Apprentissages scolaires

Sciences cognitives et l’éducation

Pour l’un des premiers historiens de cette discipline, les sciences cognitives sont « […] une tentative contemporaine, faisant appel à des méthodes empiriques pour répondre à des questions épistémologiques fort anciennes, et plus particulièrement à celles concernant la nature du savoir, ses composantes, ses sources, son développement et son essor » (Gardner, 1993, p. 18). Il est donc légitime que les sciences cognitives s’intéressent à l’école, milieu dans lequel le savoir et sa construction ont une place centrale. Les sciences cognitives sont un ensemble de disciplines : la psychologie (générale, sociale et du développement), la philosophie, la linguistique, l’anthropologie, l’informatique (et plus particulièrement l’intelligence artificielle), et enfin les neurosciences. Ces disciplines ne nous intéressent pas ici en tant que telles, mais en ce qu’elles produisent des explications, prédictions, simulations d’objets et d’événements inscrits dans un milieu particulier, l’école.   Les sciences cognitives en tant que discipline vont naître et se développer à partir des années 1950, concurremment en trois lieux. Aux États-Unis (cf. Vignaux, 1991), au Massachusetts Institute of Technology (mit) où est organisé, en 1956, le célèbre Symposium on Information Theory (Symposium sur la théorie de l’information) ; et à l’université Harvard, avec la création par Jerome Bruner et George Miller du Centre d’études cognitives. Enfin, en Europe (cf. Ducret, 1990, à l’université de Genève, avec la création par Jean Piaget en 1955 du Centre international d’épistémologie génétique. En France, cette discipline nouvelle est reconnue au niveau institutionnel plus tardivement avec le colloque Approches de la Cognition, organisé en 1987 par Daniel Andler (cf. 1992) ; et avec l’ouverture à Lyon, dans les années 1990, de l’Institut des sciences cognitives. C’est encore plus récemment, en 2000, que le Ministère de la Recherche a lancé le programme de recherches « École et sciences cognitives ».     Toutefois, la psychologie scientifique s’est depuis longtemps intéressée à l’éducation avec, par exemple, les travaux pionniers de Binet (1905) sur les tests d’intelligence, ou ceux de Piaget sur le développement intellectuel et ses conséquences pédagogiques. On peut même remonter à la fin du xixe siècle pour remarquer que l’éducation, et plus particulièrement l’administration scolaire, a été l’un des premiers terrains d’application des recherches en psychologie, non d’ailleurs grâce à une curiosité particulière, mais plutôt parce que l’étude psychologique de situations éducatives rendait utile la psychologie (Danziger, 1990).

 

Objectifs

Rappelons que le but des sciences cognitives appliquées à l’éducation est de tenter de décrire et de comprendre les processus cognitifs mis en jeu aux cours des nombreuses activités qu’ils mettent en œuvre. Trois approches peuvent être distinguées : la première propose une description des processus généraux, la seconde une description des processus développementaux et la troisième évalue les effets de ces processus.

  • Décrire des processus généraux, c’est répondre à la question : connaissant un comportement d’élève dans une activité d’apprentissage, quels processus cognitifs sont-ils susceptibles de les faire se déclencher, et pourquoi ? Comment les faire expliciter, les observer ?
  • Décrire des processus développementaux, c’est répondre à la question : les processus cognitifs engagés dans une activité d’apprentissage sont-ils les mêmes quel que soit l’âge de l’élève ? Si non, quels sont-ils et pourquoi ?
  • Décrire les effets de ces processus, c’est répondre à la question : connaissant les processus cognitifs engagés dans une activité d’apprentissage, quelle méthode d’enseignement (ou de conception de l’enseignement) permet-elle les meilleurs résultats? Pourquoi ?

Pour répondre à ces différentes questions, les sciences cognitives se sont dotées de méthodes, sortes d’outils intellectuels permettant d’appréhender une certaine partie de la réalité concernée par chaque question.

Méthodes

Il est difficile – et incomplet – de définir une discipline par ses méthodes. Il n’y a donc pas de méthode privilégiée dans les recherches qui vont être exposées ici : observation in vivo, expérimentation plus ou moins contrôlée, simulation. Toutes ces méthodes sont en réalité au service d’un même but, qui est de mieux comprendre les processus de l’apprentissage et de l’enseignement. Popper (1985), par exemple, a pu dire que la seule véritable méthode scientifique était faite d’une boucle comprenant l’énoncé d’une conjecture (théorie expliquant les phénomènes problématiques d’un domaine d’étude) et, ensuite, une tentative de réfutation de cette dernière (son test et, éventuellement, son abandon au profit d’une nouvelle conjecture, etc.). Ainsi, étudier des phénomènes d’apprentissage, c’est moins utiliser une méthode privilégiée qu’utiliser la méthode la plus adéquate pour les fins que l’on s’est donné, présenter les résultats de la manière la plus précise afin qu’ils puissent être approfondis, discutés, amendés, ce qui amène la confirmation ou la réfutation de la théorie qui a permis de les organiser. Détaillons maintenant rapidement les méthodes utilisées dans certaines des sciences cognitives.

