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La médecine légale pour consolider la paix en Afrique

Par Brigitte Perrin, CFCD, Université de Genève

Située à l’intersection entre la justice, la sécurité et la réconciliation, la médecine légale est un pilier essentiel de l’état de droit et de la consolidation de la paix. Pourtant, de même que les sciences forensiques, elle est quasiment absente du continent africain. À titre illustratif, en République centrafricaine, il n’existe qu’un médecin légiste pour 4,5 millions d’habitants. Au Bénin et Togo, ils ne sont que deux à exercer, dans des pays comptant respectivement 7,5 millions d’habitants et 11,5 millions d’habitants[1]. Pour y remédier, une formation continue universitaire a vu le jour à Genève. La première volée vient d’obtenir son diplôme.

C’est en automne 2019 qu’une dizaine de professionnels (médecins, magistrats, policiers) provenant du Bénin, du Burundi, du Cameroun, de République centrafricaine, du Rwanda et du Togo ont pris le chemin des auditoires de l’Université de Genève. Ils y ont suivi quatre semaines de cours sur les outils juridiques, la médecine légale et les sciences forensiques ainsi qu’une semaine de stage dans le cadre du Certificat de formation continue en « Droit, médecine légale et sciences forensique en Afrique », qui vise à renforcer la compréhension et la collaboration entre la police, la justice et la médecine à travers le continent.

Les participants ont ainsi acquis des notions de base de la médecine légale et compris l’importance des interactions interprofessionnelles. Ce programme de formation est parfaitement en phase avec les Objectifs de développement durable, notamment les Objectifs 3 (droit à l’éducation) et 4 (droit à la santé) ainsi que ceux de l’Agenda 2063 de l’Union Africaine (Aspiration 1.10). La formation a été lancée à l’initiative du Dr Ghislain Patrick Lessène, Directeur du Centre d’études juridiques africaines (CEJA), de Silke Grabherr, Directrice du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML) et de plusieurs institutions suisses.

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Un même but : la recherche de la vérité

Général de police, magistrat de siège, membre du ministère public, médecin : c’était la première fois que ces professionnels travaillaient ensemble. Cette pluridisciplinarité n’est pas la règle en Afrique. Les participants ont néanmoins pu constater qu’ils travaillaient, chacun à leur manière, à un même idéal : la santé publique et la recherche de la vérité.

La première conclusion à laquelle sont arrivés les futurs diplômés, c’est qu’il était urgent de créer des unités de médecine légale dans chacun des États. Ils ont donc décidé de fonder l’Association pour le droit et la médecine légale et la science forensique en Afrique, afin que tout ce qui a été appris à Genève soit mis en pratique durablement dans leurs pays d’origine. En février 2020, des juges se rendront au Cameroun et en mars, des spécialistes de médecine légale se rendront à la 9e Conférence de la Société africaine de médecine légale qui se tiendra du 17 au 18 mars à Lom, Togo, où ils montreront de manière concrète ce qui peut être fait, même avec des ressources limitées.

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« Ils ont vu ici à Genève des technologies dernier cri, se réjouit Ghislain Patrick Lessène, et c’est une source d’inspiration extraordinaire pour ces professionnels. Mais en discutant avec les techniciens, on s’est rendu compte que même avec peu, on peut faire beaucoup. Nous allons donc poursuivre la collaboration ». Plusieurs techniciens suisses se rendront à cette fin en Afrique, et chercheront des moyens de développer les activités de médecine légale avec du matériel local.

 

Un lieu, un couteau... et de la collaboration

« Pour moi, le vrai défi c’est de faire de la médecine légale avec les techniques existantes et des connaissances. Il faut revenir à la base, explique Silke Grabherr. On peut faire un très bon examen d’une personne décédée pourvu qu’on ait un lieu pour faire une autopsie. Et un couteau. Un bon médecin légiste doit savoir trouver des réponses dans ces conditions-là. Chaque pays doit choisir les techniques les plus appropriées à son contexte ».

