25 février 2021 - Melina Tiphticoglou

 

Analyse

En Palestine, la résistance se lit sur les murs

Étudier la notion de frontière en analysant les graffitis d’un camp palestinien, c’est l’objectif du projet de recherche de la géographe Clémence Lehec. Après huit années à travailler sur ce sujet, elle signe un ouvrage qui emmène au sein du camp de Dheisheh pour révéler les dessous d’un mouvement aux prises avec les multiples enjeux de la frontière dans un espace où celle-ci est systématiquement contestée.

 

 

1200_8 - Deux peintres réalisent le portrait d'un shahid en utilisant un projecteur. Crédit Clémence Lehec, 2016.jpg

Deux graffeurs palestiniens réalisent le portrait d'un martyr de nuit, en utilisant un projecteur. Photo: C. Lehec


Les murs d’une ville parlent. Mais que disent-ils quand il s’agit d’un camp? Clémence Lehec, géographe à l’Institut de gouvernance de l'environnement et développement territorial (GEDT) de l’UNIGE, s’est intéressée aux graffitis d’un camp de réfugié-es de Cisjordanie et, plus particulièrement, à ce qu’ils pouvaient nous apprendre sur la notion de frontière. Sur les murs de Palestine, paru cet automne aux éditions Métis Presses, révèle les dessous du mouvement graffiti palestinien, dont l’histoire reste peu connue. Un projet de longue haleine, auquel la chercheuse a consacré huit ans de travail, deux mémoires de master, une thèse, la publication d’un livre ainsi qu’un documentaire. Entretien.

 

LeJournal: Pourquoi avez-vous choisi d’étudier la frontière au travers des graffitis?
Clémence Lehec: Je souhaitais étudier la notion de frontière en analysant des objets esthétiques dans une perspective de géographie expérimentale. J’ai choisi les graffitis car il s’agit d’une pratique populaire, qui revêt un caractère illégal ou, en tout cas, qui est en prise avec les limites. De plus, les graffeurs – qui sont exclusivement de jeunes hommes dans le cas présent – mettent en jeu leur corps et expérimentent leurs propres limites. Il m’a semblé intéressant d’étudier la frontière à partir d’une pratique esthétique qui questionne justement les limites.

Qu’est-ce qui vous a amenée à travailler dans un camp?
Lors de mes travaux de master, je m’étais intéressée au mur de séparation, mais j’ai réalisé que peu de Palestiniens s’y exprimaient. Il est surtout l’objet d’interventions d’artistes étranger/ères. Au contraire, les murs des camps de réfugié-es sont couverts de graffitis réalisés par la population locale. Un premier travail exploratoire m’a permis de me rendre compte qu’il y avait une certaine homogénéité dans les productions des différents camps de Cisjordanie. J’ai donc choisi de concentrer mes recherches sur un seul d’entre eux, celui de Dheisheh, le plus grand de la ville de Bethléem, qui se trouve en Cisjordanie, territoire occupé par l’État israélien depuis 1967.

Que peut-on dire du graffiti palestinien?
C’est un mouvement très spécifique, qui se distingue de beaucoup d’autres scènes de street art de par son lien avec la résistance palestinienne et ce, depuis ses origines. Le graffiti palestinien est apparu à la fin des années 1960 dans les camps de réfugié-es, avant d’être utilisé de façon massive pendant la première Intifada pour faire face à la censure exercée par l’État israélien sur les médias traditionnels. La résistance s’organisait alors en inscrivant des slogans sur les murs qui incitaient à la désobéissance civile. Une autre caractéristique toujours actuelle de ce mouvement est que la plupart des personnes qui le pratiquent ne se revendiquent pas du monde de l’art. Les fresques ne sont généralement pas signées, dans une volonté de mettre à distance la figure de l’artiste. Et, pourtant, la dimension et le souci esthétique restent extrêmement présents.

 

Clemence_Lehec.jpgClémence Lehec

Quels sont les motifs les plus fréquemment rencontrés?
Les martyr-es (shuhada) – c’est-à-dire, selon l’utilisation palestinienne de ce terme, toute personne morte dans un rapport avec l’État israélien, que ce soit un-e combattant-e ou une victime collatérale – sont les éléments les plus représentés. Ce sont souvent des hommes, jeunes, originaires du camp, dont on reproduit le portrait. Plusieurs graffeurs ont indiqué qu’il s’agit là d’une manière d’adresser un message aux soldats qui envahissent le camp et qui font face à ces regards. Un second motif, apparu assez récemment, est Hanthala. Il s’agit d’un personnage de caricature inventé par Naji al-Ali, dessinateur palestinien assassiné en 1987. Hanthala est toujours représenté de la même façon, pauvrement vêtu, de dos, le regard porté vers le pays perdu. C’est un personnage qui s’est affirmé comme un symbole des réfugiés palestiniens et que la jeune génération de graffeurs a fait émerger sur les murs.

