25 février 2021 - UNIGE

 

Analyse

Un nouveau regard sur le refuge des juives et des juifs en Suisse

Fruit d’une vingtaine d’années de recherches basées sur un corpus inédit d’archives, un ouvrage reconstitue le destin des juives et des juifs venus chercher refuge en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. À travers ses pages, l’historienne Ruth Fivaz-Silbermann retrace le périlleux voyage des réfugié-es, dessine le profil des acteurs et actrices qui se croisent et fait revivre les réseaux de passeurs/euses.

 

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Poste frontière de Crassier (VD), 1940. Photo: Collection Michel Blanc


Suite à sa thèse consacrée à la fuite des juives et des juifs de France durant les années de la «Solution finale», soutenue au printemps 2017 à la Faculté des lettres, Ruth Fivaz-Silbermann signe un ouvrage à l’intention du public. Ses travaux permettent d’avoir une image beaucoup plus précise que celle donnée par le rapport final de la Commission Bergier de ce qui s’est réellement passé durant ces années sombres. La frontière franco-suisse a en effet vu arriver les deux tiers des réfugié-es juifs/juives des années 1942-1944. L’historienne revoit notamment à la baisse le nombre de personnes refoulées à la frontière suisse et nuance également le rôle joué par le chef de la police fédérale, Heinrich Rothmund.

 

«Au contraire des rapports Ludwig et Bergier, basés pour l’essentiel sur des archives gouvernementales, j’ai voulu partir des individus qui étaient menacés dans leur vie et qui se sont dit que la Suisse pouvait leur offrir le salut, explique Ruth Fivaz-Silbermann. Deux questions se posaient dès lors: qu’ont-ils fait pour y arriver et comment ont-ils été accueillis?»Pour répondre à cette double interrogation, l’historienne n’a pas ménagé sa peine. Elle a dépouillé les 11’000 dossiers individuels et encore inédits de réfugié-es juifs/juives retrouvés dans les greniers du Département de justice et police genevois, de même que ceux des Archives fédérales à Berne concernant la frontière avec la France, et ceux qu’elle a pu retrouver dans les archives de France voisine. À partir de ce corpus, la chercheuse a créé près de 15’000 fiches nominatives, parvenant dans la plupart des cas à établir la provenance des fugitifs/ives, la date de leur départ pour ce périple de la dernière chance et leur accueil ou non en Suisse.

 

Un périlleux voyage vers la Suisse

C’est de Hollande et de Belgique occupées, puis de France sous le régime de Vichy que viennent la plupart des candidat-es au refuge. Les 140’000 juifs/juives que comptent les Pays-Bas en 1939 sont les plus exposé-es. Pris au piège par une machinerie d’extermination particulièrement implacable, les trois quarts d’entre elles/eux ne survivront pas à la guerre. Parmi les quelque 1300 juifs/juives venu-es des Pays-Bas dont le passage en Suisse a été recensé par Ruth Fivaz-Silbermann, beaucoup sont de jeunes hommes. Tous passent d’abord par la Belgique, le temps de trouver une filière et les faux papiers nécessaires au franchissement de la frontière française et à la traversée de la zone occupée. Soit ils franchissent alors la ligne de démarcation pour passer en «zone libre», soit ils tentent leur chance directement à travers le Jura.

Empruntant grosso modo le même chemin et les mêmes réseaux, les juifs/juives de Belgique seront quatre fois plus nombreux à rejoindre la Suisse. Elles/ils quittent un pays où l’emprise des nazis sur la population juive est un peu moins forte qu’aux Pays-Bas. La résistance juive y est mieux organisée, les rafles sont moins efficaces, même si la moitié des juifs/juives de Belgique finiront par être déporté-es avant d’être assassiné-es. Seul un quart de ceux et celles qui partent visent toutefois directement la Suisse, les autres pensant trouver un refuge en France non occupée, espoir qui s’évanouira dès le mois d’août 1942 avec le déclenchement des rafles ordonnées par le gouvernement de Vichy, puis avec l’occupation de la «zone libre». Dès lors, c’est à la frontière savoyarde, à Genève, sur les rives du Léman et aux portes du Valais que la pression se fait la plus forte, avec plus de 10’000 passages enregistrés jusqu’à la libération de l’essentiel du territoire français voisin de la Suisse, à l’été 1944.

 

