Raisons éducatives

Les recompositions actuelles de l’action éducative: une introduction

Frédérique Giuliani, Barbara Fouquet-Chauprade, Margarita Sanchez-Mazas (Université de Genève)

 

Depuis les travaux d’Emile Durkheim, nous savons que l’école remplit une fonction de socialisation, entendue comme la transmission de valeurs et de normes communes à l’ensemble des individus. Il s’agit ainsi de "susciter et développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné" (Durkheim, 1922, p. 49). Or, comme de nombreuses recherches l’ont mis en évidence, le fait que l’école développe son mandat éducatif sous des formes différenciées en fonction de la composition sociale de ses publics est une constante dans l’histoire de l’école républicaine (Glasman, 1992; Millet & Thin, 2005; Périer, 2005; van Zanten, 2001). L’objet de ce numéro de Raisons éducatives est d’éclairer la manière dont, aujourd’hui, cette mission éducative se décline et se recompose sous l’effet de l’évolution des référentiels et des publics.

Appelée à gérer des situations qui vont au-delà du travail éducatif ordinaire et à traiter les problématiques pouvant émerger du fait de la prise en compte de publics en situation de précarité et de grande hétérogénéité socioculturelle, l’école se voit directement confrontée à la question sociale, sous une forme à bien des égards renouvelée. Face à des populations d’élèves dont les régimes sociaux d’existence s’écartent des rôles et des conduites attendus, l’institution scolaire se charge non plus seulement d’instruire des cohortes mais aussi d’éduquer, de soutenir, d’inclure et d’accompagner des acteurs scolaires (élèves, parents) pris dans un monde d’instabilité et d’insécurité sociales croissantes (Castel, 1995). Ce contexte général se traduit par une double exigence, de diversification des rôles professionnels et de développement d’une prise en charge axée sur les singularités des élèves, laquelle est porteuse d’innovations, mais aussi source de tensions. Au travers de contributions issues de différents contextes éducatifs, ce numéro de Raisons éducatives propose d’identifier les avancées et les points d’achoppement qui caractérisent le traitement de la question sociale à l’école. Les transformations des frontières de l’action éducative sont appréhendées à partir de différents points d’ancrage qui structurent l’ouvrage en trois parties.

Politiques éducatives territorialisées et catégorisation des publics scolaires

Dans la première partie de ce numéro, le traitement de la question sociale à l’école est saisi à partir d’une analyse du fonctionnement de politiques prioritaires territorialisées [1] (Demeuse, Frandji, Greger, & Rochex, 2008, 2011; Dutrévis, Fouquet-Chauprade, & Demeuse, 2015). Celles-ci sont mises en œuvre par les autorités publiques locales (Bell & Bernard, 2016) et s’inscrivent dans un mouvement de mise en autonomie des établissements (Rochex, 2011). La littérature internationale relève qu’au-delà des spécificités nationales et de la diversité de leur mise en œuvre, les politiques d’éducation prioritaire échouent le plus souvent à compenser les inégalités scolaires (i.e. Armand & Gille, 2006; Broccolichi, 2011; Demeuse, et al., 2008, 2011; Dutrévis, et al., 2015; Moisan & Simon, 1997; Robert, 2009). Les critiques qui leur sont adressées sont nombreuses et diverses. Elles portent notamment sur la répartition inefficace des moyens voire sur l’existence d’un effet Matthieu [2] (Crahay, 2012; Merle, 2012), sur leur incapacité à réduire les inégalités sociales entre élèves (Friant, Demeuse, Aubert-Lotarski, & Nicaise, 2008; Robert, 2009), ou encore sur la stigmatisation de leur public (Merle, 2012).

