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Madame F. Traces d'un internement

C'est lors de la réalisation de l'exposition "Figures de l'ombre" que Federico Dotti découvre, dans les archives de Département de justice et police du Canton de Genève,  le dossier de Madame F.

Ce dossier, dont il publie la reproduction de l’ensemble des documents, prend la forme d’un livre documentaire. Un échange épistolaire, datant de la fin du 19e siècle, dans lequel les traces composent le tissu de l’ouvrage. Les bornes temporelles de l’évènement – ou des évènements – sont dictées par le dossier lui-même, par son contenu et son contenant. La chronologie des documents établit à elle seule les tensions et les principes de causalité régissant la trame narrative. Les mots des acteurs et actrices y occupent une place centrale.

L’histoire commence en juin 1884 par une lettre adressée au Directeur de la Police centrale. Madame F. y évoque un problème qui date d’il y a 15 ans déjà et d’après elle, le Conseiller d’État en charge du Département de justice et police est bien au courant de la situation. Rédigée dans un langage parfois peu cohérent et aux traits peu vraisemblables, cette correspondance enclenche un long processus durant lequel, entre les lettres de Madame F., s’intercalent des demandes de renseignements, des enquêtes et des expertises médicales afin d’établir si cette dame est aliénée et s’il faut l’interner. En effet, bénéficiant d’une forme de protection de la part de son entourage et n’étant pas considérée dangereuse, elle ne peut pas être internée d’office. L’échange épistolaire se poursuit, tantôt avec le Directeur de la Police centrale, tantôt avec le Conseiller d’État, Président du Département de justice et police, jusqu’à ce que Madame F. soit placée à l’Asile des aliénés des Vernets en 1889, où elle décède deux ans après.

La narration historique passe par des choix et des éclairages au cours d’un travail d’écriture qui produit en même temps des zones d’ombre. Dans ce récit, les oublié-es de l’histoire, objets de parole mais sujets muets, demeurent des figures sans visage suspendues dans l’imaginaire social. L’interaction dialectique entre visible et invisible induit ainsi, en quelque sorte, une forme de présence par l’absence. Dans un renversement de focale, la lueur évanescente de ces empreintes est transposée. Des voix ensevelies surgissent des archives et résonnent dans le présent, faisant vibrer les cordes de l’actualité. La quête de traces en vue de leur transmission réinvestit les sources pour forger d’autres clés de lecture de la réalité. Les documents sont polysémiques. En tant que témoignages, les lettres changent de statut et deviennent objets de médiation, prétexte à réflexion et au questionnement, espaces de parole et de discussion. Dépaysante, l’excursion dans le passé éclaire la profondeur des mutations sociales et favorise la compréhension des mécanismes enfouis qui sont à l’œuvre dans le refoulement de l’altérité. Distance et étrangeté orientent et acheminent l’exploration de cette mise en perspective temporelle, une réflexion au croisement des démarches de recherche et de transmission d’archives, pour tracer des chemins permettant de raconter l’invisible.


Madame F. Traces d'un internement présenté par Federico Dotti. Rohrhof, 2022.

4 juillet 2022
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