Des trous dans la barque

De l’autre côté des barbelés, les autorités fédérales, soucieuses de ne pas froisser leur «grand voisin du Nord», affichent une politique de fermeté. Celle-ci se traduit dès 1938 par un accord avec l’Allemagne sur la signalisation des passeports juifs auquel succède, en octobre 1939, un décret stipulant qu’à l’exception des déserteurs et des réfugié-es politiques, les étrangers/ères arrivé-es illégalement en Suisse devaient être systématiquement refoulé-es vers leur pays d’origine. En août 1942, confronté à un afflux ressenti comme ingérable de candidat-es à l’asile, le gouvernement arrête un décret stipulant que tous/tes les étrangers/ères sans visa seront refoulé-es «même s’il peut en résulter pour eux/elles des inconvénients sérieux tels que la mise en péril de la vie ou de l’intégrité corporelle». C’est en effet le moment de la grande déportation «vers l’Est» – vers la mort. «Pour les réfugié-es, c’est le pire moment,note Ruth Fivaz-Silbermann. La dissuasion, qui est le but visé par les autorités fédérales, fonctionne certes à plein, mais les dégâts collatéraux sont considérables puisqu’en quelques semaines des centaines de personnes vont être refoulées, certaines étant même ramenées à la frontière depuis l’intérieur du pays.» Au sein de la population, cette politique de fermeté est loin de faire l’unanimité. En plusieurs endroits, l’expulsion de groupes de réfugié-es déclenche de véritables petites émeutes, tandis qu’au nom de l’humanité et de la charité chrétienne, la presse et les associations œcuméniques dénoncent avec vigueur l’attitude des autorités. Soucieux de ne pas troubler l’ordre public et prenant tardivement conscience du sort qui attend les juifs/juives sous le régime de Vichy, le gouvernement entame dès lors et en sous-main des manœuvres pour faire machine arrière et ouvrir quelques brèches aux frontières.

 

L’autre Rothmund

Comme le montrent les archives, ce revirement se concrétise dès le 31 août. Ce jour-là, lors d’une conversation informelle, le conseiller fédéral Von Steiger et Heinrich Rothmund, directeur de la Division de police de son département, ordonnent aux autorités genevoises de ne plus refouler les réfugié-es et de ne remettre personne directement entre les mains des Allemands. Cette décision, qui équivaut à une réouverture temporaire de la frontière, permet à 4000 juifs/juives d’être accueilli-es en Suisse entre septembre et octobre 1942. Par la suite, c’est également Rothmund qui aménage des mesures d’exception permettant l’entrée en Suisse des enfants ou des malades. Et c’est encore son département qui négocie avec différentes œuvres d’entraide l’établissement de listes de non-refoulables. «Rothmund est un personnage peu sympathique,commente Ruth Fivaz-SilbermannBourru et arrogant, il est effectivement un partisan acharné de la lutte contre la surpopulation étrangère. Mais il est peut-être le seul à ce niveau de décision à avoir écouté sa conscience. De nombreux documents montrent qu’il a cherché à adoucir en sous-main la politique mise en place par le Conseil fédéral à chaque fois que c’était possible. Et toutes les failles qu’il a ouvertes, fussent-elles minimes, ont été utilisées par les réfugié-es et ceux qui les aidaient.»

 

La Suisse comme outil de la panoplie de sauvetage

Quatre réseaux, essentiellement, vont œuvrer pour protéger des victimes juives en utilisant les possibilités de sauvetage, réduites mais réelles, qu’offre la plateforme suisse: l’Amitié chrétienne, la Croix-Rouge suisse – Secours aux enfants, le Comité œcuménique d’aide aux réfugié-es avec son correspondant en France, la Cimade, et les organisations juives d’entraide qui basculent dans la Résistance dès l’été 1942: «La Résistance juive va utiliser les mesures d’exception édictées par les autorités suisses pour faire entrer un maximum de personnes, en falsifiant les dates de naissance des enfants ou en "prêtant" des bambins à des familles dont les enfants sont plus âgés, note Ruth Fivaz-Silbermann. Les autres branches de la résistance vont être plus légalistes, en travaillant notamment avec la liste des "non-refoulables".»

Profitant de ce que les enfants et adolescent-es seul-es jusqu’à 16 ans sont admis-es sur le territoire helvétique, la Résistance juive va mettre le paquet en constituant des convois d’enfants. Et là aussi, elle va massivement falsifier les dates de naissance. «Près de 1200 enfants et adolescent-es vont ainsi être convoyé-es vers la Suisse, accompagné-es de Lyon, Nice ou Limoges jusqu’aux alentours de la frontière par de jeunes militant-es, raconte l’historienne. Une fois arrivé-es là, il est nécessaire de louer les services de passeurs afin d’éviter les patrouilles, une activité facturée jusqu’à 5000 francs français par enfant, soit l’équivalent de deux mois et demi d’un salaire d’ouvrier/ière. Les fonds sont fournis par le Joint (American Jewish Joint Distribution Committee), l’organisme américain d’entraide pour la communauté juive.»

S’appuyant sur un examen minutieux des archives, l’historienne estime que, sur les quelque 15’500 juifs/juives qui se sont présenté-es à la frontière franco-suisse durant ces années critiques de la Seconde Guerre mondiale, près de 3000 ont été refoulé-es, décision qui a conduit entre 400 et 900 d’entre eux/elles à périr en déportation, dont des enfants. «La Suisse aurait sans aucun doute pu et dû se montrer plus généreuse, conclut Ruth Fivaz-Silbermann. Elle avait les moyens d’accueillir discrètement tous ceux et celles qui, ayant échappé à des dangers mortels, se sont présenté-es à ses frontières. La détermination de la Résistance a partiellement sauvé l’honneur de la Suisse en améliorant de façon volontariste l’accueil que celle-ci offrait.»

 

Ruth Fivaz-Silbermann
«La fuite en Suisse»
Éditions Calmann-Lévy 2020
1456 p.

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