a) Méthode expérimentale

Cette méthode nous permet de choisir, face à une question de recherche et à partir de faits observés et mesurés, la réponse la plus valable. Elle permet en particulier d’apporter des réponses qui sont parfois contraires au sens commun, aux intuitions ou expériences du praticien. La méthode expérimentale a comme souci principal « d’administrer la preuve », c’est-à-dire de montrer qu’un facteur (e.g., une méthode d’enseignement, une technique d’apprentissage) est bien la principale cause de l’apparition d’un comportement observé (e.g., un meilleur taux de reconnaissance de mots, de meilleures performances d’apprentissage). Pour être certain que cette relation causale est univoque, il faut souvent planifier et organiser des « expériences » sur le terrain ou en « laboratoire », afin de contrôler au maximum tous les autres facteurs qui sont susceptibles d’influencer les performances observées. Cela implique de procéder à des comparaisons avec un « groupe-contrôle ». Par exemple, pour conclure à l’effet positif d’une nouvelle méthode d’apprentissage de la lecture, il n’est pas suffisant de montrer que l’utilisation seule de cette méthode dans une classe (groupe expérimental) produit de meilleures performances. Il est nécessaire de montrer aussi que, dans une classe où cette méthode n’est pas utilisée (groupe-contrôle), toutes choses étant égales par ailleurs (niveau scolaire, csp, etc.), les performances des élèves sont plus faibles. Il est à remarquer que la réalisation de la condition indispensable « toutes choses étant égales par ailleurs » reste difficile, en particulier en milieu scolaire.

b) Imagerie cérébrale fonctionnelle

Les récents progrès des méthodes d’imagerie cérébrale fonctionnelle, en particulier celle par résonance magnétique, irmf, permettent d’examiner « in vivo » l’activité cérébrale d’adultes volontaires en train d’effectuer certaine tâche. Nous savons que les mécanismes neuronaux qui sous-tendent les activités cognitives suscitent de manière continue des besoins métaboliques importants. Cette demande énergétique est comblée principalement par l’utilisation de glucose. Comme le cerveau possède peu de réserves, il est donc dépendant de l’apport continu d’oxygène et de glucose. Dès lors, les variations régionales correspondent assez précisément aux besoins métaboliques requis. Ainsi, les mesures du débit sanguin régional ou de la consommation cérébrale d’oxygène et de glucose permettent d’obtenir une estimation de l’activité métabolique liée à l’activité synaptique sous-tendant des tâches cognitives.

c) Observation

Une autre manière de mieux comprendre une activité d’apprentissage ou d’enseignement est de l’observer, à l’aide de grilles (i.e., moyens de catégoriser et décompter différents indices comportementaux, choisis au préalable, et observés) élaborées à cette intention. Comme il n’existe pas de grille universelle permettant d’observer toute la réalité (qu’elle soit d’ailleurs dans ou en dehors de l’école), chaque grille remplit une fonction particulière : elle peut être centrée sur les verbalisations d’élèves argumentant en résolvant des problèmes, centrée sur le type de notes écrites par les étudiants, ou encore centrée sur les verbalisations d’enseignants avant et après leur enseignement. Ensuite, après l’observation, une analyse permet de mettre au jour des régularités, des liens ou des particularités entre les différents objets ou événements observés. De récents développements des grilles d’observation, utilisant intensivement la vidéo, permettent d’accéder à des verbalisations croisées des protagonistes d’un même événement, et enrichir les données récupérées.

d) Simulation

Simuler, c’est constituer un modèle d’objets ou d’événements réels, et le faire fonctionner pour voir s’il se comporte de la même manière que ces objets ou événements. Dans les sciences physiques, ce modèle est une réduction de la réalité ; en informatique – et vraisemblablement aussi dans les autres sciences cognitives – ce modèle est une reproduction : il est testé sur ses capacités à reproduire le mieux possible les performances cognitives, voire, dans certains cas, les processus étudiés. Cette reproduction permet, d’une part, de mieux comprendre la manière dont ces performances sont produites, puisqu’il est possible de faire varier à l’infini et systématiquement les données traitées ainsi que certaines variables du processus cognitif étudié. De plus, cette reproduction permet des tests d’hypothèses difficilement réalisables avec des participants humains. Comme annoncé plus haut, nous nous intéressons ici aux sciences cognitives appliquées à l’éducation. Cela induit un rapport délicat entre deux entités. Essayons maintenant d’expliquer la nature de ce rapport.

Science et pédagogie

En schématisant quelque peu le vaste champ de la recherche en éducation, nous pouvons dégager deux manières différentes, et toutes deux valables, de répondre aux questions ci-dessus. La première est de faire appel à des techniques élaborées par la pédagogie, majoritairement issues de la pratique ; la seconde est de faire appel à des résultats issus de recherches scientifiques, plus précisément d’expérimentations, observations, ou encore de simulations informatiques. Il est important d’affirmer que les techniques élaborées par la pédagogie ne sont pas de moindre importance : la meilleure preuve en est que de nombreuses recherches scientifiques reprennent des techniques issues de la pédagogie. Par exemple, Montessori (1915) avait conçu une méthode multisensorielle (incluant le corps et le toucher) des apprentissages fondamentaux fondée sur les travaux d’Itard. Nous verrons plus loin que nos travaux, non seulement évaluent expérimentalement les apports bénéfiques de l’exploration tactile sur l’apprentissage de la lecture, mais tente aussi de comprendre le comment et le pourquoi des effets positifs de cet entraînement multisensoriel.

Il vaut mieux donc penser que les buts des techniques pédagogiques et ceux des recherches scientifiques en éducation diffèrent : le but de la pédagogie est d’élaborer des techniques qui fonctionnent, alors le but des recherches scientifiques est non seulement d’évaluer scientifiquement les effets de ces techniques mais aussi de comprendre, expliquer, éventuellement prédire ou simuler comment ces techniques peuvent fonctionner. En résumé, nous ne pensons que ces deux approches ne s’opposent pas mais au contraire, elles s’alimentent l’une l’autre.