18 février 2021 - Nadia Sartoretti

 

Analyse

L’Afrique en émergence: entre rhétorique et réalité(s)

Une équipe des universités de Genève, Lausanne, Bouaké (Côte d’Ivoire) et Yaoundé II (Cameroun) a récemment achevé un projet de recherche sur les politiques de l’émergence en Afrique. Ses résultats ont été publiés en décembre dernier. Récit d’une transition entre représentations et réalités.

 

 

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Le port en eau profonde de Kribi, un des projets phares de la stratégie d'émergence du Cameroun. 2018. Photo: D. Péclard


Alors que le voyage du chef du Département fédéral des affaires étrangères, Ignazio Cassis, a placé la semaine dernière l’Afrique au centre de l’actualité diplomatique suisse, une équipe des universités de Genève, Lausanne, Bouaké en Côte d’Ivoire et Yaoundé II au Cameroun a publié dans la revue Critique internationale un dossier consacré aux «États d’émergence en Afrique». Cette parution reprend les résultats d’un projet de recherche financé par le Fonds national pour la recherche scientifique.

 

Au milieu des années 2000, l’Afrique est passée du statut de continent «sans espoir», selon le magazine The Economist, à celui de région en «émergence»: la hausse des prix des matières premières sur les marchés internationaux et un accroissement des investissements étrangers ont stimulé la croissance économique sur le continent, indique le professeur Didier Péclard, l’un des responsables du projet et directeur du Master en études africaines de l’UNIGE. Dans la foulée, de nombreux États africains se sont dotés de «plans d’émergence» synonymes pour la plupart de retour à la planification étatique, renforcement des dépenses liées aux infrastructures et concentration du pouvoir en mains présidentielles. Une rhétorique de l’émergence s’est forgée autour du phénomène.

«À travers l’analyse de la rhétorique et des pratiques de l’émergence, nous avons cherché à comprendre comment les États africains se positionnaient dans ce nouveau contexte, et ce, en prenant l'Afrique elle-même comme point de départ, alors que, très souvent, c’est une perspective guidée par la géopolitique internationale, les intérêts de la Chine ou de la France, par exemple, qui est privilégiée», explique le professeur. Bien que certain-es observateurs-trices aient argué qu’il ne s’agissait que d’une rhétorique sans fondements concrets ou encore d’une «réinvention des discours du développement aux contours de prophétie auto-réalisatrice», ce projet a montré que l’émergence n’était pas uniquement un effet de style, mais bien une représentation qui contribuait à façonner le quotidien des sociétés africaines.

 

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Didier Péclard. Photo: DR.

 

Une croissance très inégalitaire

La notion d’«émergence», omniprésente en Afrique depuis 2015, a soulevé de nombreuses critiques, poursuit Guive Khan Mohammad, chercheur postdoctorant au Global Studies Institute pour le compte de ce projet: «D’une part, cette notion brille par sa polysémie et est souvent critiquée parce qu’elle perpétue une vision exogène du devenir des sociétés africaines. D’autre part, l’émergence est toujours pensée et mesurée sur la base d’indicateurs et de critères macroéconomiques de croissance. Or croissance économique n’est pas égale à développement social et humain et les années de boom économique qu’a connues l’Afrique ont été aussi des années durant lesquelles se sont très fortement creusées les inégalités.»

De plus, alors que la rhétorique revendique une rupture avec les politiques de développement mises en avant par les institutions de Bretton Woods, certaines de ses figures de proue en ont été des acteurs-trices de premier plan, comme c’est le cas du président ivoirien, Alassane Ouattara, à l’époque vice-directeur du FMI. Enfin, renchérit Didier Péclard, «ces plans d’émergence s’inscrivent dans la logique néolibérale et procèdent de l’idée que la croissance économique est bénéfique, parce qu’elle génère de la richesse susceptible de ruisseler dans tous les recoins de la société. En réalité, on constate que ces initiatives gouvernementales tendent à produire de grosses rivières dont les profits contournent la plupart des Africaines et des Africains.» Ne semble émerger ainsi de ces politiques aucune remise en question profonde ni du modèle capitaliste ni de la dépendance du continent aux ressources naturelles. Cependant, souligne le professeur, cette période, qui voit à la fois un retour de l’État comme acteur central du développement et une place très importante laissée au secteur privé dans la mise en œuvre des plans d’émergence est aussi fortement teintée d’ambivalence. Enfin, les expériences africaines sont très différentes: du Sénégal avec le président Macky Sall qui multiplie les projets au point que ses critiques le nomment «Inauguration Man» au contexte complexe de la République démocratique du Congo, les différences sont légion et les rythmes peu semblables, précise Didier Péclard. Ce sont ces nuances que le projet s’est attaché à mettre en lumière.

 

Bouillonnement d'initiatives

S’il est toutefois indéniable que le paysage économique change, c’est aussi que de nouveaux/elles acteurs-trices sont intervenu-es sur le continent en tant qu’investisseurs-euses: la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie ou encore le Maroc. Les États africains, explique le professeur, sont désormais en mesure de les faire rivaliser les uns avec les autres, mais ont également à leur disposition d’autres modèles de développement que celui proposé par l’Occident. La tendance à la planification étatique et à la centralisation du pouvoir évoque ainsi, pour le professeur, le modèle chinois. Ces initiatives étatiques ont en outre ouvert des espaces pour de nouveaux acteurs locaux, relève Didier Péclard: les organismes, souvent créés ad hoc, pour la mise en œuvre des plans étatiques recrutent notamment au sein de la diaspora africaine formée à l’étranger et désireuse de contribuer au «décollage» économique du continent. Entre renouveau et répétition du passé, l’Afrique bouillonne d’initiatives en tous sens et c’est sur ces phénomènes, mais cette fois à l’échelle de la ville, que se concentrera le prochain projet du chercheur.


POUR EN SAVOIR PLUS
«États d’émergence. Le gouvernement de la croissance et du développement en Afrique», par  Didier Péclard, Antoine Kernen, Guive Khan-Mohammad
Critique internationale 2020/4 (N° 89)

Blog: The Developmental State Strikes Back?

 

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