Les trois contributions que regroupe cette partie éclairent des facettes différentes de ces politiques qui sont symptomatiques du traitement réservé aux publics et territoires défavorisés. Il ne s’agira pas de dresser un nouvel inventaire des raisons de leur échec ou succès relatif mais de se questionner sur ce qu’elles produisent en termes de redéfinition des frontières éducatives (Rayou, 2015). Comment ces politiques dites de compensation, qui par définition ne ciblent pas des individus ou des groupes défavorisés mais des territoires, peuvent dans le même temps répondre aux demandes de prise en compte individuelles? Pourquoi, dans ces contextes, la frontière entre instruction et éducation penche toujours plus vers cette dernière? De quelle façon les familles sont sommées de participer activement à la réussite scolaire de leur enfant tout en se voyant responsabilisées de leur échec? Ce sont quelques-unes des questions qui seront abordées dans ces trois contributions.

Dans le sillage des politiques territorialisées et de leur "désenchantement" (Fernández-Vavrik, et al., dans ce numéro), le dispositif des Conventions Education Prioritaire de Sciences Po (France) est un exemple de politique mettant en jeu les logiques contradictoires décrites ci-dessus. Ce dispositif consiste en un partenariat entre Sciences Po et des lycées relevant de l’éducation prioritaire [3] laissant une large autonomie aux acteurs locaux qui ont pour charge de définir la forme et l’organisation locale du dispositif. L’analyse qu’en font Germán Fernández-Vavrik, Filippo Pirone et Agnès van Zanten illustre la coexistence de référentiels parfois divergents. Pour Sciences Po, perçu comme un établissement bourgeois d’excellence, il s’agit de travailler sa réputation en promouvant des  lycéens  méritants  issus  d’établissements  défavorisés,  tout en maintenant le principe méritocratique. En quelque sorte, il importe, pour cet établissement, de rester un établissement d’élite tout en affichant une politique d’ouverture sociale. Du côté des lycées, il s’agit de trouver un équilibre entre une amélioration de leur image (afin de juguler la fuite des familles les mieux dotées socialement) tout en garantissant  la  préparation  de  tous leurs élèves à l’enseignement supérieur. Cette façon d’analyser le fonctionnement et les mécanismes des politiques de discrimination positive permet de questionner le brouillage des frontières entre d’une part instruction et légitimation de la méritocratie et d’autre part des dimensions plus sociales et éducatives.

L’émergence des dimensions éducatives dans la pratique des acteurs scolaires s’incarne aussi dans d’autres segments éducatifs et en particulier dans l’enseignement primaire. L’injonction à la collaboration (en particulier entre les enseignants et les parents ou entre les enseignants et les "experts") dans le cadre de la politique d’éducation prioritaire [4] genevoise a ainsi pour effet de modifier le champ de l’action éducative. Jean-Paul Payet, Fabien Deshayes, Diane Rufin et Julie Pelhate se questionnent sur les mécanismes de la collaboration (avec les intervenants psycho-médicaux en particulier), qui font entrer des savoirs experts dans l’école. L’enseignant se sent de plus en plus dépossédé de son pouvoir d’agir sur la difficulté scolaire, aboutissant dans le même temps à une médicalisation de l’échec scolaire et à sa "dé-pédagogisation", comme le disent les auteurs. La frontière entre éducation et instruction s’en trouve redéfinie puisque la difficulté scolaire n’est plus tant vue comme un problème scolaire que social qui en appelle à des remédiations éducatives. Cette injonction à la collaboration se double dans ces contextes d’une représentation déficitaire des familles qui sont alors soumises à des injonctions et représentations contradictoires: elles doivent collaborer activement pour lutter contre l’échec scolaire de leur enfant tout en étant renvoyées à leur incompétence et à leurs carences sociales et culturelles.

