20 mai 2021 - UNIGE

 

Analyse

«La jeune génération chahute autant le monde qu’elle est chahutée par la technologie»

Tablettes, smartphones et autres écrans ont envahi l’espace intime des familles et leur impact sur les plus jeunes inquiète spécialistes et parents. Ce constat est à l’origine d’un colloque international organisé par le Centre interfacultaire des droits de l’enfant, qui s’est tenu en ligne début mai. Les explications de Philip Jaffé, professeur au CIDE et membre du Comité des droits de l’enfant à l’ONU, et de Daphné Bavelier, professeure à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et au Geneva University Neurocenter.

 

 

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Image: DR


Pointées du doigt parce qu’elles affadiraient l’esprit du jeune public, seraient source de troubles du sommeil ou augmenteraient la sédentarité, les technologies numériques ont aussi de bons côtés. De nombreuses recherches indiquent en effet que, déjà en bas âge, l’utilisation de supports numériques développe une forme d’adresse mentale, d’aisance à cataloguer les informations, ainsi qu’une certaine dextérité manuelle. Au moment critique de l’adolescence, le numérique peut par ailleurs contribuer à élargir le cercle social et à varier les formes de communication.

 

Quant aux jeux vidéo, souvent critiqués pour les risques d’addiction qu’ils entraînent ou la banalisation de la violence qu’ils peuvent véhiculer, ils ont aussi leurs avantages. «Cette activité peut augmenter les compétences visuelles et cognitives, constate Daphné Bavelier, notamment en matière de prise de décision face à des contraintes temporelles ou de capacité à dissocier son attention. Des compétences qui peuvent avoir une certaine utilité dans le monde professionnel.» Certains jeux spécialement développés par la chercheuse et son équipe ont par ailleurs démontré leur efficacité thérapeutique auprès d’enfants souffrant de troubles de l’apprentissage ou de l’attention. 

Ce qui pose problème par contre, c’est la surexposition. Selon un récent rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, les adolescent-es passeraient en effet aujourd’hui près de cinq heures par jour à 11 ans et plus de huit heures par jour à 15 ans devant les écrans. «Outre les risques qu’elle fait peser sur certains besoins physiologiques de base comme le sommeil, cette surutilisation fait perdre de la finesse aux relations humaines, note Philip Jaffé. Et ce rétrécissement sur le plan des interactions sociales est d’autant plus inquiétant lorsqu’il survient en bas âge.»

Comme le souligne Daphné Bavelier, plusieurs études montrent par ailleurs que la compréhension sur écran est moins bonne que sur papier, notamment lorsque les participant-es lisent sous une contrainte de temps. «Chez les enfants, nuance toutefois la spécialiste, ces différences ne sont significatives que pour ceux ayant un faible niveau de compréhension lors de la lecture.»

Une autre source d’inquiétude est liée à l’usage des informations récupérées auprès du jeune public, sachant qu’un-e enfant qui utilise internet de manière raisonnable aura livré à son insu plus de 100'000 données la ou le concernant à l’âge de 18 ans. Pour se prémunir contre des abus potentiels, faut-il dès lors créer pour l’univers numérique un «carré blanc», comme celui qui avertissait les téléspectateurs et téléspectatrices d’un contenu inapproprié à la télévision? 

Selon Philip Jaffé, il s’agit surtout de responsabiliser à la fois les compagnies actives dans ce domaine et les parents. Pour les premières, le chercheur recommande de procéder à des études d’impact avant la commercialisation d’un produit touchant les enfants afin de permettre aux consommateurs/trices un choix informé. Pour les applications ou les plateformes, il suggère que celles-ci soient réglées par défaut sur les formes les plus étroites de protection des données. 

Quant aux parents, outre une nécessaire surveillance de ce qui se passe dans la chambre de leur progéniture, la marge de manœuvre reste assez limitée en l’absence de régulation nationale ou supranationale. Un point qui est d’ailleurs au centre des préoccupations du Comité des droits de l’enfant de l’ONU, dont fait partie Philip Jaffé. Depuis une dizaine d’années, cet organe mène une réflexion pour inscrire le phénomène numérique dans une perspective mondiale, à l’image d’autres protocoles onusiens comme ceux visant à lutter contre la criminalité transfrontalière ou le trafic d’enfants. «On se trouve là face à un phénomène glocal, précise le psychologue. Afin de mieux le saisir, nous avons déployé des équipes dans toutes les régions du monde pour recueillir l’expertise d’enfants dans différentes cultures par rapport au monde numérique. Qu’elles/ils se trouvent en Afrique subsaharienne, dans le Pacifique sud, en Asie ou en Suisse, tous et toutes ont accès à la même technologie. Ce qui change, ce sont les discriminations qui leur sont imposées en termes de coûts et de facilité d’accès.» Assisté d’expert-es interdisciplinaires, le Comité des droits de l’enfant a élaboré et adopté, en février 2021, une «Observation générale sur les droits de l’enfant en relation avec l’environnement numérique». Ce document influence déjà certaines stratégies d’action et législatives dont celles de l’Union européenne et de l’Allemagne.

Au final, Philip Jaffé se veut optimiste quant à la capacité des jeunes à se repérer dans le monde virtuel. «Chaque génération bouscule le statu quo, celle qui grandit aujourd’hui chahute autant le monde qu’elle est chahutée par la technologie. Je suis convaincu qu’elle s’en sortira très bien tant qu’on arrivera à éviter les pires craintes que certain-es prédisent, comme le contrôle de la pensée. Il s’agit de risques dont on parlait déjà à propos de la télévision, sauf qu’ils sont beaucoup plus nombreux à l’heure actuelle. Le maintien d’un cadre politique démocratique est essentiel pour y échapper et les meilleures pratiques finiront par l’emporter sur le long terme.»

 

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