27 mai 2021 - UNIGE

 

Analyse

«Le problème avec la Chine est d’ordre émotionnel»

Que reste-il de la pensée de Mao Zedong dans la Chine d’aujourd’hui? Dans le cadre d’un cycle de conférences consacré à la transformation de la Chine depuis la fin du maoïsme, Laure Zhang, professeure à l’Unité d’études chinoises (Département d’études est-asiatiques), revient sur l’héritage du leader communiste ainsi que sur le statut particulier de Hong Kong.

 

 

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Magasin de souvenirs à Hong Kong, 2014. Photo: DR


Le Journal: Quelles sont les principales caractéristiques du maoïsme?
Laure Zhang: En tant que courant de pensée, le maoïsme s’appuie essentiellement sur trois récits largement mythifiés. Selon le premier, c’est uniquement grâce à Mao que le communisme a survécu et triomphé de ses deux ennemis: les nationalistes chinois-es et l’impérialisme. Le deuxième prétend que Mao a débarrassé la Chine du féodalisme et a rendu la société plus égalitaire. Enfin, le troisième veut que ce soit lui qui ait achevé l’indépendance totale du territoire national. Dans les faits pourtant, les nationalistes, qui sont restés au pouvoir jusqu’en 1949, ont largement contribué à la défaite de l’occupant-e japonais-e. Mao n’a pas non plus sorti à lui seul la Chine des ténèbres et Taïwan ainsi que Hong Kong échappaient encore au contrôle communiste après la proclamation de la République populaire.

 

 

Que devient le maoïsme à la mort de Mao en 1976?
Il lui survit, parce qu’il est crucial pour le Parti communiste chinois. Lorsque ce dernier a lancé des réformes économiques en 1978, il ne pouvait pas se débarrasser complètement de la pensée de Mao, à l’inverse de l’Union soviétique, où casser l’héritage stalinien était possible car il restait le léninisme comme fondation idéologique. Jeter le maoïsme serait revenu à saper les bases historiques de la Révolution chinoise. 

Que reste-il de la pensée de Mao en Chine aujourd’hui? 
Son impact est très profond. Selon des enquêtes récentes, une grande partie des Chinois-es né-es dans les années 1980 et 1990 est férocement anticapitaliste. À leurs yeux, le «capitalisme» pratiqué en Chine au cours de ces quarante dernières années creuse le fossé entre les riches et les pauvres, ce qui est un raisonnement qu’on peut qualifier de «néo-maoïste». La politique du président actuel, Xi Jinping, peut également être considérée comme une sorte de retour au maoïsme, avec un pouvoir encore plus fort et centralisé que sous les deux dirigeants précédents, par exemple. On peut aussi mentionner les croyances populaires héritées du maoïsme. Beaucoup de chauffeurs de taxi ont un médaillon à l’effigie de Mao sur le tableau de bord de leur véhicule et considèrent le Grand Timonier comme un dieu protecteur contre les accidents. Dans certaines régions moins développées, on fait chanter et danser les enfants à l’école sur des airs datant de la Révolution. 

Peut-on dire pour autant que la société chinoise est maoïste dans son ensemble? 
Non. Les générations nées dans les années 1960 et 1970 sont généralement plus critiques envers le maoïsme, et plus favorables aux valeurs universelles ainsi qu’à une forme de libéralisme. C’est aussi le cas des élites culturelles, économiques et de la diaspora chinoise à travers le monde. Au cours des quarante dernières années, la plupart des élites ont quitté la Chine. Elles ont profité des réformes économiques, se sont enrichies, et sont parties, principalement aux États-Unis. Les personnes qui sont restées, par exemple les grands entrepreneurs et les grandes entrepreneuses de Shanghai, ont tous et toutes des terrains, des maisons, des comptes bancaires à l’étranger et leurs enfants sont éduqué-es hors de Chine. C’est également le cas pour beaucoup de Hongkongais-es. 

