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Le changement, un nouveau terrain d’exploration pour apprendre

Par Brigitte Perrin, CFCD, Université de Genève

Les explorateurs bousculent nos certitudes, nous captivent, nous émerveillent, nous invitent à repenser notre monde. Il en va de même pour la formation continue. Interview croisée.

Clot-Exploration-2.jpg© Agence Zeppelin/Lucas Santucci/Adaptation

Les grands explorateurs fascinent : Marco Polo, célèbre pour son voyage en Chine, Cousteau, qui rend accessible au grand public des lieux inaccessibles, et plus récemment les aventures arctiques de Mike Horn, à la rencontre des milieux extrêmes et des humains qui les peuplent. Depuis toujours, nous sommes habités par la quête de l’inconnu, mus par la soif insatiable de découvrir ce qui se cache derrière l’horizon. Pourtant, lorsque l’inconnu survient dans notre quotidien, lorsque de nouvelles technologies ou méthodes s’imposent à nous, que le changement climatique bouscule nos habitudes, ou que nos métiers se transforment, la fascination laisse la place à la peur. La formation devient alors une réponse pour appréhender le changement. Elle nous permet, tel l’explorateur, d’affronter l’inconnu en étant bien équipé.

Christian Clot est explorateur et chercheur. Il a créé et il dirige le Human Adaptation Institute et travaille en collaboration avec l’Institut des Sciences Affectives de l’UNIGE sur les aspects émotionnels de l’adaptation. Il organise régulièrement des expéditions pour étudier l'adaptation en milieu extrême. Sophie Huber est directrice de la Formation continue de l’Université de Genève. Interview croisée en préparation aux Portes ouvertes de la formation continue, qui se tiendront le 31 mars à Genève.

 

Pourquoi s’intéresse-t-on tellement au changement aujourd’hui ?

Christian Clot : L’entreprise essaie toujours de planifier à 5 ou 10 ans. Cela ne paraît plus possible. Celle de demain va nous demander de nous réinventer en permanence, les changements environnementaux, sociaux et technologiques vont nous inviter à aborder le monde comme un explorateur. Il faudra accepter des lieux inconnus, s’ouvrir à de nouveaux territoires (c’est-à-dire l’innovation), observer, être vigilant, écouter les signaux.

Sophie Huber : Une manière de s’ouvrir à ces nouveaux territoires, c’est de se former, de reprendre la formation là où on l’a laissée. Il y a longtemps qu’on présente la formation continue comme une nécessité, mais les obstacles restent nombreux : manque de temps, d’argent, peur de l’échec, etc. Des injonctions à se former ont alors été formulées par les politiques, des lois sont venues encadrer et soutenir la formation continue, des scientifiques et des andragogues ont été mobilisés, mais on ne se forme toujours pas plus qu’avant. Aujourd’hui, l’injonction vient du changement de la société et du monde du travail, changement qui va croissant. Il ne suffit plus de suivre le changement, il faut l’embrasser… notamment en se formant.

 

Du point de vue des managers, que veut dire « faire face au changement » ?

CC : Pour moi, cela veut dire mettre ses équipes en adéquation avec le besoin. Le temps où on prônait l’agilité dans l’entreprise est déjà presque révolu. Ce n’est plus suffisant. Il s’agit aujourd’hui de redonner ses lettres de noblesse au temps et à l’écoute. Il faut redonner au cerveau l’habitude de construire des savoirs. Ce n’est qu’ensuite qu’il pourra en créer de nouveaux. On se réapproprie ainsi le temps cognitif. La formation tout au long de la vie est un passage obligé pour faire face aux changements dans le monde du travail.

SH : Oui, et l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité sont au centre de ce temps de formation. En permettant à l’humain de se former, on lui permet de rencontrer d’autres « explorateurs » qui ont des parcours différents. En se confrontant à d’autres disciplines aussi, le participant peut vivre un « choc » et c’est ce choc qui lui permettra de porter un nouveau regard sur sa propre discipline et sa pratique professionnelle. Il est important de créer cette distance, de recréer des espaces vierges pour pouvoir s’adapter et innover.

 

Jusqu’où peut-on pousser la métaphore de l’exploration quand on parle du travail ou de la formation ?

SH : La métaphore porte sur l’individu quand on parle de formation. L’expérience de formation va avoir une signification différente pour chacun. Chaque participant fera une expérience unique. Se former, c’est faire – parfois ou souvent – l’expérience de la difficulté, de la distance par rapport à une connaissance acquise, de la prise de risque. En effet, la formation à l’université ne propose pas un résultat absolu. On peut se projeter vers des objectifs de formation, parfois on les dépasse, parfois on se confronte à l’échec. Et c’est bien ainsi, car c’est ce qui nous permet de développer de nouvelles compétences. Se former, c’est sortir de sa zone de confort, comme partir en expédition dans un territoire inconnu.

