, elle reste au contraire une régulation par défaut, qui intervient lorsque toutes les régulations inscrites dans la tâche, les interactions entre apprenants ou des aides logicielles ont épuisé leurs vertus. Bref, c’est le dispositif didactique qui doit porter la régulation.

Composante d’une pédagogie différenciée, l’évaluation formative n’a aucune raison d’être standardisée. Elle s’inscrit dans un processus de résolution de problème et se module au gré des besoins. Il n’y a aucune raison de soumettre tous les élèves aux mêmes observations, dans la logique d’un examen équitable.

Elle n’exige pas nécessairement une instrumentation sophistiquée ou lourde, l’observation directe et l’intuition sont souvent suffisantes. Il importe donc que l’enseignant se mette en position d’observer les élèves au travail plutôt que de leur administrer des batteries de tests critériés. Ce qui exige une intégration de l’observation formative au contrat didactique et sa claire dissociation de l’évaluation sélective.

Soulignons enfin que l’évaluation formative peut s’exercer de diverses manières et qu’il appartient à chaque enseignant ou à chaque équipe pédagogique de forger ses outils, sans réinventer la poudre, mais sans se plier à des modèles faits par des spécialistes.

Tout cela mériterait qu’on s’y arrête. Je n’ai fait ici que souligner qu’avant de se préoccuper d’observation formative dans les cycles pluriannuels, mieux vaudrait s’entendre sur une conception précise de la régulation des apprentissages et des parcours de formation.

J’ai distingué (Perrenoud, 2001 a) quatre niveaux de recours à l’observation formative. Ils peuvent exister hors des cycles, mais c’est dans ce cadre qu’ils prennent leur pleine dimension :

1. la régulation du travail de l’élève et de son étayage par l’adulte dans le cadre de l’activité en cours ;

2. l’orientation de l’élève vers d’autres activités, plus adéquates, au sein du même groupe ;

3. l’attribution de l’élève à un autre groupe et donc à des activités d’un autre type et/ou d’un autre niveau ;

4. le pilotage des parcours de formation individualisés.

Examinons rapidement ces quatre niveaux.

 

Réguler dans le cadre de l’activité en cours

Cette forme de régulation est interactive, elle passe par des interventions de l’enseignant durant une activité, par des suggestions, des relances, des recadrages, des étayages qui sont soit des réponses à une sollicitation, soit une aide spontanée. Dans tous les cas, l’intervention est différenciée, elle s’appuie sur une observation fine des manières de travailler et de réfléchir de tel ou tel élève, ou d’un groupe.

C’est la forme d’observation formative la plus proche de la didactique, travaillant sur l’erreur, les stratégies, les représentations, les méthodes, le rapport à la tâche et au savoir, mais aussi sur les investissements, la coopération, le leadership, etc.

Inutile de dire que cette forme d’observation formative prend des allures très différentes selon que l’enseignant donne des exercices standards à tous les élèves, chacun travaillant seul dans un cahier ou devant un écran, ou apprend au contraire par recherches, projets ou situations-problèmes.

 

Réorienter les élèves vers d’autres activités dans le même groupe

La régulation à l’intérieur d’une activité trouve ses limites lorsqu’il apparaît que c’est cette dernière qui est inadéquate : trop facile ou trop difficile, sans intérêt, ou mal conçue pour ce type d’élève. À niveau égal, une recherche trop ouverte peut désécuriser un élève soucieux de bien faire, un exercice trop structuré ennuyer un élève plus audacieux. L’observation formative porte alors non sur l’apprenant seulement, mais sur son interaction prévisible ou effective avec une tâche ou un dispositif didactique.

Il n’est jamais facile de savoir quand il faut " jeter l’éponge ", comme disent les boxeurs, autrement dit renoncer à aménager une activité pour en proposer une autre, Souvent, le problème se complique du fait que le professeur ne dispose pas d’une immense réserve d’activités alternatives pertinentes, ni d’assez de forces pour les créer hic et nunc, sur mesure.