Quelles sont les motivations de la génération d’aujourd’hui?
Avec l’avènement des réseaux sociaux qui permettent de diffuser des messages de manière bien plus efficace, on pourrait s’imaginer que la pratique graffiti s’est vidée de son sens. Pourtant, elle perdure. Cet état de fait m’a énormément intriguée: pourquoi continuer à graffer et à se mettre en danger, alors que d’autres moyens de s’exprimer existent? Je crois qu’il y a une vraie volonté de la part de la jeune génération de perpétuer un héritage. Il faut rappeler qu’il s’agit d’une population réfugiée depuis plus de 70 ans, pour qui le rapport à l’histoire et à la mémoire est complexe.

Cette pratique est-elle risquée?
À l’époque de la première Intifada, le danger était grand. Il y avait des couvre-feux et l’armée était très présente. Dheisheh était notamment encerclé d’un grillage, contrôlé en permanence par l’armée israélienne, et ne laissant qu’un seul point de passage pour entrer et sortir du camp. Se trouver dans les rues la nuit pour aller graffer signifiait s’exposer à une potentielle arrestation, voire à la mort. Aujourd’hui, cela a un peu évolué. L’occupation est toujours réelle, mais il n’y a plus de grillage autour du camp et l’armée s’est éloignée de quelques kilomètres. Pour autant, les incursions éclair que font les soldats à l‘intérieur des camps sont extrêmement redoutées.

Pourquoi?
De façon ponctuelle et à l’improviste, les soldats entrent dans les camps la nuit. Cela peut se produire plusieurs fois par semaine en fonction de l’actualité politique. Il s’agit d’interventions armées qui suscitent des heurts. Toute personne présente dans les rues à ce moment-là court un danger réel. Or, les graffeurs palestiniens peignent la nuit notamment parce qu’ils utilisent une technique de décalque avec projecteur. S’ils se trouvent confrontés à l’un de ces raids, ils risquent soit d’être arrêtés pour diffusion de message politique, soit d’être la cible de tirs. En plus de l’action de graffer, celle de sortir la nuit est dangereuse.

Vous parlez de frontière de Damoclès pour décrire ce phénomène. Qu’entendez-vous par là?
Mon travail consistait à étudier la frontière à travers les éléments peints. J’ai utilisé la notion de frontière de Damoclès pour illustrer un type de frontière moins matérielle que celle qui est représentée par des drapeaux, des cartes géographiques, des murs ou des barbelés. Cette notion exprime l’idée que la frontière est mobile, qu’elle peut s’actualiser à n’importe quel moment et qu’avec elle arrive un danger potentiel pour la population. Les portraits des martyr-es présents sur les murs des camps rappellent l’existence de cette frontière de Damoclès, qui peut surgir lorsque les Palestinien-nes font face à l’armée israélienne. C’est également la raison pour laquelle, au sein de ma thèse, j’ai réhabilité le terme de front, tout en le qualifiant de mobile.

Les raids de l’armée israélienne font donc se déplacer la frontière?
Le territoire israélo-palestinien se trouve dans un contexte d’occupation militaire, qui équivaut, en matière de frontières à un front de guerre. Concrètement, à travers la colonisation, l’État israélien contrôle un territoire et lorsque son armée s’y déplace, elle fait bouger le front de guerre. Dans cette région, les frontières plus ou moins matérielles bougent en permanence: le checkpoint se trouve aujourd’hui à la sortie d’une maison, mais demain il peut être 200 mètres plus loin. Ces éléments frontaliers, bien que mouvants, visent à contrôler le territoire et les populations qui y vivent. Les habitant-es de ces régions perçoivent très clairement ces frontières mobiles, car elles imposent des restrictions à leur mobilité.

Pouvez-vous dire quelques mots sur le documentaire réalisé dans ce contexte?
Ma thèse est composée d’un travail écrit ainsi que d'un film documentaire, Sur les murs de Dheisheh, qui a été coréalisé avec Tamara Abu Laban, une réalisatrice originaire du camp. Ce format hybride m’a permis de proposer un travail réellement collaboratif avec les personnes sur place et de les impliquer jusqu’à la construction des résultats de la recherche. C’est une méthode pour penser la production de la connaissance de manière collective que je trouve très prometteuse.

Clémence Lehec
«Sur les murs de Palestine»
Éditions Métis Presses, 2020
224p.

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