1er septembre 2021 - Jacques Erard

 

Analyse

«L’être humain a fondamentalement besoin de récits et de création symbolique»

La littérature romande du XXe siècle relève-t-elle d’une démarche collective spécifique, supposant une identité propre? En s’inspirant de travaux menés durant ses années de recherche et d’enseignement à la Faculté des lettres, la poète et essayiste Sylviane Dupuis apporte dans son dernier ouvrage une réponse convaincante à cette interrogation quant au statut de la création littéraire de Suisse francophone. Entretien.

 

 

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"Lumière et couleur, le matin après le déluge, Moïse écrivant le livre de la Genèse", tableau de Joseph Mallord William Turner, peint en 1843 et s'inspirant du "Traité des couleurs" de Johann Wolfgang von Goethe. Tate, National Gallery.


Le Journal: La littérature romande entretient-elle une relation particulière à la langue et à l’écriture?
Sylviane Dupuis:
La Suisse romande est une terre du livre et de la poésie. On y lit plus qu’ailleurs, semble-t-il, et la poésie n’y a jamais été dévalorisée comme cela a été le cas en France ces cinquante dernières années. Le fil conducteur de ma réflexion a consisté à mettre en lumière cette spécificité à l’aide d’un autre trait caractéristique très frappant chez les auteur-es suisses du XXe siècle, qui se situent dans un dialogue ou dans une lutte constante avec le texte biblique. J’essaie de montrer qu’il s’agit là d’un héritage profond qui détermine effectivement un rapport particulier à l’écriture.

 

Vous l’expliquez par le fait qu’il n’y a pas eu en Suisse le rejet de la culture ecclésiastique qui a caractérisé la période de la Révolution en France…
La France a été effectivement marquée par un rejet du religieux, dans le sens général du terme. On vient de voter à Genève une loi sur la laïcité mais c’est très récent. Le préambule à la Constitution suisse commence par «Au nom de Dieu tout puissant». C’est une singularité tout de même assez marquée. En France, la Révolution et la laïcité ont placé les écrivains catholiques comme Paul Claudel dans une sorte de niche, avec une connotation péjorative.

 

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Sylviane Dupuis. Photo: Magali Girardin, 2021.

 

Comment cet héritage biblique se manifeste-t-il sur le plan littéraire en Suisse romande?
Je perçois des différences marquées entre écrivains et écrivaines. Du côté féminin, il y a certainement un récit et des modèles à secouer, à interroger voire à rejeter comme patriarcaux. Il s’agit d’une parole qui se cherche de façon nouvelle, en partie contre ce qui a été imposé précédemment à travers l’ancrage religieux. Mais même chez ces voix féminines, comme chez Catherine Colomb ou Alice Rivaz, qui sont deux figures parmi les plus imposantes du XXe siècle, l’imprégnation de la culture biblique demeure très forte. Elle est «ironisée», retournée, sans cesse retravaillée par l’écriture. Je ne fais pas de distinction fondamentale entre l’écriture des hommes et celle des femmes. Mais dans ce cas, il s’agit d’une différence ancrée historiquement et politiquement.

Et du côté des hommes?
Robert Pinget, par exemple, quitte Genève à 27 ans, après la guerre. Il se détourne de la Suisse et de nombreux aspects liés à son éducation, mais chez lui – comme chez son ami Samuel Beckett – le texte biblique reste sans cesse présent en arrière-plan, alors même qu’il rejoint le courant du «nouveau roman» en France. Cela se manifeste aussi sur le plan stylistique chez des auteurs tels Charles-Ferdinand Ramuz ou Jacques Chessex, qui expriment leur modernité à travers une écriture travaillée par les récits prophétiques et ceux de la Genèse. Enfin, chez les hommes comme chez les femmes, les figures bibliques sont omniprésentes: Job, Judas, Marthe et Marie notamment. Elles sont à chaque fois employées pour interroger une réalité contemporaine.

Ce recours au récit biblique ne vient-il pas aussi combler un défaut d’enracinement culturel, dans un petit pays tiraillé entre ses différentes composantes linguistiques?
Non, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une réaction à une forme d’isolement. Il existe ou a existé effectivement un discours de l’enracinement en Suisse romande, celui de l’appartenance à la terre. Mais je m’éloigne de ce discours pour me situer sur le plan des récits qui nous forment. C’est cette dimension littéraire qui m’intéresse: l’intégration dans l’écriture d’éléments liés à l’imaginaire et à une vision du monde provenant du texte biblique. C’est une marque profonde qui vaut aussi d’ailleurs pour la Suisse alémanique. On la retrouve chez Friedrich Dürrenmatt, fils de pasteur, dont les textes sont captés par l’imaginaire de l’apocalypse. Il se définit en tant qu’athée mais il est hanté par ces récits. Il faut également souligner la dimension collective de cette imprégnation. Tous et toutes ces écrivain-es sont lié-es par une amitié. Elles et ils correspondent et s’influencent les un-es les autres. Il ne s’agit donc pas d’une réaction mais, au contraire, d’un fondement.

