Histoires d'émotions

Émotion et situations extrêmes : comment agir ensemble en s’inspirant des musiciens ?

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Concert de Queen au stade de Wembley, 12 juillet 1985. Devant 74’000 spectateurs, un moment de lien : le public est à l'unisson du groupe et répète en choeur les intonations vocales extraordinaires de Freddie Mercury. Connaissez-vous d'autres activités humaines susceptibles de mobiliser ensemble, comme un seul homme, des milliers de personnes? La musique a cette capacité paradoxale qui veut que vous puissiez exprimer ce que vous avez en vous tout en saisissant chez l'autre, dans le groupe, une force que vous ne pourriez atteindre seul.

Cette dynamique peut-elle nous inspirer dans la situation extrême que nous vivons? Oui.

Un bref point de définition pour commencer. Par situation extrême, on se réfère à une situation caractérisée par trois points : des changements constants qui obligent à une adaptation continue, l'incertitude qui rend difficile toute anticipation, et les risques encourus qui peuvent être fatals. Ce qui, peu ou prou, ressemble à ce que l'on vit actuellement avec le covid. Les musiciens peuvent-ils donc être un exemple à suivre pour affronter ces situations ?

 

Le modèle PAC (Partition, Autonomie et Co-dépendance)

Sur la base d’années de modélisations et d’interventions auprès de professionnels chevronnés (par exemple électriciens spécialistes des sites de haute tension, interventions dans les urgences hospitalières), nous avons déterminé un modèle opérationnel inspirés de l’exemple musical appelé PAC pour Partition, Autonomie et Co-dépendance. Considérez-le comme une forme de guide/mémo, à adapter aux contextes professionnels rencontrés. Sa pertinence est éprouvée dans les situations de travail à distance que nous vivons actuellement.

L'idée est la suivante : pour vous assurer que vos équipes soient alignées sur des objectifs communs, vous devez leur fournir un canevas avec une visée à court et moyen terme et des rendez-vous réguliers qui scandent la progression: c'est la partition. La précision de cette partition dépendra de l'exposition au risque des employés. Considérez une centrale nucléaire : une suite d'erreurs humaines peut conduire à la catastrophe. La partition est ici détaillée jusqu'à la note près pour réduire au maximum l'exposition individuelle au risque. Des procédures rigides existent à chaque niveau de responsabilité et déterminent les étapes à accomplir : théoriquement, aucune marge de manœuvre n’est laissée à l'improvisation.

Si l'individu est, par sa fonction, exposé personnellement au risque comme le secouriste ou le guide de haute montagne, sa survie, ou celle du patient, dépend directement des actions et décisions qu'il entreprend. La partition de l'organisation qui l'emploie s'approchera davantage d'une grille de jazz, avec quelques accords singuliers qui donnent la couleur et la direction de l'ensemble (par exemple, principes clés et objectifs).

Le deuxième composant du PAC a déjà en partie été dévoilé : c'est l'autonomie garantie à votre équipier/employé. Le concept n'est pas nouveau, mais il est d'actualité : vous déterminez des activités qu'il ou elle peut accomplir seul(e) et vous lui donnez l'opportunité d'atteindre les objectifs fixés ensemble (via la partition) par des moyens et des outils développés par ses soins.

Troisième et dernier élément, la co-dépendance. Comme dans un orchestre, la possibilité de réaliser la partition dépend de l'action de chacun. Cela suppose une claire identification du périmètre d'action et de la complémentarité de chacun telle que définie dans la partition. Les trombones jouent des mélodies inaccessibles aux violons, mais ils peuvent les accompagner harmonieusement. Si chacun mesure, à chaque moment du projet ou de l'activité, la position des autres, la qualité de son engagement ou les difficultés rencontrées, vous garantissez la cohésion du groupe.

Les compétences émotionnelles dans ce contexte? Elles sont ce qui permet l'application du PAC et rend possible l'action collective, en particulier, dans les situations extrêmes.

 

Un encadrement bienveillant et ferme

Le maitre mot dans l'ensemble de ces cas est d'accepter l'erreur, tout en cherchant à diminuer son occurrence, car elle est souvent inévitable lorsqu'il y a une prise de risque. Un encadrement bienveillant et ferme parvient à capitaliser sur l'expérience acquise à travers ces erreurs s’il met en place un suivi régulier, compétent et sensible (par exemple l'utilisation du debrief après la mission ou le chef d'orchestre donnant son feedback, c'est-à-dire corrigeant l'exécution de certaines parties orchestrales pour parvenir à l'interprétation souhaitée).

Comme le terrain professionnel ne permet pas toujours ces erreurs, la simulation est désormais employée de manière croissante. Inaugurée par les pilotes, déployée dans le domaine de la santé, cette pratique pédagogique scénarise des situations réelles du monde professionnel et place les employés/acteurs dans un contexte hyperréaliste pour qu'ils apprennent à agir ensemble, en mettant à profit la diversité et la complémentarité de leurs compétences.

Dans l’improvisation musicale, baroque ou jazz, cette « simulation » est déjà là depuis longtemps. Citons le pianiste Herbie Hancock qui rappelle avec émotion une série « d’erreurs techniques » produites lors d’un concert avec le trompettiste Miles Davis et qui, pensait-il allait tout détruire. Miles a joué quelques notes qui ont finalement rendu ces accords « correctes » en les intégrant dans sa mélodie. Herbie conclut : « j’ai jugé mes accords, Miles non ».

Voici le défi qui nous attend : gérer ensemble l’inattendu à travers nos interactions, sans juger. Let’s play !


Pour aller plus loin

Glowinski, D., Bracco, F., Chiorri, C. & Grandjean, D. Music ensemble as a resilient system. Managing the unexpected through group interaction.
Front. Psychol. 7, 1–7 (2016).