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La transformation numérique en Suisse, victime de son succès?

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Les entreprises en Suisse romande sont nombreuses à avoir entamé leur transformation numérique. Depuis plusieurs années, cette transformation s’opère à un rythme généralement lent et prudent. Puis l'épidémie de COVID-19 a précipité irrémédiablement les entreprises dans un vortex de numérisation rapide et indéfectible. Étaient-elles prêtes à s’y engager, de gré ou de force ? Ont-elles trouvé les « talents » nécessaires pour tenir la barre?

Une étude publiée en supplément du Magazine Bilan en 2017 révélait que les entreprises romandes semblaient déjà bien comprendre les enjeux de la transformation numérique[1], mais que pour autant, peu d'entre elles avaient remis en question leur modèle : elles naviguaient à vue, en tâtonnant, et ce parfois de manière malavisée. Il faut dire que le contexte politique n’était alors pas des plus favorables : il a fallu attendre l’automne 2020 pour que la Suisse se dote d’une stratégie « Suisse numérique » et mette ainsi le numérique au centre de nombreuses préoccupations. Il était temps, car l'heure n'est plus au doute : « La numérisation n'est pas une tendance passagère, mais elle constitue le fondement sur lequel l'économie, la science et la société construisent leur avenir », relevait déjà l'organisation Économie suisse il y a cinq ans[2].

Les entreprises bénéficient dès lors d’un cadre bienvenu dans la poursuite de leur transformation numérique. Il n’empêche qu’elles demeurent confrontées à des défis majeurs dans sa mise en œuvre, dont spécifiquement un « flou artistique » persistant autour du référentiel des métiers qui l’articule et d’une pénurie de personnes qualifiées.

Enquête sur les « métiers du digital »

Fruit d'une évolution rapide, la notion de « métiers du digital » mêle autant d'intitulés que d'activités différentes, comme le constate une étude publiée en 2019 par la Fédération des entreprises romandes (FER) de Genève et le Centre patronal (CP)[3]. Il en ressort que ce corpus de métiers se décline en trois grands domaines. En premier lieu, on trouve les métiers des technologies de l'information qui concourent au développement et à la maintenance de solutions informatiques (les développeur/euses de site ou d'applications, les spécialistes de la cybersécurité ou du traitement de données).

Viennent ensuite les métiers de la communication au sens large qui relèvent du traitement du contenu et du marketing digital (les spécialistes de l'expérience utilisateur, les concepteurs/trices multimédias, les rédacteurs/trices web, les expert-es du référencement ou encore des réseaux sociaux).

Le dernier domaine se réfère aux métiers de mise en œuvre du digital à un niveau plus macro (les Chief Digital Officer, Digital Manager ou encore chef-fe de projet ou de produits digitaux).

Pourtant, malgré que le secteur du numérique soit très dynamique, la difficulté d'embaucher semble être une réalité. Par exemple, plus de 50% des entreprises en Suisse romande évoquent des difficultés à recruter dans toutes les fonctions, quel que soit le secteur d'activité ou la taille de la firme[4]. Même constat en France, comme le relève l’organisation professionnelle de l’écosystème numérique (Numeum) : « La demande forte des entreprises du numérique pour développer leurs activités fait face à une pénurie de talents et de personnes formées à l'ensemble des compétences nécessaires pour déployer les dernières innovations technologiques et accompagner l'ensemble de l'économie française à la transformation numérique »[5].

La tendance se confirme également au niveau international, où l'on parle de « digital skills gap »[6]. En d'autres termes, le manque de personnes qualifiées dans le digital pour opérer la transformation actuelle et surtout future des entreprises est avéré. Ce manque peut s’expliquer notamment par le fait que les avancées technologiques et l'automatisation qui en résulte continueront de générer une forte demande de personnes qualifiées. Cette tendance est soulignée par le World Economic Forum (WEF) qui, dans un rapport[7], place les emplois tels que celui de spécialiste en marketing et relation client parmi les plus recherchés en 2025. Ce rapport met également l'accent sur l’importance de l'acquisition de compétences liées aux médias sociaux, en particulier face au développement de l'intelligence artificielle : « Social and emotional intelligence and understanding new media platforms and how to communicate effectively will be valuable skills, particularly while robots struggle to master them[8] ».