Cette composante de l’observation formative n’aura donc de pertinence que dans un système didactique riche en matériel et en activités possibles et riche aussi en créativité didactique en fonction des besoins. Si tous les enseignants sont constamment occupés à faire fonctionner des groupes, on ne voit pas comment ils trouveraient le temps et l’énergie voulus pour enrichir leur répertoire d’activités. Les maisons d’édition et les échanges avec les collègues viennent en partie à leur secours, mais on sait les limites du " prêt-à-porter " pédagogique.

 

Attribuer les élèves à un autre groupe

Le nombre d’activités qu’il est possible de faire coexister au sein d’un groupe trouve des limites, liées à l’espace et au matériel, mais aussi à la possibilité de faire coexister et de piloter en parallèle de nombreuses tâches.

C’est ce qui amène à fractionner les élèves en groupes travaillant dans des espaces distincts ou des parties délimitées d’un plus vaste espace, sous la responsabilité d’un ou plusieurs enseignants.

Un groupe peut être engagé dans un seul type d’activité ou abriter au contraire plusieurs activités parallèles. Tout dépend de la nature, de la durée, des fonctions des divers groupes entre lesquels l’équipe pédagogique répartit les élèves.

L’observation formative est alors mise au service d’une orientation optimale des élèves vers les groupes qui leurs conviennent le mieux.

 

Piloter les parcours à long terme

On passe ici à une autre échelle. L’observation ne porte plus sur des processus d’apprentissage particuliers, mais sur le parcours de formation. Elle n’est pas moins formative pour autant, mais nourrit des " stratégies " plus que des " tactiques ".

C’est à ce niveau que les cycles d’apprentissage pluriannuels introduisent la rupture la plus forte avec une scolarité structurée en étapes annuelles. Au cours d’une année scolaire, l’individualisation des parcours reste faible. Souvent, elle se limite au fait que, participant aux mêmes activités de façon synchrone, les élèves ne suivent pas pour autant le même trajet de formation, parce que certains comprennent et retiennent tout, alors que d’autres assistent à des activités didactiques dont le sens leur échappe et qui ne leur apprennent rien, sinon leur grande infériorité en regard des bons élèves.

Dès lors qu’on autorise une plus grande diversification des parcours, sans renoncer à mener chacun à une maîtrise acceptable des objectifs de fin de cycle, le pilotage des progressions individuelles devient décisif.

L’observation formative s’appuie alors sur des bilans d’acquis, mais aussi sur la l’analyse de la trajectoire récente de l’élève, de ses projets, conduites et investissements. Tout est bon pour répondre à la question : quelle est la moins meilleure stratégie pédagogique et didactique à adopter pour cet élève au cours des prochaines semaines, peut-être des prochains mois ?

Dans un hôpital, les équipes soignantes se posent régulièrement cette question au cours d’un traitement. Elles font le point, révisent leur analyse des causes et des possibilités, réorientent au besoin la stratégie thérapeutique. On trouve des fonctionnements professionnels semblables dans l’éducation spécialisée ou le travail social et dans la plupart des métiers techniques d’un certain niveau, comme dans les affaires. De ce côté, l’école a tout à apprendre, même si certaines équipes pédagogiques ont ouvert la voie.

 

Des compétences à construire

Dans tous les registres évoqués, il faut des outils de travail, à commencer par des objectifs de fin de cycle et des balises intermédiaires. Cela ne va pas toujours de soi, car ceux qui fabriquent les outils sont souvent comme ces architectes qui construisent des maisons qu’ils n’habitent pas, préférant leur cohérence théorique ou esthétique aux intérêts des usagers.

Des outils adéquats et sophistiqués ne servent à rien si les compétences des professeurs ne sont pas suffisantes. Elles ne concernent pas seulement la mesure de certains acquis. L’observation formative, y compris lorsqu’elle prend la forme d’un bilan de fin de cycle, contribue d’abord à une entreprise d’analyse et d’interprétation, qui fonde elle-même des décisions.