Cette description sur le mode du manque et de l’insuffisance des familles dans les contextes d’éducation prioritaire est aussi fortement présente dans le "discours public" et médiatique en particulier. Cette mise en avant du déficit socio-culturel, conçu comme responsable de l’échec scolaire, appelle à une prise en charge plus "sociale" et éducative des élèves. En analysant le discours de la presse sur la politique d’éducation prioritaire genevoise, Barbara Fouquet-Chauprade et Marion Dutrévis concluent qu’une bonne part du discours produit sur ce réseau permet de travailler la réputation des écoles tout en mettant en avant l’aspect déficitaire des familles. On peut expliquer ce phénomène à partir d’un effet de label (Dutrévis & Fouquet-Chauprade, 2016; Merle, 2012) qui contribue à la diffusion de leur mauvaise réputation: "Labelliser [revient à] rendre officielle la mauvaise réputation" des établissements ségrégués (Dutrévis & Fouquet-Chauprade, 2016, p. 60). Dès lors, l’entrée dans un réseau ou zone prioritaire viendrait officialiser et valider les catégorisations produites en amplifiant la stigmatisation des populations concernées. L’analyse longitudinale du discours permet en outre de resituer l’évolution des référentiels du dispositif: au départ dispositif expérimental de lutte contre l’échec scolaire, il devient, en l’espace de dix ans, une des mesures des politiques de cohésion sociale puis une dimension de l’école inclusive.

Au final, ces politiques de discrimination positive (de compensation, d’éducation/enseignement prioritaire), comme toute politique publique, fournissent des cadres cognitifs et normatifs à partir desquels sont lus les problèmes sociaux auxquels elles cherchent à répondre. Elles construisent un certain rapport au monde (Muller, 2015), un prisme à partir duquel est interprétée la réalité sociale. Ces trois contributions soulèvent en effet de nombreux questionnements sur l’évolution des référentiels de ces politiques et sur leurs éventuelles contradictions et tensions. Le passage d’une rhétorique de lutte contre les inégalités scolaires à des discours centrés sur le référentiel de l’école inclusive comme c’est le cas par exemple dans le canton de Genève génère ainsi de nouvelles façons de concevoir le problème social tout en appelant à d’autres moyens d’action. On passe ainsi du ciblage territorial des groupes sociaux désavantagés à une prise en charge plus individuelle des élèves présentant des difficultés. Déplacer la question de l’échec scolaire à celui de la cohésion sociale comme c’est le cas par exemple en France ou dans le canton de Genève modifie encore la façon d’agir et légitime d’autres moyens d’action publique. Le problème à traiter n’est plus tant une question scolaire qu’une question de politique publique plus générale (et de politique de la ville en particulier).

Le questionnement sur les brouillages et continuités entre ces référentiels et les finalités de ces politiques publiques se prolonge dans la conclusion du numéro rédigée par Christian Maroy. L’auteur analyse la logique discursive du référentiel émergent de "l’école inclusive et efficace", transversale à la plupart des contributions. Il met en exergue les ambivalences de ce référentiel qui rappelle, par bien des aspects, les logiques de l’activation répandues dans la sphère de l’insertion et de la formation professionnelle des adultes et chômeurs impulsées par "l’Etat social actif" (Castel, 1995). À travers le référentiel de "l’école inclusive et efficace", il s’agirait moins de contribuer à réduire les inégalités, que de favoriser la réussite scolaire de chacun et une participation de tous à la société par l’acquisition de capacités, de compétences, dont sont responsables à la fois les écoles elles-mêmes, mais aussi les élèves et leurs parents.

Le rôle éducatif des personnels scolaires non enseignants: des logiques en tension

Face au défi de la scolarisation de publics particulièrement exposés au risque d’échec scolaire, l’école mobilise de plus en plus de personnels relevant d’autres institutions du champ éducatif (Kherroubi & Lebon, 2017), que ce soit au travers de professions établies (Couronné, 2017; Glasman, 1992) ou de nouveaux métiers (Astier, 2007; Tardif & LeVasseur, 2010; Verhoeven, 2012): aides-éducateurs, médiateurs scolaires, travailleurs de l’accrochage scolaire, accompagnateurs, agents de soutien technique. L’accroissement de ces personnels non enseignants responsables de la prise en charge socio-éducative des élèves repérés comme étant en difficulté est une tendance observée depuis les années 1980 dans les établissements du secondaire (van Zanten, 2001) et qui s’étend désormais au niveau primaire, comme dans le canton de Genève (Giuliani, 2017). Cette évolution atteste d’une autonomisation grandissante de la fonction éducative de l’école par rapport à sa fonction d’instruction, qui opère à distance de la transmission des savoirs, dans le cadre de dispositifs et de pratiques dédiés à cet enjeu d’éducation: accompagnement socioéducatif, dispositif d’accrochage scolaire, service de médiation, etc.

