Conférences publiques

"Mais que font les polices aux frontières ?" Le cas d'une brigade de police binationale et transfrontalière / Oriane Sitte De Longueval, Université de Genève/ 16 05 2023

Retour sur la conférence de Oriane Sitte de Longueval du 16 mai 2023

Par Simon Flandin, équipe CRAFT, Université de Genève

« Mais que fait la police ?! »

Cette question rhétorique est employée de façon coutumière pour tourner l’action policière en dérision. Mais en la prenant au sérieux, elle nous interroge sur la nature du travail policier, renouvelée par le développement de la coopération policière internationale et transfrontalière. C’est le point de départ de l’enquête qu’Oriane Sitte de Longueval nous a proposé de conduire avec elle, l’espace d’une heure, en mettant d’emblée le public dans le bain.

La fiction sOriane_salle_réduit.jpguédoise danoise « Bron » débute par la découverte d’un cadavre non seulement situé sur la frontière, mais aussi composé du buste d'une femme politique suédoise et des jambes d'une prostituée danoise. La nature transfrontalière de ce crime amène les forces de police des deux pays à collaborer. Afin de documenter ce type de collaboration à la frontière franco-suisse, la conférencière a mis en œuvre une démarche ethnographique de plus de 200 heures, au fil de sessions d’immersion allant de 3 à 10 jours, dans le cadre de sa recherche conduite avec Germain Poizat[1]. Après une introduction nécessaire aux travaux académiques théorisant la culture comme ressource ou comme outil pour l’action, elle a présenté le résultat de ses analyses.

À quelle sauce manger le « crapaud » ? : la construction d’une culture d’action conjointe à travers un travail transfrontalier composite et négocié

Oriane Sitte de Longueval a fait le récit de nombreux épisodes (bien réels, ceux-ci) de collaboration transfrontalière particulièrement révélateurs de son organisation. Lorsque la brigade cherche à déterminer s’il est plus pertinent d’interpeler un suspect en Suisse ou en France (les implications n’étant pas les mêmes), elle se demande : « à quelle sauce manger le crapaud ? ». Trancher cette question, et bien d’autres qui occupent la brigade, nécessite diplomatie, neutralité, discussion, voire même parfois un « mentorat territorial ». En effet, deux répertoires culturels bien différents cohabitent : même s’ils travaillent dans un même espace au commissariat d’Annemasse, les policiers suisses et français ne font pas partie du même organigramme, et n’ont ni les mêmes contrats de travail, ni les mêmes fiches de postes, ni les mêmes outils et pratiques.

À partir d’une modélisation très élégante, la conférencière a exposé et illustré les mécanismes sous-jacents à la coopération policière transfrontalière à partir de trois principaux rôles joués par la brigade mixte : la représentation transfrontalière (légitimation, cadrage et animation de l’activité policière franco-suisse), la liaison transfrontalière (traduction, transmission et problématisation des échanges) et l’intermédiation transfrontalière (complémentarisation des moyens, synchronisation des efforts, optimisation du résultat). Il est vain de tenter ici de la résumer de façon satisfaisante, mais, précise et détaillée, cette analyse compréhensive n’a pas manqué de faire émerger des questions et des pistes de conception de formation au sein du public.

La conférence d’Oriane Sitte de Longueval s’est conclue par une ouverture sur les champs de la négociation culturelle, de la culture comme ressource pragmatique, et du travail-frontière. Ont suivi des échanges fort éclairants avec le public, qui comprenait des membres de la brigade ayant participé à l’étude.


[1] Projet « Négocier la sécurité dans l’interculturalité : La formation comme dispositif-frontière », financement FNS n°200880

Résumé de la conférence

Cette recherche propose de développer une approche pragmatiste de la culture en actes, montrant comment l'interculturalité est mise au travail par les membres d’une équipe de police binationale, dans l’optique de lutter contre la criminalité transfrontalière. L’enjeu est ici de comprendre comment les policiers de cette équipe (cinq hommes au moment de l’étude) organisent leurs répertoires culturels pour lutter contre la criminalité transfrontalière ?

Cette étude s'inscrit dans ce qui est désormais convenu d'appeler "le tournant culturel" en organisation, tournant qui amène à considérer les comme des agenciers culturels, instrumentalisant la culture à leur avantage. Sont mobilisés à cet effet, les travaux d'Ann Swidler (1986 ; 2001), proposant de considérer la culture comme un répertoire dans lequel les acteurs et actrices peuvent piocher relativement librement, et à partir duquel ils peuvent élaborer de façon plus ou moins créative, des stratégies d'action ad hoc pour faire sens et agir face aux situations qu'ils rencontrent. La culture est donc considérée comme une ressource pragmatique pour l’action, et il s’agit de mieux comprendre les capacités et les modes d’agencement culturels des acteur-trices en actes.

À partir d'une enquête ethnographique, cette recherche montre que les policiers appartenant à cette équipe binationale ont construit une culture d’action conjointe, intermédiant leurs cultures d’action nationales et respectives. Elle se compose de cinq stratégies d’action : l’engagement envers une cause commune, la posture de neutralité, le registre de la diplomatie, la pratique de la discussion et celle du jumelage pendulaire. Ainsi équipés de leur culture respective et conjointe, les policiers déploient trois types d'activités interculturelles qui prennent appui sur les similarités pour jouer sur les différences culturelles : l’activité d’ambassadeur interculturel, de relieur interculturel et de fouineur interculturel. Cette recherche montre que l’interculturalité constitue à la fois l’instrument, la pratique et l’objet du travail policier.

Cette recherche contribue ainsi à considérer le travail interculturel comme une activité à part entière du travail policier à la frontière. Ce faisant, elle permet de décrire en partie la mécanique d’élaboration de synergies interculturelles dans le cadre du travail.

 

Biographie commune des auteur-es du projet

Après une thèse de doctorat en sciences des organisations en France à l'Université Paris Dauphine, Oriane Sitte de Longueval a effectué un post-doctorat à l'Université de Genève au sein de l'équipe CRAFT, avant d’y devenir collaboratrice scientifique dans le cadre d'un projet de recherche dirigé par le Professeur Germain Poizat. Ce projet, intitulé «   Négocier la sécurité dans l’interculturalité : La formation comme dispositif-frontière », est soutenu par le Fonds National Suisse.

De manière générale, les thématiques de recherche d’Oriane Sitte de Longueval s'articulent autour de la volonté de documenter l'action organisée qui siège dans la gestion quotidienne des risques au travail. Celles de Germain Poizat quant à elles, sont centrées sur l’activité et ses transformations en situation de travail et/ou de formation, et s’appuient sur les hypothèses de l’enaction et de l’expérience. Ensemble, ils cherchent dans le cadre de ce projet commun, à explorer comment des collectifs multiculturels opérant dans le domaine de la sécurité, négocient leurs différences culturelles pour faire leur travail à l’échelle transfrontalière.


 

15 juin 2023

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