Quel rôle joue le protestantisme dans cet attachement aux Écritures?
On perçoit souvent chez ces auteur-es l’aspiration à revenir à une forme de christianisme primitif, de première lecture. Tandis que les écrivain-es protestant-es sont attiré-es par la poésie propre à l’Ancien testament, les catholiques comme Maurice Chappaz sont peut-être davantage tourné-es vers les Évangiles, qu’elles ou ils réinventent et retissent à partir de la lettre du texte. Dans tous les cas, il y a bien une marque protestante dans ce mouvement de retour au texte, avec lequel ces auteur-es instaurent un rapport direct, personnel et libéré de considérations liturgiques et dogmatiques.

On est loin de la figure de l’écrivain-e engagé-e politiquement, centrale en France après 1945…
Pas forcément. Yves Velan l'un des fondateurs de la revue engagée Rencontre, correspond entièrement à cette figure. Membre du Parti ouvrier populaire vaudois entre 1953 et 1957, il est interdit d’enseignement dans le canton de Vaud en raison de ses sympathies communistes. Gaston Cherpillod rejoint les mêmes rangs, jusqu'en 1959. Chez lui, l’engagement politique est vécu comme une continuité de la voie évangélique. Il y a aussi, à partir d'Alice Rivaz, un engagement féministe qui vise à s’arracher au conservatisme profond régnant en Suisse. Et puis il y a le «Groupe d’Olten», dissidence de gauche de la Société suisse des écrivains.

L’isolement géographique du pays n’empêche pas les influences extérieures. Vous mettez en évidence la proximité qui s’instaure au début du XXe siècle avec le monde anglo-saxon. Comment l’expliquez-vous?
Ce lien entre la Suisse romande et l’Angleterre commence à être beaucoup travaillé par les chercheurs et chercheuses en littérature. Les écrivaines locales, en particulier, vont trouver des modèles du côté de Virginia Woolf ou de Katherine Mansfield. À Genève, il s’agit d’un sentiment d’attachement ancien, certainement lié au protestantisme et au puritanisme anglais, qui permet de contrebalancer l’influence culturelle française. Cette proximité remonte au XVIIIe siècle et à Béat de Muralt, homme de lettres piétiste originaire de Berne, qui rédige en 1725 des Lettres sur les Anglais et les Français, dans lesquelles il prend le parti des premiers contre les seconds.

Qu’en est-il de l’attachement au récit biblique dans la littérature romande de ce début du XXIe siècle?
Il tend à disparaître. Les auteur-es qui ont aujourd’hui entre 20 et 30 ans ignorent indiscutablement de manière quasi complète ce fond et ces références. On sent toutefois poindre comme une interrogation sur ce qu’était la littérature d’ici au siècle dernier. Elles et ils se mettent à relire Ramuz et Colomb. J’ai donné il y a quelques années un séminaire sur Adam et Ève de Ramuz, un texte tissé d’allusions à la Bible. J’ai pensé que cela allait peut-être éloigner les étudiant-es. Mais pas du tout.

Est-ce lié à un besoin identitaire?
Ce n’est pas impossible. La mondialisation a entraîné une angoisse de la dissolution qui souligne l’importance de nos héritages culturels. L’être humain a fondamentalement besoin de récits et de mythologies. Or ceux hérités du passé ont disparu ou ont été discrédités et il n’y a pas de nouveaux récits suffisamment inclusifs pour le monde globalisé. Il faut cependant éviter à tout prix que cette prise de conscience sur l’importance de nos héritages culturels ne prenne la forme d’un retour en arrière réactionnaire et destructeur comme on l’observe chaque jour autour de nous. De ce point de vue, je crois à la culture et à la littérature, à la nécessité d’aller chercher dans tous les textes que nous avons à disposition ce qui nous touche au plus près, afin de les réinterpréter et de se les réapproprier pour aller de l’avant. Nous devrions arrêter de sacraliser l’économie et le marché au détriment de la culture et de l’humain. La parole, la création symbolique sont les meilleurs transformateurs des instincts de violence et de sacrifice. Il nous faut retrouver le sens des récits, anciens et nouveaux, à travers une parole plurielle, tissée de la multitude de voix qui constituent le monde d’aujourd’hui. Quand il n’y a plus que l'«un», en religion ou en politique, c’est fini. Ne reste que la violence.

Sylviane Dupuis
«Au commencement était le verbe. Sur la littérature de Suisse francophone au XXe siècle»
Zoé éd., 2021, 252 p.

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