Pour la directrice du Centre romand de médecine légale, pour confondre un coupable, il est nécessaire de mobiliser trois métiers : les médecins, les magistrats et les policiers. « Aucun n’est plus important que l’autre, par contre la collaboration entre eux est cruciale. Rien qu’en mettant en place cette collaboration, on peut déjà atteindre de bons résultats».

Ne plus avoir à négocier

« La médecine légale est la discipline de la médecine la plus liée à la politique », remarque encore Silke Grabherr. « Elle ne peut pas résoudre les crises, mais elle peut poser des questions et apporter de bonnes réponses dans un cadre de conflit politique. A l’origine de nombreux conflits, il y a l’incertitude par rapport aux personnes qui ont commis certains crimes, envers qui et comment elles les ont commis. Il est réellement possible de résoudre un conflit en trouvant de vraies réponses à ces vraies questions. En identifiant les victimes des différents crimes, on permet de faire le travail de deuil; et une fois le deuil fait, il est plus facile de pardonner ».

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Et comment est perçue l’arrivée de la médecine légale en Afrique ? « Il y a sans aucun doute des personnes opposées à l’application de la médecine légale en Afrique », regrette Silke Grabherr, « de la part de gens qui ont peut-être eux-mêmes quelque chose à cacher… En utilisant des techniques scientifiques, on peut analyser les situations, et ne plus « négocier » la responsabilité des crimes qui ont été commis. La transparence a un rôle absolument central à jouer pour avancer en direction de la paix ».

Les participants de la première volée ont été pour la plupart bénéficiaires d’une bourse du Service de la solidarité internationale (SSI) du canton et République de Genève et de la coopération suisse (DDC). Les organisateurs de la formation sont aujourd’hui à la recherche de financements qui leur permettront d’accueillir davantage de participants l’année prochaine et de proposer cette formation alternativement en français et en anglais, de manière à y impliquer les pays d’Afrique anglophone. « Les ONG ont encore du chemin à faire pour prendre conscience du rôle essentiel de la médecine légale dans les processus de paix. Nous souhaiterions que les pays qui envoient leurs émissaires, eux aussi, essaient d’obtenir des bourses ou s’engagent à financer cette formation », conclut Silke Grabherr.


[1] Ces chiffres ont été fournis par les ministères de la santé et de la justice du Bénin et du Togo lors d’une mission exploratoire menée en juillet 2017.

Cet article a également été publié dans le magazine new Special

 

Six mois pour acquérir les bases

Le CAS Droit, Médecine légale et science forensique en Afrique de l’Université de Genève vise un public de médecins et d’acteurs issus du secteur judiciaire et de la société civile dans le continent africain, dans les domaines pertinents à la médecine légale et aux sciences forensiques (magistrats, officiers de police judiciaire, personnel pénitentiaire, juristes, membres d’ONG travaillant dans le domaine de la prévention des violences, notamment).

Bi-continentale, la formation se déroule en quatre phases distinctes.

  • Une première phase d’environ deux mois permet aux participants de prendre connaissance du syllabus de la formation et de s’imprégner ainsi des concepts fondamentaux de la médecine légale, des sciences forensiques, du droit international et de la justice pénale internationale.
  • La seconde phase, qui se déroule en Suisse, s’articule autour de quatre semaines de cours intensifs animés par des enseignants académiques et des spécialistes. Les cours ont lieu au Centre universitaire romand de médecine légale (CURML) de l’Université de Genève, à l’Ecole des sciences criminelles (ESC) de l’Université de Lausanne et à l’Académie de police de Savatan.
  • La troisième phase de la formation est un stage pratique d’une semaine au sein d’institutions suisses reconnues : Ministères publics de Genève et du Canton de Vaud, Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne, l'établissement fermé de Curabilis à Genève, ou encore l’Académie de police de Savatan. Essentiel au transfert des connaissances et compétences dans la pratique, ce stage permet aux participants de s’immerger dans la pratique professionnelle suisse.
  • Enfin, le parcours formatif se clôt par la rédaction d’un travail de fin d’études qui consolide les enseignements de la formation et le retour d’expérience du stage.