La seconde partie de ce numéro s’intéresse à la nature de ce travail éducatif, aujourd’hui animé par un idéal inclusif, et explore la manière dont la frontière entre aide et contrainte, entre émancipation et normalisation des individus, se redessine en fonction des contextes institutionnels.

La prise en charge des élèves dont les conduites scolaires justifient un traitement spécifique s’organise le plus souvent au cœur même des établissements mais elle est parfois renvoyée à des services situés à la périphérie de ces derniers. Or, l’activité concrète des professionnels chargés de sa mise en œuvre ne s’apparente pas à un champ de pratiques unifiées. Ceci s’explique en partie par le fait que ces praticiens ne forment pas un "groupe professionnel" au sens où cette désignation suppose l’existence "d’un nom de métier reconnu, partagé, ayant une valeur symbolique forte" (Dubar, 2003, p. 52). Le rôle qu’ils accomplissent auprès des populations est en fait fortement dépendant des missions présidant à leur intervention dans l’école et de la manière dont ils se saisissent de celles-ci selon leurs référentiels professionnels d’une part, de la division du travail qui s’opère entre eux et les enseignants avec lesquels ils partagent cette mission éducative, d’autre part.

Les missions ou référentiels qui configurent pour partie leurs rôles, sont marqués par la tension entre deux finalités distinctes. D’une part, un objectif de socialisation consistant en l’intégration par les élèves des règles qui organisent l’ordre social et, d’autre part, un objectif d’éducation à travers la construction de l’élève comme sujet capable de faire œuvre de lui-même. Les textes réglementaires insistent en effet à la fois sur un impératif de "socialisation" des élèves avec les règles de vie collective et sur la nécessité d’accomplir un "accompagnement socioéducatif" censé contribuer au renforcement du "bien-être" et de "l’estime de soi" des élèves. La tension entre la normalisation et l’émancipation des sujets ne se traduit pas nécessairement, dans les pratiques, par des contradictions indépassables. Tout dépend en réalité de la manière dont les professionnels interprètent ces orientations en fonction de leurs référentiels professionnels.

La tension est par exemple manifeste pour les médiateurs scolaires belges, à l’étude dans la contribution de Marie Verhoeven. En effet, l’auteure montre que pour une partie d’entre eux, la mission de "prévention des violences scolaires" qui leur est assignée est perçue comme relevant d’une logique de régulation de l’ordre scolaire, jugée incompatible avec le maintien d’une posture de médiation qui privilégie une logique clinique de restauration du lien.

En revanche, dans le cas des éducateurs sociaux intervenant au sein des écoles primaires du canton de Genève, analysé par Frédérique Giuliani, les objectifs d’intégration normative que recouvre leur mission dite de "socialisation" semblent pleinement assumés. Ceci pourrait s’expliquer, pour une part, au regard du jeune âge des élèves justifiant que ces derniers se trouvent définis par la perspective de leur progression socioéducative; et, pour une autre part, par le fait que les missions attenantes (liées au "climat scolaire" par exemple) les autorisent à développer, en parallèle d’une action normative visant la transformation du sujet, des pratiques inspirées du travail social communautaire arrimées à un objectif de transformation sociale.

La tension entre les composantes normalisatrices et émancipatoires du rôle éducatif de ces professionnels est à son comble lorsqu’elle se trouve activée par certaines formes de division du travail qui s’instaurent avec les services d’encadrement (Kherroubi & van Zanten, 2000) d’une part, et avec les professions scolaires établies (Payet, 1997), d’autre part.

