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Yves Flückiger : « Les femmes abordent la recherche différemment des hommes »

Recteur de l’Université de Genève, Yves Flückiger a été sélectionné parmi les 250 « International Gender Champions », un réseau de décideurs créé dans le but de briser les barrières de genre dans les entreprises et les institutions publiques.

Interview par Brigitte Perrin


Yves Flückiger, quelle est l'origine de cette sélection ?

Avant ma personne, c’est l’Université de Genève en tant qu’institution qui méritait de figurer dans cette sélection, pour tout ce qui a été fait chez nous depuis une dizaine d’années en faveur de l’égalité et de la diversité. Nous comptons aujourd’hui 62% de femmes parmi nos étudiant-es. Mais notre premier cheval de bataille a consisté à augmenter le nombre de femmes aux niveaux professoral et managérial. Nous sommes ainsi passés de 7% de professeures en 1990 à 37% en 2019. C’est bien, mais ce n’est jamais suffisant. Pour mesurer concrètement les effets de notre politique, il faut observer le pourcentage de femmes parmi les nouvelles nominations. En 2017, il avait culminé à 52%. Il a ensuite fléchi à 47% avant de retomber à 37% en 2019. Cela prouve que rien n’est jamais acquis et qu’il faut toujours remettre l’ouvrage sur le métier.

Qu’avez-vous fait pour tenter d’atteindre cet objectif de parité ?

Nous avons tout d’abord exigé qu’à chaque ouverture de poste, les facultés retiennent au moins un tiers de femmes parmi les personnes auditionnées. Une forme de quota qui n’impose pas le choix final d’une femme mais le rend plus probable.

Plusieurs programmes ont été également déployés pour favoriser le passage de certaines femmes qui occupaient des postes non pérennes, tels que les professeures assistantes ou des chargées de cours, vers des positions stables grâce à un financement du rectorat pour créer des ponts vers des postes professoraux. Nous avons aussi mené une campagne contre le harcèlement, qui a fait beaucoup de bruit (UNI-UNIE contre le harcèlement), et qui a joué un rôle important dans la sensibilisation face à tout ce qui est inacceptable.

Deux directives sont aussi récemment entrées en vigueur : la première a permis aux membres de notre communauté universitaire de choisir librement leurs prénom et nom, mais également leur genre d'usage pour toutes leurs relations avec l’institution. La seconde concerne l’entrée en force d’une directive claire et forte sur l’écriture inclusive et épicène dans toute communication institutionnelle, à l’interne comme à l’externe. Nous voulons par ce biais sensibiliser notamment les jeunes femmes au fait qu’on peut devenir doyenne ou rectrice, par exemple.

En 2019, enfin, j’ai signé une Charte de la diversité pour notre Université. L’égalité entre femmes et hommes a été notre objectif pendant des années. Aujourd’hui, nous devons entamer un même combat pour encourager la diversité.

Quels sont vos arguments pour mener de telles actions ?

Il faut toujours procéder par conviction plutôt que par contrainte ou par contrôle. Il faut se rapprocher des facultés qui ont le plus de mal à recruter des femmes et les soutenir. Quitte aussi à les mettre en concurrence sur les résultats que les unes et les autres ont obtenu ou en valorisant toutes les bonnes pratiques développées par les facultés.

D’un point de vue académique, j’ai la profonde conviction que la diversité de genre est un enrichissement énorme. On ne parle pas ici de sensibilité ou de nature féminine, mais c’est un fait : les femmes abordent la recherche différemment des hommes. Les hommes font souvent de la science pour répondre à des questions qui préoccupent les hommes, pas l’ensemble de l’humanité. Beaucoup d’exemples montrent par exemple que les maladies masculines font l’objet de davantage de recherches que les maladies féminines. L’intégration systématique du genre dans la formation et la recherche constitue un formidable vecteur de bien-être et de croissance pour la société et je crois que les jeunes générations en sont convaincues. Tant mieux.


Quel est le coût institutionnel d’une telle démarche ?

