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Les enseignantes en première ligne dans le contexte COVID-19 : Une profession en quête de reconnaissance

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Par Thibaut Lauwerier & Abdeljalil Akkari

Enseignants-chercheurs à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Genève; Responsables de la Maîtrise d’études avancées en Éducation internationale et recherche

Les crises sont souvent salutaires pour réviser nos préconceptions sur des questions liées à l’éducation. Dans cet article, nous allons mettre en évidence comment l’épisode COVID-19 a mis à jour le rôle crucial des enseignantes1 qui, à l’instar des soignantes dans de nombreux contextes, sont passées du statut de professionnelles peu reconnues par la société au statut de quasi-héroïnes.


Des années de marginalisation

La recherche traitant de l’impact des enseignantes sur les performances des élèves au niveau international souligne que leur rôle est le déterminant principal de la réussite scolaire. Toutefois, la recherche a également démontré que la profession d’enseignante est marginalisée depuis des décennies. Si nous prenons le cas des pays du Sud, la profession a connu une période de précarisation croissante et longue qui correspondait à un double mouvement international parallèle. Premièrement, les programmes d’ajustement structurel des années 1980-1990 ont eu pour effets le départ d’enseignantes fonctionnaires qualifiées et la fermeture de nombreux centres de formation initiale.

Deuxièmement, les initiatives d’Éducation pour tous (EPT) dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) avaient principalement mis l’accent sur l’accès à l’école à travers la scolarisation massive d’élèves au détriment de la qualité de l’éducation et, par conséquent, de la qualification des enseignantes2. Pour ce qui est des pays du Nord, la recherche alerte sur l’abandon de la profession après quelques années d’exercice et la pénurie d’enseignantes dans certains pays. Plus spécifiquement, les salaires sont considérés comme faibles si nous les mettons en parallèle avec les revenus d’autres actifs occupés diplômés de l’enseignement tertiaire (Graphique 1), et si nous considérons, et l’expérience COVID-19 l’a démontré, que les enseignantes travaillent bien plus que les seules heures passées devant des élèves.
 
Graphique 1. Salaire effectif des enseignantes par comparaison avec les revenus du travail d’autres actifs occupés diplômés de l’enseignement tertiaire, selon le niveau d’enseignement (2014)

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Source : OCDE (2017)

Après le surcroit de travail en lien avec l’école à distance durant la pandémie, nous constatons que la charge de travail pour les enseignantes s’est alourdie lors de la rentrée scolaire de 2020 avec des exigences accrues : au-delà d’assurer les heures de service habituelles, se sont greffés les plans opérationnels de santé, les questions numériques, les questions d’équité, les questions de motivation, la planification de l’enseignement en classe et de l’enseignement virtuel en même temps3.


Une profession indispensable et en voie de transformation

Malgré ces difficultés affrontées par la profession, l’épisode COVID-19 aura permis de mettre sous les projecteurs au niveau international l’action quotidienne des enseignantes pour former les jeunes. Certes, nous n’avons pas pu observer des scènes d’applaudissements comme pour le personnel soignant, mais des discours se sont multipliés pour reconnaître la valeur ajoutée de la profession enseignante. Cette reconnaissance était très nette chez les parents qui ont eu de la peine à aider leurs enfants à maintenir une partie de leur processus d’apprentissage à la maison et comprennent mieux à quel point le travail de l’enseignante est exigeant et stimulant, et ne s’improvise pas.

Par ailleurs, des études ont reprécisé que les enfants apprennent mieux avec des « vraies » personnes que devant des machines. Si une utilisation accrue de la technologie dans l’enseignement est inévitable, la technologie ne remplacera jamais une enseignante qualifiée4. D’ailleurs, les enseignantes ont également dû s’adapter pendant la COVID-19 à de nouveaux concepts pédagogiques et modes de prestation de l’enseignement, pour lesquels elles n’ont peut-être pas été formées. Dans de nombreux contextes, elles se sont démenées pour que des élèves n’ayant pas accès aux ressources d’apprentissage numériques ou qui n’ont l’appui nécessaire pour continuer les apprentissages, prennent le moins de retard possible. En outre, la profession d’enseignante s’était déjà transformée pour prendre en compte la diversité socioculturelle des apprenant-es, les réformes permanentes de l’école et les pressions pour une éducation centrée sur les résultats.


