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Perrenoud, Ph. (2006).
Au-delà des didactiques,
former les professeurs aux sciences sociales et humaines.
Educateur, n° spécial « La recherche en éducation »,
31 mars, 53-55.








 

 

 

 

Au-delà des didactiques, former les professeurs
aux sciences sociales et humaines

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2006



Pourquoi les sciences humaines et sociales sont-elles encore le parent pauvre de la formation des enseignants ? Pourquoi le métier de l'humain le plus relié aux savoirs tourne-t-il encore le dos aux savoirs relatifs aux processus d'enseignement et d'apprentissage, ou les limite-t-il à la didactique des disciplines enseignées ?

Que les professeurs aient une formation en didactique de la discipline qu'ils enseignent : l'idée n'est plus guère combattue, même si elle est loin d'être réalisée partout au niveau du lycée et au-delà. Les professeurs d'école ont eux une formation en didactique dans chacune des disciplines enseignées à l'école primaire. Cela constitue-t-il une initiation minimale aux sciences sociales et humaines ? On peut l'affirmer lorsque les formateurs en didactique appartiennent aux sciences de l'éducation, comme c'est le cas au Québec et en Suisse romande. C'est moins évident en France, où l'on peut enseigner la didactique des mathématiques des sciences ou des langues, dans un IUFM, à partir d'une formation dans ces disciplines et d'un intérêt pour les questions didactiques. Faisons toutefois le crédit à de tels formateurs de s'être formés minimalement en psychologie et en sciences sociales, même s'ils n'ont suivi aucun cursus universitaire dans ces domaines. Ou, pour être moins angélique, qu'on rencontrera de moins en moins de formateurs en didactique qui ignorent tout de Piaget, Bruner ou Vygostski, pour ne pas parler de Bourdieu, Charlot ou Van Zanten.

Même lorsque les formateurs ont un ancrage fort et une formation complète en sciences de l'éducation, on peut douter qu'ils aient, dans le temps compté donc chacun dispose, les moyens et l'envie d'accorder beaucoup de temps aux dimensions historiques, psychanalytique et sociologiques des savoirs, ou même aux théories de l'apprentissage au-delà de ce qui est étroitement connecté à leur discipline. L'exploration du triangle didactique et la préparation à développer des dispositifs et des situations d'apprentissage peuvent manger toutes les heures disponibles.

On peut évidemment compter sur la " formation générale et commune ". Outre le fait qu'elle occupe la portion congrue, c'est un amalgame variable et assez opaque de philosophie, de pédagogie et de sciences sociales et humaines, difficile à déchiffrer et dont le statut, sans être nécessairement subalterne, est au moins périphérique. Les disciplines et leurs didactiques respectives occupent le centre du plan de formation et la formation commune se présente, dans le meilleur des cas, comme un " supplément d'âme ", une ouverture, une part d'humanisme.

Or, les sciences humaines et sociales sont d'abord des sciences, donc des savoirs issus de la recherche, sous toutes ses formes. Certes, les valeurs, les attitudes, les normes font partie des objets étudiés par les sciences humaines et sociales, mais leur rôle n'est pas de prescrire, ni même de sensibiliser à l'éthique.

Je n'en tire pas la conclusion qu'il faut enseigner les sciences sociales et humaines séparément : un cours de psychologie, d'autres de psychanalyse, d'anthropologie, de linguistique, de sociologie, de science politique, d'histoire, d'économie. Il y a une alternative, que l'université de Genève a adoptée pour la formation des professeurs d'école : croiser les approches didactiques du métier d'enseignant et des approches transversales, structurées autour d'objets complexes, par exemple :

Cette liste n'est pas la seule possible, on peut regrouper ou séparer les items, découper la réalité autrement. Contrairement aux didactiques des disciplines, dont les objets sont en quelque sorte dictés par les découpages institués dans le système éducatif, les objets transversaux sont des constructions conceptuelles qui peuvent varier d'une université ou d'un IUFM à l'autre.

Ces approches sont transversales en un double sens : certaines traverses toutes les disciplines scolaires (comme la problématique de l'évaluation), d'autres les englobent toutes (comme les rapports avec les collectivités locales). Ces approches n'étudient pas une tout autre réalité que les didactiques des disciplines, elles les délimitent autrement. L'important est que chaque approche convoque plusieurs sciences humaines et sociales, dans un métissage chaque fois singulier, avec une dominante parfois de psychologie cognitive, parfois de sociologie, etc.

