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Perrenoud, Ph. (2004).
Savoir gérer de plus vastes espaces-temps
de formation : le défi des cycles d’apprentissage.

Genève : Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.









Savoir gérer de plus vastes espaces-temps de formation :
le défi des cycles d’apprentissage

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2004





Sommaire

Une zone plus étendue d'autonomie et de responsabilité

Paradoxes

Une condition : savoir pourquoi on développe des cycles

Nouvelles compétences d'organisation du travail

Nouvelles compétences en didactique et en évaluation

Références


Enseigner, c'est disposer d'un temps défini pour atteindre des objectifs. L'introduction de cycles d'apprentissage pluriannuels modifie ce dernier paramètre : l'enseignant ne doit plus rendre compte de son travail à la fin de chaque année scolaire, il n'y est tenu qu'à l'issue du cycle, au moment où ses élèves passent au cycle suivant.


Une zone plus étendue d'autonomie et de responsabilité

En principe, la création d'un cycle étend la zone d'autonomie et de responsabilité des enseignants. En charge d'étapes pluriannuelles, ils sont censés s'organiser à leur guise durant le cycle, du moins si on les considère comme des professionnels. C'est loin d'être le cas partout. Certains systèmes qui introduisent des cycles s'obstinent à conserver des progressions contraignantes en étapes annuelles. Les enseignants ne s'en plaignent pas nécessairement. Il arrive donc que, structuré en cycles pluriannuels si l'on en croit les textes, un système éducatif fonctionne en réalité par degrés annuels, chaque enseignant ne prenant en charge les élèves qu'un an. Dans ce cas, les cycles n'appellent aucune compétence nouvelle, puisque en réalité rien n'a changé : la fin de l'année scolaire est toujours l'horizon du professeur, qui sait qu'ensuite un collègue prendra le relais.

Si, au contraire, des enseignants doivent et veulent vraiment gérer les parcours de formation sur deux ans ou davantage, ils sont condamnés à étendre leurs compétences, voire à développer de nouvelles compétences de planification et de pilotage des progressions individuelles. Certes, ils ne partent pas de zéro :

  • dans la plupart des systèmes scolaires qui ne fonctionnent pas en cycles, certains enseignants gardent leurs élèves durant deux ans ; certes, les programmes restent annuels et l'on dresse un bilan à la fin de chaque année scolaire, sur la base duquel on peut faire redoubler certaines élèves ; mais la simple certitude de pouvoir continuer le travail l'année suivante avec les mêmes élèves modifie les stratégies d'enseignement, allège la pression, facilite la diversification des parcours et élimine pratiquement le redoublement ;
  • planifier les apprentissages sur plusieurs années n'est pas un tout autre exercice que les planifier sur un an ; les enseignants ont une certaine habitude de piloter des processus à long terme, il s'agit simplement d'étendre cette capacité à des étapes plus longues.

On pourrait donc en conclure que les cycles, surtout s'ils durent deux ans, n'exigent des professeurs qu'une adaptation marginale. Ils seraient comme quelqu'un qui déménage dans une demeure plus vaste : un peu surpris au début, il s'habitue, prend de nouveaux repères et au bout d'un certain temps, n'imagine pas qu'il a pu vivre autrement. Si on le forçait à regagner sa précédente demeure, il se sentirait " à l'étroit ", ne comprenant plus pourquoi il a résisté au changement.


Paradoxes

Si les cycles d'apprentissage pluriannuels n'exigent des enseignants aucune nouvelle compétence, ils ne leur feront pas peur, chacun saura qu'il va retrouver ses routines après une courte phase d'adaptation. Qui pourrait s'en plaindre ?

Un tel scénario serait optimal s'il ne faisait courir le risque de créer des cycles d'apprentissage qui ne changent rien. Pourquoi en effet introduire des cycles si ce n'est pour mieux lutter contre l'échec scolaire, donc créer de meilleures conditions pour une pédagogie différenciée et une individualisation des parcours de formation ?

Premier paradoxe : si les enseignants savent rapidement et sans peine faire fonctionner des cycles pluriannuels, c'est que cette nouvelle organisation du travail n'accroît vraisemblablement pas l'efficacité de l'école, ne constitue pas un progrès.

Second paradoxe : les enseignants ne peuvent apprendre à maîtriser le fonctionnement optimal des cycles qu'en affrontant un à un les problèmes qu'il pose, en développant de nouvelles compétences.

Cela ne signifie pas qu'ils vont procéder de façon désordonnée, par simples essais et erreurs. Mais qu'aucune formation ne peut aujourd'hui donner toutes les connaissances et compétences requises pour exploiter toutes les potentialités des cycles pluriannuels. On n'y parviendra qu'au prix d'un travail de développement professionnel de longue haleine. Il peut être soutenu par des offres de formation et un accompagnement adéquats, mais il est, en dernière instance, l'affaire des professeurs, seuls aussi bien que collectivement.