À ce propos, comment le libéralisme hongkongais s’intègre-il dans le discours de Pékin?
À la mort de Mao, l’Empire du Milieu est dans une situation économique désastreuse. Deng Xiaoping, qui devient le numéro 1 de la Chine populaire en 1978, tente alors de relever le pays en laissant se développer des entreprises privées. Hong Kong constituait un endroit propice pour introduire une économie de marché, grâce aux infrastructures coloniales existantes. Il a alors proposé l’idée d’«un pays et deux systèmes» pour concilier des positions idéologiques radicalement opposées. Toutefois, du moment où la Chine a adopté une forme de capitalisme étatique, elle n’a plus eu besoin du statut spécial que lui offrait Hong Kong. Aux yeux de Pékin, le territoire est donc désormais considéré comme une province chinoise à part entière. À l’inverse, pour la majorité des citoyen-nes de Hong Kong, les libertés acquises durant les décennies précédentes ne sauraient être remises en question. 

Dans quelle mesure les Hongkongais-es se sentent-elles/ils Chinois-es?
En 1967, Hong Kong a connu des émeutes menées par des sympathisant-es pro-Pékin qui visaient le gouvernement colonial. Les violences ont gravement nui à la crédibilité des communistes locaux/les, dont l’influence a été détruite jusque dans les années 1990. En parallèle, les Britanniques ont introduit à partir de 1971 une politique économique qui sera à la base du succès financier de Hong Kong, mais également des mesures destinées à améliorer la qualité de vie (programme d’accès au logement, développement des infrastructures, lutte contre la corruption). En conséquence, la société civile s’est fortifiée autour de l’identité hongkongaise, au détriment de l’identité de la Chine continentale. 

Existe-t-il une forme de rivalité entre la population de Hong Kong et celle du continent?
La puissance économique de Hong Kong a attiré de nombreuses élites du continent, que j’appelle des «communistes capitalistes». Ces nouvelles et nouveaux riches ont acquis un pouvoir certain, financier et politique, provoquant chez les Hongkongais-es un ressentiment qui renforce encore leur attachement à l’identité locale. La question linguistique s’ajoute à cette aversion, puisque les résident-es de Hong Kong parlent initialement anglais et cantonais, pas mandarin. Une partie de la jeune génération apprend cette langue, mais beaucoup refusent aujourd’hui sciemment de l’utiliser. 

L’Occident émet souvent des critiques à l’encontre de Pékin, que ce soit sur sa gestion de Hong Kong ou sur les droits de l’homme, par exemple. Comment est-ce perçu en Chine?
Même avec les intellectuel-les, il est très difficile de critiquer la politique chinoise à propos de Hong Kong, ce que j’ai constaté à de nombreuses reprises. Et c’est la même chose pour cette nouvelle génération néo-maoïste. Plus généralement, les reproches adressés à la Chine par l’Occident sont très mal reçus, notamment par l’opinion publique, qui peine à faire la différence entre ce qui relève du discours officiel des Occidentaux et ce qui relève de l’opinion publique. C’est un phénomène qui est particulièrement marqué à partir de 2008, année des Jeux olympiques de Pékin, lorsque de nombreuses manifestations dénonçant la répression au Tibet, le non-respect des droits de l’homme, ou la pollution urbaine élevée sont organisées, à Paris, à Londres et ailleurs. 

La Chine et l’Occident sont-ils donc incapables de se comprendre?
C’est un dialogue de sourds qui est perturbant. Prenons le cas de la démocratie. Le concept n’est pas compris de la même manière là-bas et ici. Pour la majorité des Chinois-es, c’est une idée, et non une réalité. À leurs yeux, elle n’est pas appliquée chez elles et eux, et reste donc un concept lointain. Je m’efforce d’expliquer qu’en Occident, c’est une pratique quotidienne, mais j’observe souvent des avis très tranchés lors de discussions, ce qui me procure un sentiment d’impuissance. Le problème principal des rapports entre la Chine et l’Occident est d’ordre émotionnel. Nos sociétés sont différentes, et se critiquer mutuellement de manière constructive est essentiel pour réfléchir ensemble. J’espère que nous y arriverons. 

 

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