Cette façon d'élargir la culture des professeurs en sciences humaines et sociales ne facilite pas la tâche des formateurs, plus à l'aise dans le déroulement d'un texte du savoir. La vertu de ces objets composites est d'être plus proches des réalités de la salle de classe et de l'établissement, ce qui devrait favoriser leur appropriation et leur mobilisation dans l'action.

Les sciences sociales et humaines sont constituées de savoirs issus de la recherche. Se les approprier, c'est accéder à des démarches et à des méthodologies qui ne feront pas des professeurs des chercheurs en sciences humaines mais des lecteurs et des partenaires. Là n'est pas cependant l'enjeu principal : si l'on veut former des praticiens réflexifs et adosser leur réflexion à des savoirs qui dépassent le sens commun, la culture en sciences sociales et humaines est d'abord une grille de lecture. J'en prends trois exemples, parmi mille autres :

1. Dans une classe, espace surpeuplé, on gère des distances interpersonnelles et la sphère d'intimité de chacun est mise à rude épreuve ; or, le désir d'intimité et d'opacité, aussi bien que la distance à laquelle chacun souhaite tenir les autres, varient selon les cultures familiales, mais surtout nationales et ethniques. Il y a des cultures où sentir le souffle et l'odeur de l'autre semble naturel, d'autres où cela provoque malaise et rejet ; ce savoir anthropologique fondamental est en même temps très pratique, puisqu'il permet de décoder des conduites et des sentiments autrement que dans le registre de l'incivilité ou du manque d'éducation.

2. Selon le rapport au savoir qui prévaut dans sa famille et sa classe sociale, un élève peut être passionné ou au contraire paralysé ou rebuté par les jeux de langage, les problèmes ouverts, les recherches, les énigmes, les projets ; ce savoir permet aux professeurs de ne pas accentuer les risques d'élitisme en germe dans les méthodes actives.

3. Réussir à l'école peut créer, chez certains élèves, un formidable conflit de loyauté. Comme être à l'aise en lecture lorsqu'on a des parents illettrés, même s'ils encouragent cet apprentissage ? L'instruction peut créer une distance, un embarras, parfois un mélange de honte de ses parents et de culpabilité d'en avoir honte. Si le professeur connaît ces mécanismes, il saura que la résistance au savoir peut cacher un attachement à son milieu et une angoisse identitaire.

Une formation en sciences sociales et humaines n'est évidemment pas une liste sans fin de tels exemples, mais une grille de lecture permettant notamment de percevoir sous les apparences et les symptômes (élève, en échec, élève fermé, apathique, agressif, etc.) des mécanismes cognitifs, identitaires, culturels complexes, dont l'élève n'est ni conscient ni responsable, et qu'il ne s'agit pas de condamner moralement, ni mêmes de neutraliser pratiquement, mais de faire évoluer.

À ces arguments pour une formation plus large en science sociales et humaines s'en ajoute un dernier, d'au autre ordre : si l'éducation à la citoyenneté est l'affaire de tous les professeurs, de toutes les disciplines, et si cette éducation passe par des savoirs portant sur la société et les êtres humains, alors il n'est pas superflu que chaque enseignant, au-delà des savoirs spécialisés, puissent contribuer à faire comprendre le racisme, le terrorisme, la pauvreté, les inégalités, les rapports Nord-Sud, la criminalité, l'inflation ou le chômage, bref des mécanismes qui constituent notre réalité et pèsent sur la démocratie.

 

Références

Bourdoncle R. et Métoudi M. (dir.) (1993). Quelle formation en commun pour les enseignants ? Recherche et formation, n° 13.

Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1996) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? Bruxelles, de Boeck (3e éd. 2000).

Perrenoud, Ph. (2001) Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique, Paris, ESF (2e éd. 2003).

Perrenoud, Ph. (2002). Adosser la pratique réflexive aux sciences sociales, condition de la professionnalisation. Université de Genève : Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.

Perrenoud, Ph. (2002). La place de la sociologie dans la formation des enseignants : réflexions didactiques. Education et Sociétés, n° 9, pp. 87-99.

Perrenoud, Ph. (2003) L'École est-elle encore le creuset de la démocratie ? Lyon, Chronique Sociale.

Robert, A.D. et Terrail, H. (2000). LES IUFM et la formation des enseignants aujourd'hui. Paris :PUF.



Source originale :

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