Ne fait-on pas alors courir des risques inconsidérés aux élèves ? Il n'en est rien, du moins aussi longtemps que les enseignants ont la sagesse de modifier progressivement leur manière de travailler, de sorte à ne jamais perdre le contrôle des apprentissages et des écarts entre les élèves. Il n'y a aucune raison de s'offusquer, au nom d'une sorte d'orthodoxie, qu'un enseignant ou une équipe commencent à structurer un cycle en étapes annuelles. L'essentiel est qu'ils travaillent à se libérer progressivement de cette coutume, sans cesser de maîtriser les événements. La vraie rupture ne consiste pas à faire du jour au lendemain le contraire de ce qu'on faisait jusqu'alors. Elle consiste plutôt à se mettre en chemin, pour s'éloigner graduellement et en sachant pourquoi d'une structuration des apprentissages enfermée dans des programmes annuels.


Une condition : savoir pourquoi on développe des cycles

La condition d'un tel développement professionnel, c'est évidemment de percevoir l'intérêt et la pertinence d'une organisation de la scolarité en cycles pluriannuels, en sachant que ce n'est pas une fin en soi, mais un moyen de rendre l'école plus juste et efficace. J'ai tenté ailleurs (Perrenoud, 2002) de proposer une argumentation complète, en évoquant notamment cinq raisons de développer des cycles pluriannuels :

  • définir des étapes plus compatibles avec les unités de progression des apprentissages ;
  • permettre une planification plus souple des progressions, une diversification des cheminements ;
  • favoriser une plus grande flexibilité de la prise en charge différenciée des élèves, dans divers types de groupes et de dispositifs didactiques ;
  • assurer une plus grande continuité et une plus forte cohérence, sur plusieurs années, sous la responsabilité d'une équipe ;
  • poursuivre des objectifs d'apprentissage portant sur plusieurs années, qui constituent des repères essentiels pour tous et orientent le travail des enseignants.

Si les enseignants ne sont pas convaincus, on ne voit pas pourquoi ils se fatigueraient à développer de nouvelles compétences. Si les cycles leur sont imposés, sans qu'ils y adhèrent, ils se contenteront d'adapter marginalement leurs routines, en tentant de recréer un environnement de travail stable, pas trop éloigné de leurs habitudes.

Pour se mettre délibérément en déséquilibre, il faut accepter qu'introduire des cycles pluriannuels n'est pas une fin en soi, mais un moyen potentiel de rendre l'école plus efficace, seule justification d'un important changement.

Ce qui suppose un double accord :

  • sur cet objectif et donc aussi les valeurs qui le sous-tendent (refus de l'échec et des inégalités, démocratisation de l'accès aux savoirs scolaires) ;
  • sur l'intérêt potentiel que présentent les cycles pluriannuels dans cette perspective.

Les systèmes éducatifs qui imposent les cycles pluriannuels aux enseignants, comme n'importe quelle réforme de structure, obtiennent des cycles " sur le papier ", sans avoir prise sur les fonctionnements traditionnels, vite reconstitués sous une nouvelle étiquette. Ceux qui décident des réformes sous-estiment hélas toujours le travail préalable sans lequel les enseignants ne prennent pas le relais. Or, s'ils ne sont pas les premiers à chercher activement à construire des cycles pluriannuels dignes de ce nom, nul ne le fera à leur place, quand bien même le système déploierait d'immenses ressources de recherche, de formation ou de contrôle…


Nouvelles compétences d'organisation du travail

Les professeurs qui travaillent en cycles non parce qu'ils en reçoivent l'ordre, mais parce qu'ils pensent qu'ils seront plus efficaces, seront rapidement conduits à considérer que travailler de la sorte n'a de réel intérêt que si un cycle est confié à une équipe pédagogique, prête à développer de nouvelles compétences de planification et de gestion des progressions.

Ces compétences seront donc à la fois individuelles et collectives. Les cycles appellent une autre organisation du travail, virtuellement plus puissante, mais plus complexe. Si l'on confie un cycle à une équipe de professeurs, solidairement responsables de tous les élèves durant plusieurs années, cette équipe disposera de plusieurs salles de classe et d'un pool de compétences et d'intérêt qu'aucun enseignant ne réunit à lui seul.

La première préoccupation d'une telle équipe sera d'optimiser l'usage de ces ressources. Non pas pour accroître le confort des enseignants, mais pour optimiser les apprentissages des élèves, en particulier de ceux qui rencontrent des difficultés dans le système des degrés annuels.

