Campus n°90

Recherche/économie des langues

Tout miser sur l’anglais: une idée coûteuse

La domination d’une langue sur les autres est un mauvais calcul tant sur le plan de l’équité que sur celui de l’efficience économique. Un résultat dont devraient s’inspirer les entreprises qui peinent encore à évaluer leurs besoins en matière de compétences linguistiques

Au même titre que dans le domaine des transports, de l’environnement ou de la santé, la politique des langues peut être évaluée. L’exercice permet, entre autres, de constater que le fait de tout miser sur un seul idiome, que ce soit l’anglais ou un autre, est un mauvais calcul, tant sur le plan de l’équité que sur celui de l’efficience économique. On observe ainsi souvent une corrélation forte entre le plurilinguisme des individus et leur revenu, ce qui bénéficie à l’économie tout entière, notamment pour des pays comme la Suisse. Et cela reste vrai même si les entreprises peinent encore à évaluer correctement leurs besoins en la matière. C’est ce que démontrent plusieurs études menées récemment par l’Observatoire économie – langues – formation (ELF), créé en 2003 au sein de l’Ecole de traduction et d’interprétation (lire ci-contre).

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«La langue est un domaine dans lequel circulent des clichés partagés tant par l’homme de la rue que par des spécialistes, explique François Grin, professeur à l’ETI et responsable de l’Observatoire ELF. Beaucoup de gens pensent que l’anglais constitue l’alpha et l’oméga du succès économique. Or, que ce soit sur le plan européen ou à l’échelle de la Suisse, nos recherches prouvent que ce n’est exact ni pour les individus ni pour les entreprises.»

L’anglais ne suffit plus

Dans un contexte de forte concurrence internationale, il est de plus en plus fréquent que plusieurs entreprises soient en mesure de fournir des produits similaires à peu près aux mêmes conditions. La différence se joue alors sur d’autres plans, parmi lesquels le contact avec la clientèle et les fournisseurs. Et à ce jeu-là, hors du monde anglo-saxon, la maîtrise de l’anglais, qui s’est considérablement banalisée, n’est plus suffisante.

L’International Herald Tribune rapportait ainsi récemment qu’il peut s’avérer utile, pour un banquier occidental qui souhaite vendre des produits financiers à des clients chinois, d’être capable de s’exprimer en mandarin. De la même manière, l’arabe ou le russe jouent aujourd’hui un rôle non négligeable dans la gestion de fortune pour l’accès à certains gros clients.

«L’idée selon laquelle une communication mondiale plus efficiente ne peut être atteinte que grâce à une langue commune apparaît en porte-à-faux avec la réalité, dans la mesure où la diversité peut être porteuse de valeur», complète François Grin. Qui plus est, les progrès accomplis dans le domaine des technologies de l’information et de la communication rendent de plus en plus accessibles la traduction, la mise à disposition de textes ou l’offre de services variés dans différentes langues.

Les recherches conduites au sein de l’Observatoire ELF montrent également que les entreprises ont des difficultés à évaluer non seulement le degré, mais aussi la nature de leurs besoins en matière de compétences linguistiques. En exploitant une enquête précédente et en recueillant de nouvelles données auprès des entreprises romandes et alémaniques, l’équipe de François Grin a ainsi constaté un écart considérable entre les compétences linguistiques que les employeurs réclament à l’embauche et les compétences que les employés utilisent effectivement par la suite. Par exemple, le besoin d’anglais tend à être sous-estimé pour les professions libérales, les cadres moyens et les fonctionnaires supérieurs. Il est en revanche surestimé pour les dirigeants et les individus engagés dans des activités internationales. Des erreurs d’appréciation du même genre apparaissent aussi à l’endroit des langues nationales.

Question de volonté

«La prédominance actuelle de l’anglais n’est pas une loi physique, mais le produit de facteurs géopolitiques, de forces économiques et commerciales, poursuit François Grin. Et elle est entretenue par diverses croyances ou a priori. Dans tous les cas, ce n’est pas une fatalité, mais une situation qui peut être modifiée par la volonté des Etats qui subissent cette hégémonie. L’anglais est la langue maternelle d’à peine 15% des habitants de l’Union européenne. Accepter sa domination revient à faire un gros cadeau à une petite minorité: la prédominance de la langue anglaise dans le monde des affaires, des relations internationales et de la recherche donne naissance chaque année, au sein de l’Union européenne, à quelque 20 milliards de francs de transferts nets en faveur du Royaume-Uni. Et ce, aux frais des autres Etats membres. Précisons que ce n’est pas l’anglais en tant que tel qui est en cause, mais le fait qu’en contribuant à la domination d’une langue en particulier, nous nous plaçons délibérément en position d’infériorité. Et en plus, nous payons pour cela.»