La transformation numérique semble être victime de son succès, ne pouvant pallier les compétences recherchées pour sa mise en œuvre. Une situation paradoxale, aggravée par la pandémie de COVID-19 : deux tiers des Chief Information Officers (CIO) romands indiquent que la numérisation a gagné en importance avec la pandémie[9]. Comment expliquer cette situation, quelles pistes d’action pouvons-nous envisager ?


…en quête de talents !

La digitalisation des entreprises requiert des compétences multiples, dans chacun des trois domaines d’activités identifiés plus haut, qui font la part belle aux talents très polyvalents, combinant soft skills et hard skills. En effet, bien que la maîtrise des outils technologiques soit indispensable, les compétences sociales qui visent à « comprendre le client et amener des solutions nouvelles (…), de même que l'aptitude à penser et agir de manière interdisciplinaire, tout comme la capacité à analyser des situations complexes »[10] le sont tout autant.

Ce sont donc des profils quelque peu atypiques mêlant des compétences techniques, une capacité créative importante et une intelligence émotionnelle avérée, qui forment les « talents » des métiers du digital. Des perles rares, qui manquent apparemment sur le marché du travail.

La formation apparaît ainsi comme un levier d’action nécessaire pour se saisir des enjeux de la transformation numérique. En effet, se former en autodidacte a ses limites, notamment pour faire face à des tests de plus en plus pointus lors du recrutement, comme le souligne un article du magazine Bilan[11]. Signe de ces nouvelles exigences, un niveau d’études supérieures est exigé pour la quasi-totalité des offres d'emploi mentionnant un niveau de formation[12]. Les enjeux sont de taille : « Pour continuer à se positionner parmi les pays les plus performants dans le développement et l'utilisation des technologies numériques, la Suisse doit promouvoir les compétences nécessaires par un apprentissage permanent [13]».

La formation continue est ainsi une des clés de voûte indispensable pour que la Suisse maintienne l’employabilité des travailleur/euses, contribue à la pérennisation des entreprises et au final, à la compétitivité de son économie. Dans cette perspective, les hautes écoles, à l'instar de l'Université de Genève, jouent un rôle déterminant à travers leur offre de formations continues. En plus des compétences clés en matière de stratégies et d'outils digitaux, le développement d'un esprit agile, critique et analytique propre aux valeurs académiques permet d'acquérir une compréhension fine des enjeux d'un monde numérique de plus en plus complexe.

Cet article a également été publié dans l'édition de juin 2022 de newSpecial.


[1] Auciello, D. (2017). Numérisation : ce qu'en disent les entreprises. Supplément Innovation, Bilan, p.4.

[2] Herzog, E, Wehrli, R, Hassler, M Schärer, Sigrist, S. (2017). La Suisse numérique. Imaginer l'économie et la société de demain. Economie suisse.

[3] Genolet, M.-J. (2019). Les métiers du digital en Suisse romande. Panorama de l'emploi du digital en Suisse romande et perspective. Genève: Centre patronal, Fédération des entreprises romandes.

[4] Ibid.

[7] Hutt, R. (2016), Want a job in 2025 ? These are the sectors to focus on. World Economic Forum (WEF).

[8] Ibid.

[10] Genolet, M.-J. (2019). Op. cit.

[11] Vakaridis, M. (2021). Formation: les métiers du digital restent très demandés, Bilan. Repéré à https://www.bilan.ch/carriere/digital-des-metiers-toujours-tres-demandes?idp=OneLog&new_user=yes

[12] Genolet, M.-J (2019). Op. cit.

[13] Office fédéral de la communication (OFCOM) (2020). Stratégie Suisse numérique.