Premièrement, la plupart du temps, ces professionnels ne relèvent pas de l’autorité directe des établissements scolaires. Comme le montre l’analyse historique menée par Joëlle Droux sur la constitution du métier d’éducateur en Suisse Romande, les logiques institutionnelles au fondement des institutions ou services auxquels les éducateurs sont rattachés, pèsent sur l’orientation de leurs pratiques, au point parfois d’entrer en concurrence avec les logiques de métier revendiquées. Placés sous l’autorité du pouvoir médical, les éducateurs sociaux en milieu scolaire peinent aujourd’hui à faire valoir la légitimité de leur rôle éducatif dans les écoles par rapport à l’hégémonie d’une conception médicalisée de la difficulté scolaire (Morel, 2014; Pelhate 2018). Celle-ci tend à inféoder leurs compétences relationnelles à une fonction de "dépistage" et d’"accompagnement" des élèves à besoins éducatifs particuliers. Cette fonction s’incarne parfois dans des pratiques de "sensibilisation" et de "mobilisation" connotées par une logique de responsabilisation des populations scolaires, fortement incitées à s’impliquer dans le traitement de difficultés dont elles sont faites comptables.

Dans les cas où ces professionnels sont rattachés à l’organigramme scolaire, ce sont les directeurs d’établissement qui, comme l’observe Louis LeVasseur au sujet des agents de soutien technique au Québec, imposent à ces derniers une définition de leur rôle, en l’axant sur le contrôle des élèves. Ces agents de soutien technique réfutent cette orientation donnée à leur fonction, et y réagissent en cherchant au contraire à se "faire l’avocat" (Lipsky, 1995) des élèves contre l’institution scolaire.

Deuxièmement, la construction réciproque des rôles (Hughes, 1996) à l’œuvre dans les relations de travail au quotidien entre les enseignants et les professionnels non enseignants, impacte de manière significative le contenu du travail assumé par ces derniers. Dans l’ensemble des contextes étudiés par les auteurs, le travail collectif constitue la nouvelle norme du travail éducatif (Demailly, 2008). Toutefois, selon les conditions sociales où elle se décline, l’organisation collective du travail a des effets variables sur l’autonomie de ces acteurs professionnels, et donc sur le contenu de leur intervention auprès des populations.

Comme l’analyse Marie Verhoeven, ces professionnels ont tous en commun, dans les discours au moins, un principe de distanciation à l’égard des logiques disciplinaires caractérisant la forme scolaire classique et aspirent, métier à l’appui, à échapper aux dimensions de normalisation, de contrôle et de responsabilisation inhérentes aux rôles institutionnels qui leur sont octroyés. Cette autonomie professionnelle se traduit effectivement lorsque les ressources cognitives et sémantiques propres au métier sont protégées par le droit (secret professionnel, position de tiers, etc.) et référencées dans les textes officiels, ou bien encore, lorsque les praticiens campent un quasi-statut d’indépendant qui se tient soit à la périphérie de l’organisation, soit dans des niches forgées à l’interne, soustraites à l’influence de l’environnement.

Mais lorsque le travail collectif épouse une organisation en équipe, la marge de manœuvre de ces professionnels se réduit singulièrement. L’influence des collègues qui s’exerce dans le cadre du travail d’équipe constitue une importante source de régulation des pratiques auprès des élèves et de leurs familles (van Zanten, 2001). Dans certaines configurations collectives analysées par Frédérique Giuliani, l’alliance entre professionnels prime sur un principe de distanciation et conduit les professionnels non enseignants à développer malgré eux des pratiques empreintes de responsabilisation, de moralisation et de contrôle des populations.

L’école face aux élèves migrants en statut précaire: déficits et ressorts de l’accompagnement

La troisième partie de ce numéro traite la question sociale sous l’angle des problématiques sociales et scolaires ayant émergé au cours de ces dernières années à la faveur de l’évolution des flux migratoires et de la composition de la population scolaire. Elle s’intéresse aux manières de traiter des situations inédites que posent l’accueil et l’intégration d’enfants ou de jeunes issus de contextes de guerre ou de crise humanitaire, souvent déscolarisés, ou encore de familles en situation irrégulière ou hébergées dans des centres de requérants d’asile.