Vers plus de reconnaissance

Ainsi, comment faire en sorte de considérer l’enseignante dans toute sa valeur et lui donner toutes les clés pour être au cœur de la qualité des systèmes éducatifs ? Parmi les priorités, il s’agit en premier lieu de donner les moyens aux enseignantes de répondre aux besoins d’apprentissage de tous les élèves, car une des plus grandes leçons de la pandémie aura été de mettre en lumière les inégalités criantes déjà existantes entre élèves dont les plus défavorisé-es socioéconomiquement ont décroché lors de la fermeture forcée des écoles, et cela aussi bien dans les pays du Nord que du Sud.

Et puisque le numérique a pris et prendra une place considérable, il faut considérer que la technologie ne change pas seulement les méthodes d’enseignement et d’apprentissage, elle peut également transformer le rôle des enseignantes dans la transmission des connaissances et compétences reçues vers davantage de co-création, de mentorat et d’évaluation, y compris au-delà des outils informatiques classiques (via les réseaux sociaux, la radio, etc.). Cela suppose de renforcer les opportunités de formation pour affronter ces défis, ce qui n’est pas encore généralisé : 60% des enseignantes, ayant participé à l’enquête internationale TALIS, ont bénéficié d’une formation professionnelle en TIC, tandis que 18% ont fait état d’un besoin élevé pour le développement dans ce domaine5.

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La technologie peut permettre d’accéder à du matériel spécialisé, bien au-delà des manuels scolaires, dans de multiples formats, mais encore faut-il que les enseignantes aient les outils pour apprendre aux élèves à savoir trouver et exploiter dans un esprit critique la quantité d’informations disponibles en ligne. Les enseignantes seront au cœur de la révolution amenée par les ressources éducatives libres. Elles seront les principales productrices et utilisatrices de ces ressources.

Au-delà des qualifications, malgré cette nouvelle reconnaissance mondiale, des enseignantes se sont retrouvées dans une situation davantage précaire surtout en Afrique et en Asie, en particulier dans le secteur privé, car les écoles fermées pendant le confinement n’ont pas eu d’entrées financières et donc n’étaient pas en mesure de payer leur personnel6. Les Principes d’Abidjan récemment adoptés fournissent de ce point de vue des directives claires pour aider les États à construire des systèmes éducatifs plus équitables, solides et efficaces, notamment sur la question enseignante. Des recommandations ont été impulsées en ce sens par la Rapporteuse spéciale sur le Droit à l’éducation lors de la 44ème session du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies qui a eu lieu à Genève durant l’été 2020.

La Genève internationale a effectivement un rôle clé à jouer en termes d’appui pour plus de reconnaissance de la profession enseignante, notamment en appliquant la cible 4c des Objectifs pour le Développement Durable (ODD) qui leur est consacrée : des ONG avec des projets de formation continue en Afrique jusqu’au Bureau International du Travail (BIT), qui historiquement s’est engagé dans l’amélioration des conditions de travail des enseignantes. Dans cette perspective, les modules du MAS Éducation internationale et recherche de l’Université de Genève ont pour ambition de donner des clés pour répondre aux défis de la profession enseignante, depuis les politiques internationales jusque dans les salles des classes.

[1]Nous utiliserons volontairement le féminin dans cet article, car les enseignantes représentent dans le monde 67% du corps pour le primaire, 94% pour le préscolaire et 54% pour le secondaire (ISU-UNESCO).

[2]Voir le numéro spécial de la revue Formation & Profession en accès libre sur « La profession enseignante dans des contextes marqués par l’adversité : Regards croisés »

[3]“Public Education Homework: An Equitable and Inclusive Future”, Armand Doucet (2020)

[4]“Reimagining a more equitable and resilient K–12 education system”, McKinsey & Company (2020)

[5]“The impact of COVID-19 on education - Insights from Education at a Glance 2020”, OECD (2020)

[6]“Re-building resilient education systems: three lessons on the privatisation of education and one solution emerging from the COVID-19 pandemic”, GEMR-UNESCO (2020)

Cet article a également été publié dans l'édition de novembre de newSpecial.