Rien ne sert de savoir observer si l’on ne sait pas interpréter. Rien ne sert de savoir interpréter si l’on ne sait pas décider. Et rien ne sert de décider si l’on est incapable de mettre en œuvre ses décisions.

Il n’y a donc aucune raison d’isoler la formation à l’observation formative d’une formation didactique et pédagogique plus globale, portant sur les processus d’apprentissage, la construction des savoirs, le rapport au savoir, l’investissement., l’erreur, la métacognition aussi bien que sur l’art de construire, de différencier et de réguler des situations d’apprentissage et des dispositifs didactiques.

 


Conclusion

Pourquoi, pour parler de l’évaluation dans les cycles pluriannuels, me suis-je attardé autant à des questions de curriculum de pédagogie, de didactique, d’organisation du travail ? C’est tout simplement parce qu’il est absurde de discuter d’évaluation, en particulier d’évaluation formative, sans prendre en compte le système didactique et le système éducatif dans leur ensemble.

Plutôt que de peaufiner des modèles et des outils d’évaluation sans se soucier du contexte, on ferait mieux de travailler sur tous les chantiers à la fois et de les relier !

En conclusion et en guise de résumé, je reprendrai donc, sans les commenter en détail, dix principes de base qui mettent l’évaluation à sa juste place :

1. Un cycle d’apprentissage n’est pas une fin en soi, mais un moyen de faire mieux apprendre et notamment de lutter contre l’échec scolaire et les inégalités.

2. En tant que tel, un cycle d’apprentissage ne constitue pas un progrès et peut même amener un accroissement des échecs et des inégalités.

3. Un cycle d’apprentissage n’est qu’un espace-temps de formation (de 2 ans au moins) qui permet, mieux qu’un degré annuel, d’organiser efficacement les apprentissages si on s’en sert dans ce sens.

4. Il doit, à cette fin, s’accompagner de dispositifs ambitieux de pédagogie différenciée et d’observation formative.

5. Un cycle d’apprentissage ne peut fonctionner que sur la base d’objectifs de fin de cycle, qui constituent le contrat pour les enseignants, les élèves et les parents.

6. Tout le reste est donné à titre indicatif : balises intermédiaires, modèles d’organisation du travail et de groupement des élèves, outils d’évaluation. Les écoles et les enseignants s’organisent librement et diversement.

7. Il est souhaitable qu’un cycle d’apprentissage soit confié à une équipe pédagogique stable, qui en soit collectivement responsable durant plusieurs années.

8. La durée de passage dans un cycle doit être standard, pour forcer à différencier sur d’autres dimensions que le temps et à ne pas réintroduire un redoublement déguisé.

9. Les enseignants doivent recevoir une formation et un appui adéquats pour construire de nouvelles compétences avant et pendant l’introduction des cycles.

10. La mise au point d’un fonctionnement efficace en cycles est une longue marche, qui doit être conçue comme un processus négocié d’innovation sur six à dix ans.

Le dernier point répond à l’inquiétude que les neuf premiers pourraient susciter. À supposer toutefois que les systèmes éducatifs sortent de la pensée magique et mettent en place des stratégies d’innovation qui permettent de s’attaquer aux problèmes non résolus, d’apprendre de l’expérience, de partager des savoirs…

 


Références

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Perrenoud, Ph. (1991) Pour une approche pragmatique de l’évaluation formative, Mesure et évaluation en éducation, vol. 13, n° 4, pp. 49-81. Repris dans Perrenoud, Ph., L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 7, pp. 119-145x

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Perrenoud, Ph. (1993) Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique, Mesure et évaluation en éducation, vol. 16, n° 1-2, pp. 107-132 (repris dans Perrenoud, Ph., L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 9, pp. 169-186).

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Wiggins, G. (1989) À true test : Toward more authentic and equitable assessment, Phi Delta Kappa, 70, pp. 703-714.

Wiggins, G. (1989) Teaching to the (authentic) test, Educational Leadership, 46, n° 7, pp. 41-47.


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