4 février 2021 - Melina Tiphticoglou

 

Analyse

Pour une union sacrée autour de l’éducation en situation d’urgence

Dix acteurs/trices clés, dont l’UNIGE, fondent le «Geneva Global Hub for Education in Emergencies» qui a pour ambition de mettre la question de l’éducation en situation d’urgence à l’agenda international.

 

 

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Photo: Sir Barnaby

La Déclaration universelle des droits de l’homme considère l’éducation comme un outil essentiel de protection de la dignité humaine. 257 millions d’enfants en âge de fréquenter l’école primaire ou secondaire ne sont toutefois pas scolarisé-es dans le monde, dont 127 millions vivent dans des pays en situation d’urgence. Malgré cela, le secteur est l’un des moins bien dotés dans les programmes humanitaires. Pour mettre la question à l’agenda international et servir de catalyseur en unissant les diverses forces à l’œuvre dans le domaine, Genève se dote d’un réseau pour l’éducation en situation d’urgence, le Geneva Global Hub for Education in Emergencies. Cette initiative officiellement lancée le 25 janvier dernier rassemble dix acteurs/trices clés du domaine issu-es des milieux gouvernementaux, humanitaires, du développement et académiques. Karl Blanchet, professeur en Faculté de médecine et directeur du Centre d’études humanitaires Genève siège au sein du Comité directeur de ce réseau. Abdeljalil Akkari, qui dirige l’Équipe de recherche en dimensions internationales (Erdie) à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, fait, quant à lui, partie du groupe de travail. Entretien avec ce dernier.

 

LeJournal: En quoi consiste l’éducation en situation d’urgence?
Abdeljalil Akkari: L’Education in Emergencies (EiE) est un terme consacré au niveau international. Sa définition n’est pas aisée pour autant, tant les situations sont hétérogènes. L’ONG Save the Children, très active dans le domaine, définit l’urgence comme «une situation où la vie, le bien-être physique et mental, les opportunités de développement des enfants sont menacés en raison de conflits armés, de catastrophes ou de la perturbation de l’ordre social ou légal, et où les capacités de résistance locales sont faibles ou inadéquates». Les situations peuvent avoir un caractère d’urgence à forte intensité (guerre et conflits armés) ou à faible intensité (insécurité, pauvreté et malnutrition chronique). Les catastrophes naturelles telles que les tremblements de terre, les tsunamis ou les inondations créent aussi des situations d’urgence pour l’éducation. La pandémie de Covid-19, qui a obligé plus de la moitié de la population scolaire mondiale à déserter les salles de classe, est une situation d’urgence généralisée. L’EiE consiste à proposer aux apprenant-es de s’instruire de manière structurée et organisée, même dans de tels contextes. Elle dépasse donc le cadre limité de l’éducation des réfugié-es, en comprenant aussi celle des déplacé-es internes et des personnes confrontées à des contextes d’adversité extrême.

Comment est dispensée cette instruction?
Dans les camps de réfugié-es, ce sont généralement les ONG comme Save the Children, ou plus rarement l’Unicef, qui s’occupent de l’éducation des enfants. Ces institutions arrivent avec leurs traditions et développent leurs propres programmes d’enseignement. Dans d’autres cas, ce sont les pays qui mettent à disposition leurs écoles publiques pour accueillir les enfants réfugié-es de guerre. C’est ce que font, par exemple, la Jordanie ou le Liban, pays où les réfugié-es côtoient les enfants autochtones dans des classes légèrement adaptées. Enfin, on compte un grand nombre d’enfants non scolarisé-es qui vivent avec leur famille ou dans la rue. Le réseau devra s’occuper de cette diversité de situations, très variable selon les pays.

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Abdeljalil Akkari


Dans un tel contexte, quel rôle le réseau est-il appelé à jouer?
Il a pour but de créer des synergies entre les acteurs et actrices qui sont déjà engagé-es dans le domaine. Le réseau aura aussi pour mission de mobiliser les donateurs/trices, car le financement est un aspect crucial qui fait souvent défaut. En effet, pour un pays en guerre ou qui gère les suites d’une catastrophe naturelle, l’éducation n’est pas une urgence en regard de la reconstruction ou de la protection des populations. Pour ma part, je souhaiterais que soient intégrées les voix du Sud. Le groupe de travail actuel est composé d’ONG et d’institutions basées pour la plupart dans les pays du Nord même si elles développent des programmes sur le terrain. Or, si on veut améliorer l’éducation d’urgence, il ne faut pas le faire seulement depuis New York ou Genève, mais en partenariat étroit avec les institutions du Sud, qui sont plus ancrées sur le terrain des urgences, et avec les universités du Sud.