CC : Dans l’entreprise, on vante les mérites d’une collaboration efficiente. En réalité, dans la plupart des cas, l’entreprise fonctionne en silos, avec des chefs d’équipes et des équipes qui ne se parlent pas entre elles. Lorsqu’on évoque une expédition dans un milieu extrême, on ne se pose même pas la question, on sait qu’un petit groupe isolé, s’il n’est pas assez varié en compétences, a peu de chance de s’en sortir en cas de problème. Dans la nature comme au travail, plus un groupe est diversifié (genre, population, origine, formation), plus les typologies de connaissances sont variées, plus il y a de chances que la collaboration fonctionne et que l’expédition - ou les projets - atteignent leur objectif. Ce n’est pas une métaphore, c’est le fonctionnement de l’être humain, où qu’il soit.

Clot-Exploration.jpg© Agence Zeppelin/Lucas Santucci/Adaptation

Quelles compétences doit-on acquérir pour faire face au changement, et comment peut-on s’en prévaloir dans le monde du travail ?

CC : De nombreuses recherches sur le cerveau montrent qu’il n’est pas possible de changer les connexions de celui-ci sans travailler sur les émotions. On a compris que c’est le fonctionnement émotionnel de l’individu qui va lui faire accepter le changement. Sachant cela, la première chose à faire c’est d’intégrer cette réflexion sur le changement au niveau des managers, et d’y consacrer du temps. Le manager n’est plus celui qui donne des ordres, ce doit être celui qui guide et se met au service de l’entreprise ou de l’organisation. Il est donc primordial de concentrer les efforts sur la formation des leaders. Ces derniers doivent écouter ce qui se passe à l’extérieur, comme ce qui se passe à l’intérieur, afin de pouvoir préparer émotionnellement les employés aux évolutions de demain. En clair, il faudrait revenir à plus de réunions d’équipe ! C’est ainsi que l’on va créer une appétence à l’adaptabilité. Les leaders de demain seront moins des techniciens que des guides, ils ne devront pas savoir tout faire, ils auront droit à l’erreur, mais ils devront s’occuper des gens et de leurs émotions, tout en restant des spécialistes de leur domaine évidemment, afin de comprendre le contexte économique, social et technologique de leur secteur.

SH : Pour faire face au changement, il faut bien entendu mettre à jour ses connaissances techniques, mais il est important de considérer aussi l’expérience que constitue une formation continue dans son ensemble. Quel que soit le résultat obtenu à la fin de la formation, les « soft skills » qui vont être nécessaires pour mener à bien cette aventure (collaboration, communication, persévérance, faire face à ses peurs, etc.) doivent être valorisées au même titre que le diplôme lui-même. Certains curricula intègrent déjà ces compétences transverses dans les objectifs de formation et certaines formations portent exclusivement sur elles. Quoi qu’il en soit, l’apprenant qui est parti dans l’aventure de la formation en tant qu’explorateur peut valoriser cette posture et devenir pionnier ou « intrapreneur », de retour dans son contexte professionnel.

 

Peut-on vraiment faire disparaître la peur du changement ?

SH : La faire disparaître, non, c’est une émotion essentielle. Mais on peut la gérer. Il s’agit dans un premier temps d’objectiver les connaissances déjà acquises par le passé. Ensuite, mettre en perspective les nouvelles connaissances à acquérir par rapport à ce qui est connu. Enfin, il faut communiquer afin que les nouvelles connaissances puissent être transférées dans la pratique. Dans une formation continue, le participant expérimente toute nouvelle connaissance dans un cadre sécurisé. Cependant, les limites et les angoisses existeront toujours et il devra apprendre à les dépasser. Il ne sera pas moins seul avec sa peur qu’un explorateur parti en expédition, mais comme les explorateurs, en cas de problème, tout est mis en place pour que l’aventure se termine bien.

CC : Aujourd’hui, la peur est la seule émotion qui est totalement rejetée en entreprise, ce qui est absurde. Si la peur est prise en compte et acceptée, on peut mieux comprendre et mieux gérer les situations où le changement est inéluctable. L’apprentissage d’une nouvelle connaissance est le seul moyen de faire face à une peur. Les êtres humains dans un contexte professionnel peuvent avoir peur de deux choses : soit du futur (perte d’emploi, perte d’utilité de leur savoir-faire), soit des nouvelles tâches qui leur sont confiées (ou peur de ne pas avoir les compétences pour les accomplir). Ces peurs ne peuvent pas disparaître d’un coup de baguette magique, il faut de la douceur, du courage, accepter les étapes d’adaptation. C’est difficile pour l’être humain, mais ce n’est pas impossible, surtout s’il est bien accompagné.

 

Site internet présentant les explorations de Christian Clot

« Explorer demain – Comment peut-on être un explorateur au XXIe siècle », le dernier livre de Christian Clot, paru en janvier 2020, disponible en librairie.

Human Adaptation Institute

 

Cet article a également été publié dans le magazine New Special.