9 novembre 2021 - Jacques Erard

 

Analyse

Comment les architectes ont apprivoisé la photographie

Chercheuse à l’Institut Éthique Histoire Humanités de l’UNIGE, Brenda Lynn Edgar publie un ouvrage sur l’usage ornemental de la photographie en architecture. Un sujet peu étudié jusqu’ici, qui met en évidence la perméabilité entre les savoirs et interroge la notion de décoration dans la production artistique du XXe siècle.

 

 

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Détail du bâtiment Ricola Europe à Mulhouse-Brunstatt. Herzog & de Meuron architectes, 1993. Photo: Margherita Spiluttini 


L’accession de la photographie, puis du cinéma, au statut d’art à part entière a été un phénomène artistique marquant du XXe siècle et bien documenté. On sait moins que la photographie a connu, dès le XIXe siècle, une utilisation décorative, d’abord sur des objets, puis en architecture. Historienne de l’art et collaboratrice scientifique de l’Institut Éthique Histoire Humanités (IEH2), Brenda Lynn Edgar a fait œuvre de pionnière en consacrant à cette autre histoire de la photographie une étude très complète. Celle-ci réunit pour la première fois en un seul volume des contributions de diverses disciplines ayant abordé le sujet.

 

Son ouvrage propose, en filigrane, une analyse fine des rapports complexes et ambigus entretenus par le courant moderniste avec la notion de décoration. Il montre aussi que si l’usage décoratif de la photographie est rémanent depuis le XIXe siècle, les pratiques ont été maintes fois oubliées puis redécouvertes – et proclamées chaque fois comme des nouveautés –, mettant à mal une conception téléologique de l’invention technique dans les arts.

Les premières utilisations de la photographie à la fois comme motif et modèle de la décoration interviennent dans la seconde moitié du XIXe siècle. Développées directement sur des objets du quotidien, ces images décorent la céramique, les tissus, le vitrail ou encore le mobilier. Les sujets les plus couramment utilisés sont le portrait et le milieu naturel. Des clichés de végétaux agrandis permettent de créer de nouveaux motifs décoratifs. Fournissant une documentation précise, la photographie sert également à la diffusion de modèles anciens auprès des décorateurs/trices et des peintres.

 

Des supports de plus en plus spectaculaires

«De par sa fonction mimétique et sa capacité à capter des détails infimes, la photographie répond aux impératifs intellectuels de l’observation et de l’objectivité qui sous-tendent autant le domaine des arts que celui des sciences naturelles au XIXe siècle», résume Brenda Lynn Edgar. Ces premières formes de l’ornementation photographique montrent comment le médium s’adapte aux développements technologiques. Photographes, ingénieurs et inventeurs collaborent pour mettre au point de nouveaux supports de plus en plus en plus spectaculaires.

C’est ainsi qu’à partir des années 1920, avec l’arrivée sur le marché de papiers photosensibles de grande taille, un nouveau genre fait son apparition: le photomural, une photographie grand format appliquée à la paroi d’un bâtiment. Celui-ci se répand rapidement par le truchement des publicitaires, mais les architectes modernistes ne tardent pas à s’en emparer. Malgré leur credo anti-décoratif, ces artistes s’intéressent en effet au potentiel de la photographie pour créer des textures ou tramages modifiant la perception des matériaux.

 

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Le Corbusier, photomural installé au Pavillon suisse, Paris, 1930-33. Photo: Marius Gravot/FLC


Le Corbusier utilise ainsi un photomural pour le Pavillon suisse de la Cité universitaire à Paris en 1933. L’architecte neuchâtelois poursuivra sa réflexion jusqu’à réaliser, trente ans plus tard, un «poème électronique» en collaboration avec le compositeur Edgar Varèse, alliant musique expérimentale et photographies projetées sur une paroi en béton. Si les modernistes entendent en effet bannir la décoration, et en particulier le motif en relief, ils/elles manifestent une fascination pour les formes naturelles: le marbre, l’acier poli, le plancher brut, la brique rugueuse. À cet égard, le photomural agit moins comme un élément rajouté que comme une couche supplémentaire appliquée à des surfaces rendues de plus en plus lisses et neutres par le développement des enduits.

 

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Photomural de Henk Snoek installé dans la salle d'attente du Post Office Tower, Londres, Eric Bedford. Photo: RIBA Library


La seconde moitié du XXe siècle voit l’usage de la photographie décorative se généraliser dans les intérieurs. Dans les années 1950, elle sert le goût pour les textures naturelles qui se fondent avec les matériaux avoisinants – le bois, le textile ou la pierre – grâce à l’agrandissement de formes végétales et minérales. Le photomural permet également de créer l’illusion d’une continuité entre les espaces intérieurs et extérieurs. Dans l’environnement suburbain saturé d’éléments bâtis, il se substitue à la baie vitrée, pour créer un effet de fenêtre panoramique donnant sur des paysages idylliques. Ailleurs, le photomural célèbre la modernité industrielle triomphante d’après-guerre, en particulier dans les espaces institutionnels. Des photographies aériennes de villes et d’installations industrielles rencontrent un vif succès, comme la prise de vue aérienne de Londres signée Henk Snoek dans la salle d’attente de la Post Office Tower d’Eric Bedford, inaugurée en 1965.

 

Dématérialiser l'enveloppe des édifices

Il faudra attendre les dernières décennies du siècle pour que la photographie décorative en architecture opère une nouvelle bifurcation, avec son apparition sur l’extérieur des bâtiments. Expérimentée sous la forme de photographies projetées sur des façades ou des édifices entiers, comme sur le Ponte Vecchio de Florence en 1968, cet usage accompagne une mue dans l’enveloppe des bâtiments. Celle-ci fait son irruption la plus remarquée dans le paysage urbain avec l’inauguration, en 1987, de l’Institut du monde arabe à Paris, œuvre de Jean Nouvel dotée d’une façade ouvertement ornementale.

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, le discours architectural sur l’ornementation prend une nouvelle ampleur. Libérés des préceptes modernistes, des architectes comme les Bâlois Herzog & de Meuron – avec le bâtiment Ricola Europe de Mulhouse (1993) – ou Neuteling & Riedijk – avec le Netherlands Institute for Sound and Vision – revendiquent leur nouveau droit à la décoration. Facilité par des techniques permettant d’incruster la photographie sur le verre, le métal, la pierre ou le béton et coïncidant avec les débuts de l’ère numérique, ce renouveau architectural de la photographie contribue à dématérialiser l’enveloppe des édifices.

 

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Netherlands Institute for Sound and Vision à Hilversum, Pays-Bas. Neuteling & Riedijk architectes 1997. Photo: DR

 


7250.jpgBrenda Lynn Edgar
«Le motif éphémère. Ornement photographique et architecture au XXe siècle»
Presses universitaires de Rennes, 2020
346 pages

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