Alors que les politiques d’asile se font de plus en plus restrictives à travers l’Europe et qu’elles placent aujourd’hui toute une série de migrants en marge des possibilités d’intégration légale, les pays qui les reçoivent se sont engagés en faveur du droit à la scolarité obligatoire et gratuite quel que soit le statut légal, aux termes de la Convention de l’ONU relative aux Droits de l’Enfant (CDE). Cette tension entre politique migratoire/d’asile restrictive d’une part et assouplissement en matière d’éducation pour les enfants sans statut légal d’autre part place le monde scolaire face à des populations marquées par l’instabilité, la précarité des conditions d’existence et l’incertitude face à l’avenir. Les acteurs du monde scolaire qui accueillent ces populations doivent composer avec le dilemme constitué par la volonté politique de laisser ces migrants en marge de l’intégration officielle tout en reconnaissant l’obligation de scolarisation de tous.

Les trois articles qui constituent cet axe montrent comment, tant en Suisse qu’en France, ce contexte pose une demande de diversification des rôles professionnels, obligeant les enseignants à une polyvalence à laquelle ils ne sont pas forcément préparés ou mettant les travailleurs sociaux ou autres intervenants aux prises avec des  contraintes  multiples  limitant leur capacité d’action. Se dégage de ces trois contributions l’idée-force selon laquelle l’inclusion de ces enfants et de ces jeunes dans le système scolaire ou leur insertion dans le monde du travail requièrent des prises en charge soutenues et particulières que l’on peut définir sous le terme global d’"accompagnement". Les contributions présentent les efforts déployés par les professionnels ou les bénévoles pour développer des formes d’accompagnement cherchant à répondre à des situations marquées par des trajectoires antérieures de déscolarisation ou par des empêchements de poursuivre des formations qualifiantes, frappant les jeunes en raison de la précarité de leur statut.

Les recherches présentées rapportent les réponses locales, souvent innovantes, émanant des écoles, mais aussi des réseaux associatifs ou des nombreux bénévoles portés par la vague de compassion suscitée par le sort tragique de nombreux migrants. Elles explorent comment les écoles prennent sur elles d’accueillir cette nouvelle mission, s’attelant notamment à déployer des dispositifs en réseau et à impliquer des acteurs du monde social et des institutions locales. Elles permettent de souligner que le modèle des politiques publiques ciblant des territoires urbains défavorisés doit être repensé dans un contexte d’intensification sans précédent de la mobilité internationale, porteur d’instabilité, d’imprévisibilité et d’invisibilité de nombreux migrants. Ce public est en effet souvent localisé dans les interstices des villes ou dans des quartiers favorisés, voire dans des communes rurales, abritant des centres de requérants. Il échappe de ce fait aux politiques scolaires d’éducation prioritaire développées dans certaines zones urbaines défavorisées.

Deux des contributions, celle d’Alexandra Clavé-Mercier et Claire Schiff et celle de Margarita Sanchez-Mazas, Nilima Changkakoti et Geneviève Mottet, ont en commun de mettre en lumière les disparités importantes du travail d’accompagnement des élèves nouvellement arrivés, selon que la migration de leur famille apparaît comme légitime ou illégitime, par exemple France, les Roms de Bulgarie dans le premier cas et les réfugiés syriens dans le second. En Suisse, aussi bien qu’en France, l’engagement des professionnels et des bénévoles dépend fortement de la perspective à long terme. Pour une catégorie de migrants – sélectionnés sur place en raison de leur vulnérabilité dans le cadre de programmes financés par les pouvoirs publics et octroyant le statut de réfugié, le transport, le logement, l’école pour les enfants et les soins médicaux – l’objectif est d’assurer un accompagnement particularisé des enfants et des familles, dans la visée de leur installation durable et de leur employabilité. Bien que ces projets ne concernent qu’une partie infime des personnes frappées par le conflit syrien, leur évocation permet de rendre compte des possibilités de répondre aux besoins en matière de scolarisation et de socialisation des enfants issus des migrations récentes, lorsqu’il existe une volonté d’intégration soutenue par des moyens pédagogiques et financiers.