Quel sera l’apport de l’UNIGE à ce réseau?
Plusieurs équipes de l’UNIGE y prennent part, notamment le Centre d'études humanitaires par le biais de cours et de projets de recherche axés sur la santé ou le centre InZone qui forme des interprètes et dispense de l’enseignement supérieur dans les camps de réfugiés. Avec mon équipe, nous travaillons sur la formation des enseignant-es en situation d’urgence et pourrons également apporter le fruit de nos travaux de recherche.

Par exemple?
La question de la langue dans laquelle sont scolarisé-es les enfants réfugié-es est importante. Faut-il que ce soit dans leur langue maternelle, la langue nationale du pays d’accueil ou en anglais? Nos recherches tendent à montrer que, pour améliorer la qualité de l’éducation, une scolarisation dans la langue maternelle devrait être privilégiée partout où c’est possible. Le droit international accorde d’ailleurs aux enfants de 6 à 12 ans le droit d’être scolarisé-es dans leur langue maternelle. Actuellement, ce n’est pourtant pas le cas pour un tiers des enfants dans le monde, notamment en Afrique subsaharienne où la plupart des pays ont opté pour la langue de l’ancienne puissance coloniale comme langue d’instruction, même si celle-ci n’est pas comprise par beaucoup d’élèves, ni même parfois par les enseignant-es.

Un enseignement dans la langue nationale ou en anglais ne présente-t-il pas aussi des avantages?
En effet, le choix de la langue de scolarisation devrait dépendre du projet de vie. On peut distinguer trois trajectoires principales. Certain-es ont l’espoir de retourner dans leur pays d’origine, comme de nombreux et nombreuses réfugié-es syrien-nes qui vivent en Jordanie. Pour elles/eux, la scolarisation en langue maternelle sera plus adaptée. D’autres vont choisir de s’intégrer dans le pays d’accueil et, dans ce cas, il est important que l’instruction se fasse dans la langue nationale. Enfin, un petit nombre va recevoir l’autorisation de se rendre dans un pays du Nord. Pour cette catégorie, l’anglais est plus profitable.

De quelle façon participez-vous à la formation des enseignant-es en situation d’urgence?
Les enseignant-es sont soit des réfugié-es, soit des personnes issues du pays d’accueil. Leur qualification est essentielle pour assurer une instruction de qualité, mais on constate que leur formation est généralement insuffisante. Nous proposons, en partenariat avec l’ONG Save the Children, un CAS sur l’éducation en situation d’urgence qui a pour objectif de pallier cette lacune. Beaucoup d’ONG s’engagent à suivre ce type de formation et les participant-es au programme reçoivent une bourse de Save the Children ou de l’UNIGE (grâce au soutien du Service de la solidarité internationale du Canton de Genève). Dans ce domaine, on peut également citer une démarche intéressante, le «coaching», que nous ne pratiquons pas à l’UNIGE, mais qui se fait chez nos collègues de Harvard ou de Columbia. Il s’agit de candidat-es à l’enseignement qui supervisent ou aident des enseignant-es en situation d’urgence et participent ainsi à leur développement professionnel.

Les personnes qui vivent en situation d’urgence ont souvent des vécus difficiles. En tenez-vous compte dans la formation des enseignant-es?
En fonction du parcours individuel, il peut en effet y avoir un besoin de reconstruction important. Certaines valeurs, orientations pédagogiques et postures des enseignant-es peuvent constituer un atout de taille dans la scolarisation. Elles peuvent structurer les réponses éducatives aux expériences traumatisantes vécues par les enfants dans les situations d’urgence. Dans notre CAS, un module obligatoire est consacré aux aspects psychologiques et émotionnels, mais il s’agit plutôt d’une sensibilisation qui met l’accent sur l’importance de la résilience et de la bienveillance. C’est bien, mais cela ne me semble pas suffisant. La prise en charge de la santé mentale de ce public doit en effet être développée. Il faut envoyer plus de psychologues, de médecins et d’infirmier/ères sur le terrain. 

 

Pour en savoir plus:
Geneva Global Hub for Education in Emergencies
Centre d’études humanitaires Genève
Équipe de recherche en dimensions internationales

 

 

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