Carole Barraud Vial, responsable du pôle prévention d’Action Innocence, Genève. Photo: F. Scotti
Le Journal: Dans l’opinion publique et les médias, les écrans, et en particulier le téléphone portable, sont souvent présentés comme un risque majeur pour la santé mentale des mineurs. Existe-t-il des preuves scientifiques de la dangerosité du smartphone?
Carole Barraud Vial: Les très nombreuses études menées sur le sujet ont mis en évidence l’existence de corrélations entre l’utilisation des écrans et une dégradation du développement des enfants. Mais aucune n’est parvenue à établir un lien de causalité directe. En d’autres termes, les écrans sont un élément parmi d’autres du contexte dans lequel émergent des situations de vulnérabilité pouvant conduire à des consultations. Mais cela ne veut pas dire que le monde irait mieux si les écrans disparaissaient du jour au lendemain. L’écran fait en effet souvent écran à une problématique plus complexe.
C’est-à-dire?
Les spécialistes sont aujourd’hui très préoccupés par ce que l’on appelle la technoférence, phénomène qui a certainement des effets assez délétères sur le développement. Le cas typique est celui du parent qui, répondant à un message, n’est plus présent pour son enfant et adopte un visage dénué d’expressions. L’enfant ne peut pas comprendre le changement de son comportement, il peut chercher à retrouver l’attention de son parent ou au contraire se mettre en pause, en attente. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas à proprement parler l’usage de l’écran, mais bien la rupture de l’interaction entre le parent et son enfant. À l’inverse, Nevena Dimitrova, qui est professeure à la Haute École de travail social et de la santé de Lausanne, a montré que durant la crise sanitaire du covid, le développement du langage s’était amélioré chez les jeunes enfants qui passaient davantage de temps devant un écran qu’auparavant. Mais là encore, l’explication tient au fait que ces enfants se trouvaient dans des stratégies de covisionnage avec leurs parents et qu’ils avaient donc l’occasion d’échanger sur le contenu visionné.
Lors de votre intervention dans le cadre du Séminaire Piaget, vous avez déclaré que faire de l’écran une sorte de «grand méchant loup» posait plus de problèmes que cela ne permettait d’en résoudre. Pouvez-vous éclaircir ce point?
Le premier élément tient au fait que nos enfants sont exposés à des injonctions contradictoires. De nombreux parents partagent en effet des photos de leurs enfants dès leur naissance sur les réseaux sociaux, tout en mettant ensuite en garde ces mêmes enfants afin qu’ils et elles préservent leur image. On demande aux jeunes de se méfier des écrans comme de la peste parce qu’ils sont considérés comme abêtissants, alors même que ceux-ci ont désormais une place légitime à l’école puisque le Plan d’études romand intègre désormais un volet sur l’éducation numérique. Une mesure qui, soit dit en passant, me paraît tout à fait sensée dans la mesure où les écrans sont aussi devenus des outils d’apprentissage pour les enfants et que, dans nos sociétés hyperconnectées, chacun et chacune se doit aujourd’hui de maîtriser les outils numériques pour être à même d’exercer ses droits et devoirs de (futur-e) citoyen-ne.
Mais encore…
Se focaliser sur les écrans conduit également à une déresponsabilisation générale. Si l’écran est tout-puissant, que puis-je faire d’autre que me résigner à sa domination et aux risques qui y sont liés?
Pensez-vous que c’est aux pouvoirs publics d’agir dans ce domaine?
Il faut trouver un juste équilibre. Nous évoluons dans des États de droit qui sont régis par les lois en vigueur tant dans l’espace public que dans l’espace numérique. Quand l’État interpelle les fournisseurs de contenu, à l’image de ce qui se fait en France, pour rendre difficile, voire impossible, l’accès des mineurs à des plateformes destinées aux adultes, on est dans la protection au sens large, donc cela a du sens. Par contre, je suis moins convaincue par des mesures comme celle qu’a prise la ville irlandaise de Greystones, dans laquelle l’usage des smartphones est interdit aux enfants de moins de 13 ans. À mon sens, ce type d’initiative déresponsabilise les parents – comment fait-on ensuite pour accompagner un-e adolescent-e et poser un cadre? Elle constitue par ailleurs une forme d’ingérence de l’État dans une question qui est du ressort de la sphère privée et qui touche avant tout à la parentalité, aux systèmes éducatifs et aux valeurs personnelles de chacun et de chacune.
En tant qu’adultes, que pouvons-nous faire concrètement pour aider nos enfants à gérer leur rapport aux écrans?
Il n’y a pas de recette miracle. Chaque situation doit être pesée en fonction des besoins de l’enfant, du contexte dans lequel il vit, des éventuelles difficultés qu’il ou elle rencontre, de la problématique à laquelle il ou elle fait face et des risques auxquels il ou elle s’expose. Partant de là, la première chose à faire est sans doute de se donner les moyens de comprendre leurs motivations: pourquoi souhaite-t-il ou elle avoir un smartphone, jouer à tel jeu vidéo, s’inscrire sur un réseau social? Ce qu’on appelle «l’économie de l’attention» regorge de stratégies destinées à nous faire passer toujours plus de temps derrière nos écrans. Les applications sont conçues pour que leurs utilisateurs et utilisatrices produisent de la dopamine, la molécule responsable du plaisir, afin d’associer certains comportements à une sensation agréable. Les notifications, les likes, les vidéos en continu ou les flammes Snapchat ont pour seul objectif de capter notre attention. Il en va de même pour le réveil qu’on trouve sur tous les smartphones qui n’a pas été installé par hasard, mais bien pour que la première chose que l’on fasse le matin et la dernière chose que l’on fasse avant de se coucher soient de jeter un œil à notre téléphone. Tout cela, afin que l’industrie puisse collecter un maximum de données et diffuser de la publicité, de préférence de manière ciblée.