Il ne faut pas se focaliser sur le coût mais toujours considérer le rapport coût-bénéfice pour l’institution et celui-ci est très favorable. Il y a évidemment un coût temporel, en travail de fond et de conviction auprès des facultés. Mais il ne faut pas en exagérer l’importance. Ainsi, le coût des deux dernières actions que nous avons déployées pour le nom d’usage et le langage épicène a été relativement faible. Et le bénéfice a été très important. Non pas financier certes, mais en termes d’image, de cohésion et d’attractivité. Bien sûr, des campagnes comme celle contre le harcèlement ont coûté plus cher, mais cela a permis de libérer la parole, une condition indispensable pour agir et changer les mentalités et les attitudes. Ça a été l’occasion de mettre à jour aussi des cas qui ont pu être heureusement traités et sanctionnés.

N’avez-vous pas peur que cet engouement pour l’égalité ne soit qu’une mode et que le soufflé ne retombe dans quelques années ?

C’est un risque. Il y a sans doute un effet de balancier, mais il était indispensable de libérer la parole et de mettre le doigt sur des dysfonctionnements trop longtemps tus. Il y a aussi toujours le risque de faire du politiquement correct. C’est relativement facile de prendre des mesures populistes ou très visibles mais qui n’ont pas réellement de portée. Là il y aura peut-être un effet de mode qui va jouer.

L’Université de Genève ne se penche pas seulement sur l’égalité entre les femmes et les hommes, mais plus largement sur la diversité de classe, d'origine, de sexualité et de genre. Pourquoi est-ce important pour vous de véhiculer ces valeurs?

Je le répète : nous encourageons grandement la diversité des points de vue qui enrichit autant notre communauté que notre recherche. Nous proposons un Master en Études genre ; nous avons inauguré récemment le Centre Maurice-Chalumeau en Sciences des sexualités, qui proposera au semestre d’été 2021 un nouveau cours transversal « Droit, genre et sexualités » pour les étudiant-es de Master en Droit et en Sciences de la société.

Pour les professionnel-les, nous proposons des formations continues courtes pour favoriser la prise en compte de la diversité dans la société et dans le monde du travail, telles que Développer un milieu de travail inclusif: management de la diversité et droits LGBT ou Promouvoir l’égalité et la diversité dans le monde professionnel. C’est notre rôle aussi de garantir que le fruit de notre recherche atteigne tous les publics.

Comment voyez-vous le rôle de l’Université dans la cité sur le plan des politiques genre ? Quelles sont vos relations avec les organisations internationales à Genève sur ce sujet ?

Le cadre des Objectifs de développement durable englobe évidemment la diversité et l’égalité. Nous collaborons beaucoup avec les organisations internationales et la cité pour développer des actions favorisant l’atteinte de ces Objectifs, et nous mettons un point d’honneur à partager notre expérience et notre expertise dans ces domaines en particulier.

En dehors de cela, nous avons mené plusieurs projets avec le CERN, l’OMPI ou l’UIT ces dernières années, dans le cadre de mentorat ou de soutien à l’intégration du langage épicène.

Comment allez-vous continuer sur votre lancée de « Gender Champion » ?

Un projet important me tient particulièrement à cœur. La nouvelle Loi fédérale sur l’égalité impose une vérification de l’égalité des salaires pour les entreprises privées ou publiques qui emploient 100 personnes au moins. Cela peut paraître incongru, puisque nous œuvrons dans le cadre de grilles salariales fixées par l’État, mais les inégalités existent malgré tout. Pour les identifier, nous avons besoin de connaître notamment le niveau de formation des employé-e-s, une information qui n’apparaît pas dans nos base de données. Elle est pourtant très importante car il s’avère que statistiquement nombre de femmes sont surqualifiées : elles se retrouvent donc dans des fonctions moins bien payées et dans lesquelles il est parfois difficile de progresser. Ayant beaucoup œuvré moi-même, au niveau de ma recherche, pour mettre en place des outils susceptibles de détecter et de combattre les discriminations salariales, vous comprendrez que j’espère que l’Université de Genève pourra rapidement obtenir cette certification d’égalité des salaires.


Cette interview a également été publié dans l'édition de mars 2021 de newSpecial.