Dans la recherche scientifique, l’usage de l’anglais, souvent perçu comme obligatoire, contraint par ailleurs les non-anglophones à faire des efforts beaucoup plus importants que les anglophones pour publier, à moins d’accepter de se voir reléguer au second plan. «Lorsqu’un appel d’offres européen n’est rédigé qu’en anglais et qu’il exige des rapports de recherche uniquement dans cette langue (alors que l’Union est financée par 27 Etats et qu’elle reconnaît 23 langues officielles), cela ne me semble pas admissible, ajoute François Grin. Outre que ce n’est pas nécessairement efficace, ce n’est pas équitable, notamment parce que les pays anglophones réalisent des économies considérables du fait qu’ils n’ont plus réellement besoin de faire l’effort d’apprendre les langues étrangères.»

Des alternatives existent cependant, à commencer par la pratique active et fluide du multilinguisme. Dans le cadre du projet européen DYLAN, qui mobilise 19 équipes venues de toute l’Europe et dont l’Observatoire ELF assure la coordination adjointe, les chercheurs sont parvenus à obtenir de la Commission européenne la possibilité de remettre leurs rapports scientifiques dans trois langues à choix: l’anglais, mais aussi l’allemand et le français. Lors des réunions, chacun est par ailleurs prié de réaliser sa présentation écrite dans une de ces trois langues mais de s’exprimer oralement dans une autre.

Exploiter les nombreux liens de voisinage qui existent entre certaines langues est également un moyen d’optimiser le rapport coût-efficacité. «Pour un francophone, par exemple, il est plus facile de comprendre l’italien ou l’espagnol que le russe, car les langues d’une même famille ont beaucoup en commun, conclut François Grin. L’intercompréhension entre langues voisines est une voie qui mériterait d’être explorée plus avant, de même que le développement d’une gamme étendue de services linguistiques aux usagers, qui peuvent compléter la traduction et l’interprétation.»

Vincent Monnet

Dylan, LEAP et l’Irlande

Dylan (Dynamique des langues et gestion de la diversité) est un projet financé par le 6e programme-cadre de l’Union européenne. Il vise à identifier les conditions sous lesquelles la diversité linguistique qui prévaut en Europe est un atout plutôt qu’un obstacle au développement de la connaissance et de l’économie. Ceci, en expliquant en quoi différents modes de penser, d’argumenter et d’agir, inhérents aux différentes langues interviennent dans la résolution de problèmes et la prise de décision. Lancé en octobre 2006, DYLAN regroupe 20 instituts de recherche répartis dans 12 pays européens, parmi lesquels l’Observatoire économie, langue, formation (ELF) de l’Ecole de traduction et d’interprétation. Portant sur les entreprises, les institutions européennes et les systèmes éducatifs, les résultats de la recherche devraient permettre de for­muler des recommandations en matière de politique linguistique européenne.

L’Observatoire ELF est également appelé à conseiller des collectivités publiques dans différents pays. Il a par exemple remis, il y a deux ans, un rapport commandité par le Ministère français de l’éducation nationale sur le thème de l’enseignement des langues étrangères comme politique publique. Son directeur, François Grin, fait partie de l’équipe internationale de cinq experts mandatée par les autorités irlandaises pour fournir un plan de politique linguistique visant à promouvoir le gaélique au cours des vingt prochaines années

A l’échelle nationale, l’Observatoire ELF participe au PNR 56 «Diversité des langues et compétences linguistiques en Suisse» lancé en octobre 2005. Le projet LEAP («Langues étrangères dans l’activité professionnelle») a pour but d’analyser l’attitude des entreprises face à la diversité linguistique, ainsi que l’influence du rapport aux langues sur la production de biens et de services, les stratégies de communication, la gestion des ressources humaines. L’étude doit aussi permettre de préciser les besoins des entreprises en matière de compétences en langues étrangères.

VM

ELF 
PNR 56 
DYLAN