Quelle est l’étape suivante?
Plutôt que de les diaboliser – critiquer les usages revenant à critiquer les utilisateurs-trices –, il faut s’efforcer de donner du sens à ces pratiques qui sont d’abord liées au divertissement et au plaisir. Les nombreux ouvrages qui traitent de cette question montrent que ces technologies jouent aussi une part importante dans les sociabilités juvéniles et donc dans la construction identitaire. Les jeunes utilisent ces outils pour exprimer leurs goûts, se situer par rapport aux autres, se différencier et se sentir appartenir à tel ou tel groupe. Cela étant, il est aussi important que les parents fassent preuve d’une certaine exemplarité.
Qu’entendez-vous par là?
Les enfants ne grandissent pas tout seuls. Quand ils sont petits, ils apprennent pour l’essentiel par imitation. Il faut donc questionner nos pratiques d’adultes afin que le message qu’on cherche à faire passer ne soit pas en contradiction avec nos actes. Il est compliqué de faire comprendre à un enfant qu’il devrait limiter son temps d’écran si on passe soi-même le plus clair de son temps le regard rivé sur son téléphone.
Maintenir le dialogue est, selon vous, également essentiel…
Permettre aux enfants de mettre des mots sur ce qu’ils font et ce qu’ils vivent vaut mieux que d’entrer dans une relation conflictuelle. C’est aussi le meilleur moyen de développer leur esprit critique, parce qu’en avançant des arguments et des contre-arguments, on les aide à développer leur propre avis. Les jeunes peuvent aussi apprendre des choses aux adultes, ce qui est un sentiment gratifiant, et, surtout, s’apercevoir que les adultes sont des personnes vers qui ils ou elles peuvent se tourner, ce qui est un élément clé face à une difficulté ou quand il y a une prise de risque. Cela n’empêche pas de recourir à certaines astuces pour se faciliter la tâche. On peut ainsi limiter les notifications, régler les filtres à lumière bleue pour ne pas perturber le sommeil ou désactiver la lecture automatique des vidéos, qui est enclenchée par défaut sur la plupart des applications.
Échanger implique d’être en mesure d’exprimer ce que l’on ressent. Or, on voit souvent des tout-petits manier un écran, notamment dans les transports publics…
Aujourd’hui, les pédiatres recommandent de ne pas exposer les enfants aux écrans avant l’âge de 18 mois, à l’exception des appels vidéo, parce que, s’il s’agit de faire un coucou à sa grand-mère qui habite à l’autre bout du monde, ce n’est pas un souci. Avant l’entrée à l’école, les écrans n’apportent pas grand-chose à un enfant qui a besoin de mobiliser tous ses sens pour se développer. En revanche, leur en confier un temporairement peut constituer une aide pour les parents.
Dans quelle mesure?
Donner un téléphone à un enfant lorsqu’on est à la table d’un restaurant, ce n’est pas la même chose que l’autoriser tout le temps à manger avec un écran sous les yeux, même si cette solution n’est pas idéale et doit être utilisée avec parcimonie. En effet, si un enfant est habitué dès la petite enfance à manger devant un écran, cette manière de s’alimenter risque fort de perdurer.
Quid de la fameuse limite de temps, que tous les parents connaissent bien?
La question du temps est une variable sur laquelle les parents peuvent agir facilement mais qui a tendance à éluder toutes les autres questions relatives à l’utilisation des écrans: quoi, avec qui, dans quel lieu, pourquoi, à quel moment? Il suffit de quelques secondes devant le Téléjournal pour qu’un enfant soit exposé à des images qui ne sont pas adaptées à son âge, qui vont perturber son sommeil et/ou nuire à son équilibre psychologique. La situation est très différente lorsque le même enfant passe une heure devant un dessin animé, idéalement avec un de ses parents, dans un équilibre avec d’autres activités. L’important, ce n’est donc pas vraiment la quantité, mais la qualité de ce qui est regardé, ainsi que le contexte dans lequel cela se passe.
Les réseaux sociaux sont souvent pointés du doigt parce qu’ils favoriseraient le harcèlement. Partagez-vous ce point de vue?
Ce que montre la littérature, c’est que les réseaux sociaux, les plateformes numériques, tout ce qui permet des interactions en ligne, doivent être pensés comme des amplificateurs. Il y a un continuum entre ce qui se joue dans l’espace numérique et ce qui se passe dans l’espace physique. Le cyberharcèlement est très souvent consécutif à une situation de harcèlement en milieu scolaire déjà présente dans le quotidien de la cible. Les réseaux sociaux amplifient le phénomène et peuvent focaliser l’attention des adultes, voire orienter leurs actions. Le risque dans un tel contexte, c’est de traiter l’incendie sans prendre garde à éteindre les braises à l’origine du feu.