Le Journal: De quoi parle-t-on exactement quand on évoque les «imprimés éphémères»?
Constance Carta: Il s’agit d’un vaste corpus puisque l’on parle d’un format éditorial qui a très peu varié entre les débuts de l’imprimerie, à la fin du XVe siècle, et l’époque contemporaine, au début du XXe siècle. Le dénominateur commun de ces imprimés tient à leur facture matérielle: une feuille pliée pour obtenir, le plus souvent, un format in-quarto de huit pages. Ces imprimés n’étaient pas pensés pour la postérité, mais pour répondre aux intérêts d’un large public. Nos grands-parents ou arrière-grands-parents ont encore pu connaître ce genre de publications bon marché vendues chez le libraire ou chez le marchand ambulant, mais ce format – précurseur des premières gazettes – n’existe plus en Europe.
Quels types de contenus trouvait-on dans ces fascicules?
Si leur format est assez stable dans le temps et d’une aire géographique à une autre – on en retrouve des équivalents jusqu’en Amérique latine et en Amérique du Nord –, ces imprimés sont d’une très grande variété: poésies de cour, textes religieux ou politiques, pamphlets satiriques, nouvelles en vers ou en prose, extraits de pièces de théâtre, résumés de romans à la mode… Ils sont souvent illustrés de gravures assorties d’un titre mis en exergue grâce à un travail typographique. Ces textes pouvaient être scandés, chantés ou récités. On ne peut d’ailleurs pas penser ce phénomène éditorial sans le rôle joué par la transmission orale, le chant, la danse, la récitation ou encore les lectures collectives au sein d’une famille ou d’une communauté.
Quels défis pose l’étude de cette littérature populaire?
L’accès à ces textes se révèle difficile pour les chercheurs et chercheuses. Cette production est en effet bien moins conservée que le canon littéraire. Au contraire du livre relié, la feuille de papier n’était pas destinée à être gardée. Elle était d’ailleurs souvent réutilisée comme papier d’emballage ou autre. Ces textes sont, de plus, rarement catalogués. On les retrouve généralement dans des boîtes étiquetées «Divers». Sans compter qu’ils ont souffert d’un certain mépris intellectuel, les lettré-es les accusant de colporter de fausses nouvelles, d'être mal écrits ou encore d’être anonymes.
L’ouvrage qui vient de paraître se décline en quatre parties, autant de champs d’analyse que vous qualifiez avec des verbes. Qu’avez-vous voulu décrire?
«Utiliser» s’intéresse à la matérialité du texte et à ses usages pratiques, comme les almanachs annotés ou les recettes. «Transformer» explore les questions de réécriture et de survivance de textes dans des réimpressions postérieures. Quant aux deux dernières parties du livre, elles portent davantage sur des récits d’événements: «Convaincre» aborde des questions liées à des conflits politiques ou religieux, et «Émouvoir» se penche sur les histoires de crime.
Pourquoi ce dernier choix?
Ce registre a toujours suscité un vif intérêt. La fascination pour la figure du criminel dépasse les frontières géographiques et linguistiques: on la retrouve aussi bien dans les chapbooks britanniques que dans les imprimés néerlandais, les canards sanglants français ou encore les pliegos de cordel espagnols. Ces textes détaillent les mobiles qui animent le criminel, son comportement, sa manière de tuer. Souvent, ces histoires se terminent par sa mort, avec la description de son dernier jour. Le criminel se repent-il, quels sont ses derniers mots, monte-t-il avec courage à l’échafaud? Ces exposés offrent aussi un intérêt du point de vue des études genre, avec la présence de femmes criminelles. Qui sont-elles, pourquoi sont-elles devenues des hors-la-loi? Si ces récits peuvent sembler subversifs à première vue, ils se terminent toujours par le rétablissement de la norme et de la morale: la femme criminelle est tuée, se marie ou alors elle entre au couvent. Elle disparaît et ne trouble plus l’ordre public.
Vous menez des recherches autour de ces imprimés. Quelles sont-elles?
aLe projet de recherche que j’ai dirigé de 2020 à 2024 vise à mettre en lumière ces textes avec une approche multidisciplinaire et transversale. Ils nous offrent en effet une fenêtre supplémentaire sur le passé. Notre analyse a porté sur une collection de 912 imprimés espagnols dits «de colportage». Cette collection – quelque 5000 pages et 1584 gravures – a servi de base de travail pour réfléchir à l’ensemble de ce phénomène éditorial. Un modèle de visualisation a ainsi été conçu pour la recherche, avec plusieurs portes d’entrée. Pour chaque imprimé, le site web propose l’édition corrigée en regard du texte d’origine, avec des possibilités de recherche par mots-clés ou par filtres. Nous avons aussi créé une base de données spécifique aux gravures. Enfin, ce travail s’accompagne d’une cartographie portant sur les quelque 6770 noms de lieux qu’on retrouve dans le corpus analysé.
Y a-t-il des parallèles à établir entre ces imprimés de grande diffusion et les formes contemporaines de communication actuelles?
Les échelles sont tout autres à notre époque, que ce soit en termes de diffusion massive ou en termes de rapidité, mais les ressorts restent étonnamment semblables: un bon titre, une image qui frappe, une histoire qui émeut ou qui choque. L’humain reste friand de récits sensationnels. La littérature populaire d’hier préfigure, en quelque sorte, nos actualités les plus virales.