En revanche, face à des migrants tenus pour "illégitimes", tels que ceux qui appartiennent à la minorité rom de Bulgarie, Alexandra Clavé-Mercier et Claire Schiff décrivent les processus de ségrégation mis en place à leur encontre, qui contrastent fortement avec les efforts d’assimilation à tout prix des migrants syriens à la société française, aux dépens même de leur rythme, de leur langue et de leur culture. Les risques de relégation existent aussi dans le cas du canton de Genève traité par Margarita Sanchez-Mazas, Nilima Changkakoti et Geneviève Mottet. Ils sont cependant contrebalancés par le développement de solutions ad hoc, de "bricolages", de pistes d’action, en réponse aux situations et problématiques qui signalent, dans ce domaine plus qu’ailleurs, l’irruption de la question sociale à l’école sans toutefois trouver de relais institutionnel.

La contribution de Claudio Bolzman, Alexandra Felder et Antonio Fernandez traite du vécu des jeunes aux prises avec l’illégalité lors de l’accès à la majorité et de la difficile transition qui marque la sortie du monde relativement protégé de l’école. Elle pose la question centrale de l’accès à des formations qualifiantes dans un contexte où l’obtention d’un diplôme post-obligatoire est cruciale pour l’insertion professionnelle ultérieure. La tension entre le principe du droit à la formation pour tous les mineurs et les restrictions imposées par le droit des étrangers se fait cruellement sentir dans le domaine de la formation professionnelle en entreprise, qui, contrairement aux études post-obligatoires, est définie comme une activité salariée et reste inaccessible aux jeunes sans statut de séjour. Les auteurs soulignent une différence entre les "sans-papiers" et les requérants d’asile, les premiers étant soutenus par leurs réseaux informels, tandis que les seconds sortent du dispositif institutionnel les ayant pris en charge pour se retrouver dans une position bien plus fragile face au système de formation et au monde du travail. Pour les uns et les autres, toutefois, les projets et la poursuite d’une formation dépendent certes de facteurs individuels et familiaux, mais aussi et surtout de la présence d’une personne adulte qui les accompagne dans leurs démarches. Les auteurs notent qu’il s’agit souvent de professionnels qui s’impliquent personnellement bien au-delà de leur mandat.

Cette troisième partie cherche ainsi à identifier les principales difficultés et les ressources mises en œuvre, au niveau individuel et collectif, face aux situations paradoxales rencontrées par les acteurs institutionnels, les professionnels et le public concerné: enfants et jeunes issus de familles de requérants d’asile ou de "sans-papiers". Elle problématise les limites posées à l’insertion et à la formation des enfants et des jeunes par leur contexte de vie, tant sur le plan pratique (déménagements récurrents, ruptures de systèmes éducatifs, effet des décisions de renvoi, promiscuité dans les centres) que symbolique (capacité à se projeter dans l’avenir, possibilité de nouer des liens sociaux à l’intérieur du groupe des pairs, vécu de l’exclusion, etc.). Encore peu documentées, les répercussions des situations de non-droits, de quasi non-droits ou de droits provisoires en contexte scolaire sont abordées ici sous l’angle de leur gestion par le biais de nouvelles pratiques et de l’émergence de nouveaux intervenants qui redessinent les champs de l’instruction, de l’éducation et du travail social dans le contexte des écoles d’aujourd’hui.

RÉFÉRENCES  BIBLIOGRAPHIQUES

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1.    Nous utilisons ici le terme générique d’éducation prioritaire pour qualifier les dispositifs que nous analyserons. Dans le cas de l’article de Fernández-Vavrik, et al., il s’agit des lycées en Zones d’Education Prioritaire (ZEP) en France.
2.    Nommée Réseau d’Enseignement Prioritaire.
3.    La territorialisation doit être distinguée de la "décentralisation" comme on la connait par exemple en France et qui consiste en un transfert de compétences (déconcentration) et/ou de responsabilité (délégation ou dévolution) (Mons, 2007).
4.    L’effet Matthieu consiste "à donner plus à ceux qui ont plus, [il] est un facteur particulièrement puissant de production des inégalités scolaires" (Felouzis, 2014, p. 75).