L'équipe imaginera une division du travail entre ses membres, en fonction de leurs compétences, mais aussi d'un ensemble de dispositifs à faire fonctionner en parallèle ou en succession, dans l'esprit d'une pédagogie différenciée : des classes conventionnelles, sans doute, pour une part du temps scolaire, mais aussi des groupes plus éphémères et spécifiques, groupes de niveaux, de besoins, de projets, de soutien ou modules thématiques travaillant certaines composantes du programme de façon intensive.

Depuis le 19e siècle, le système éducatif assigne à chaque enseignant primaire un groupe-classe, une salle de classe et un programme annuel. Au secondaire, un professeur travaille dans plusieurs groupes-classes, mais n'intervient dans chacun que quelques heures par semaine, selon une dotation qui varie en fonction de la discipline qu'il enseigne. À l'intérieur de l'espace-temps d'une classe et d'une année scolaire, les professeurs s'organisent dans une large mesure à leur guise. Ils ont donc construit des compétences de gestion de classe, de planification des activités, de pilotage des parcours durant une année scolaire, ou encore d'aménagement de l'espace qui leur est attribué.

Dans le cadre de cycles pluriannuels, l'autorité scolaire attribue un ensemble de locaux à une équipe, lui confie un ensemble d'élèves d'âges divers &emdash; jusqu'à 4 ans d'écart - et lui assigne la tâche de les conduire aux objectifs de fin de cycle. Dans un état de complète professionnalisation du métier d'enseignant, une équipe pédagogique en charge d'un cycle devrait, dans ce cadre, avoir le droit de s'organiser comme elle l'entend. Cela modifierait la répartition du pouvoir d'organiser le travail, qui est en partie transféré aux professeurs.

Ce transfert est souvent plus limité, en raison de la peur qu'a l'administration de perdre le contrôle, de son souci de ne pas créer d'inégalités de traitement, de sa sensibilité aux attentes des parents. Tout cela incite souvent les autorités scolaires à imposer des parcours-types et des balises annuelles, à réglementer la division du travail entre enseignants et à normaliser les modes de groupement des élèves. On peut le regretter et espérer que les enseignants seront détenteurs d'un pouvoir croissant d'organisation du travail, à l'échelle non plus seulement de la classe, mais d'ensembles plus vastes et pour des temps plus longs qu'une année scolaire.

Encore faut-il qu'ils le veuillent et construisent les compétences correspondantes. Les professeurs manquent encore, aujourd'hui, de compétences pointues de coopération, de négociation, de régulation concertée de dispositifs complexes, de résolution de problèmes de justice, tels qu'ils se posent dès que tous les professeurs ne font plus exactement le même travail.

Il leur faut aussi des compétences de gestion de plus vastes espaces-temps de formation, d'organisation du travail, de gestion des groupements d'élèves à cette échelle. Donc une culture dans le domaine des pédagogies de groupes et du suivi personnalisé des parcours, avec cette part d'ingénierie qu'appelle toute pédagogie différenciée.


Nouvelles compétences en didactique et en évaluation

On ne saurait cependant réduire les cycles à une nouvelle organisation du travail ou à une coopération professionnelle accrue. L'essentiel est que l'organisation et la coopération favorisent des interventions didactiques plus efficaces, un meilleur suivi des élèves, une individualisation maîtrisée de leurs parcours, une évaluation réellement formative.

Si l'instauration de cycles d'apprentissage ne s'accompagne pas de compétences plus pointues et étendues en pédagogie, en didactique et en évaluation, on peut craindre que les vertus d'une telle structure demeurent virtuelles.

La régulation des processus d'apprentissage, des dispositifs de différenciation, des groupements et des parcours d'élèves, suppose notamment une excellente connaissance des objectifs de formation, qui est au fondement de bilans lucides, passant eux-mêmes par une évaluation critériée autant que par l'observation fine des élèves au travail.

De telles compétences resteraient cependant stériles sans une formation étendue en didactique dans la ou les disciplines enseignées, combinée avec une bonne connaissance des pratiques sociales de référence aussi bien que des savoirs savants qui sont aux sources de la transposition didactique.

Le défi des cycles pluriannuels va donc bien au-delà de l'organisation du temps et de l'espace. L'enjeu, dans cette réforme comme dans d'autres, est d'élever le niveau de qualification pédagogique et didactique des professeurs.

 


Références

Perrenoud, Ph. (1995). La pédagogie à l'école des différences. Fragments d'une sociologie de l'échec. Paris : ESF.

Perrenoud, Ph. (1997). Pédagogie différenciée : des intentions à l'action. Paris : ESF.

Perrenoud, Ph. (1998). L'évaluation des élèves. De la fabrication de l'excellence à la régulation des apprentissages. Bruxelles : De Boeck.

Perrenoud, Ph. (1999). Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage. Paris : ESF.

Perrenoud, Ph. (2002). Les cycles d'apprentissage. Une autre organisation du travail pour combattre l'échec scolaire. Sainte-Foy : Presses de l'Université du Québec.

 

Sommaire




Source originale :

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