30 juin 2022 - Anton Vos

 

Analyse

Un Cowboy Fringant se bat pour les forêts tempérées

Bassiste des Cowboys Fringants, Jérôme Dupras est aussi spécialiste d’économie écologique à l’Université du Québec. Il était à Genève pour une conférence sur les arbres, la science et le rock and roll.

 

 

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Jérôme Dupras, professeur d’économie écologique et Cowboy Fringant. Image: Fabien Scotti

 

Entre l’étude des forêts et la pratique de la country, le cœur de Jérôme Dupras ne balance pas. Il a choisi les deux, sans hésiter. Professeur au Département des sciences naturelles et titulaire d’une chaire de recherche à l’Institut des sciences de la forêt tempérée à l’Université du Québec en Outaouais, il est aussi, depuis un quart de siècle, le bassiste des Cowboys Fringants, formation dont il est un des membres fondateurs et qui est depuis devenue une véritable institution culturelle dans la Belle Province et dont la renommée s’étend aujourd’hui à la France, à la Belgique et à la Suisse. L’ambiance feutrée des auditoires et celle parfois déjantée des concerts constituent les deux facettes – existentielles – de son monde. Dans un article paru dans La Presse du 29 décembre 2019, Jérôme Dupras concède que cette double vie implique des aménagements. Ne manquant pas d’énergie, il parvient à garder à flot un laboratoire comprenant une vingtaine d’étudiant-es, de doctorant-es et de postdoctorant-es en écrivant des courriels le soir. Pour pallier ses nombreuses absences, il développe des astuces, comme celle qui consiste à associer chaque étudiant à un chercheur postdoctoral capable de répondre à ses questions lorsqu’il est en tournée ou enfermé dans un studio d’enregistrement. Faute de temps, il renonce toutefois à réaliser certains articles scientifiques qui lui tiennent à cœur. Mais, à l’entendre, ce prix n’est pas trop cher payé pour pouvoir jouir des montées d’adrénaline que lui procurent les concerts. Là où, contrairement à ses cours, il se fait applaudir à la fin.

De toute façon, Jérôme Dupras passe du monde des chansons rigolotes à celui de la modélisation des écosystèmes aussi facilement qu’il troque sa chemise de ville pour sa tenue de scène. Il en a donné une preuve supplémentaire à l’occasion du passage des Cowboys Fringants (2 millions d’albums vendus en vingt-cinq ans, 400 millions d’écoutes en ligne) par le festival Pully-Lavaux ce printemps. Au cours de ce bref séjour en Suisse, le bassiste-scientifique a en effet trouvé le temps de donner une conférence à l’Université de Genève intitulée Arbres, Science et Rock’n Roll, à l’invitation de l’Institut des sciences de l’environnement. Rencontre.

 

LeJournal: Vous êtes titulaire d’une chaire de recherche en économie écologique. Ce sont des mots que l’on n’a pas l’habitude de voir accolés. De quoi s’agit-il?
Jérôme Dupras: L’économie écologique consiste à penser et à développer des approches en matière d’utilisation des ressources naturelles, de politiques publiques ou de théories économiques qui sont conciliables avec la justice environnementale et le respect des capacités de la biosphère. On a souvent opposé économie et environnement. Un rapport récent commandé par le gouvernement britannique et publié en 2019, intitulé «L’économie dans le respect de la nature», montre qu’entre les années 1990 et 2010 l’humanité a doublé la croissance de son capital productif. C’est comme si, selon les indicateurs traditionnels tels que le PIB et l’emploi, l’économie mondiale avait doublé. Mais dans le même temps, le capital naturel, c’est-à-dire l’ensemble des ressources des écosystèmes de la planète qui produisent notamment l’alimentation, a diminué de 40%. Cela signifie que les indicateurs que nous utilisons ne rendent pas compte de manière exhaustive de l’état de l’économie. Une économie écologique vise justement à prendre en considération les éléments environnementaux.

L’économie d’aujourd’hui est tout de même basée sur le profit. N’y a-t-il pas une contradiction fondamentale entre rentabilité économique et préoccupations écologiques?
En tant que société, nous devons faire des choix basés sur des valeurs humaines dont certaines devraient être placées au-dessus des questions de rentabilité. En caricaturant, nous devons nous poser la question de savoir si nous préférons continuer à développer une économie basée sur les énergies fossiles et perdre tous les récifs coralliens de la planète ou faire en sorte de les conserver en organisant une transition écologique. Les engagements transnationaux tels que l’Accord de Paris – qui vise à limiter le réchauffement global à 2 °C, mais de préférence à 1,5 °C par rapport au niveau préindustriel – ou encore celui de la Convention de l’ONU sur la diversité biologique (CBD) – qui veut protéger 30% des écosystèmes de la planète – font partie des décisions complexes à prendre, basées sur des valeurs humaines partagées. À partir de là, il existe des outils que l’on peut utiliser pour aller dans la bonne direction. Les bourses du carbone, pour ne prendre qu’un seul exemple dans le domaine de la lutte contre le réchauffement climatique, permettent de favoriser les entreprises qui font des efforts en matière d’émissions de gaz à effet de serre.

Votre travail concerne plus particulièrement les forêts tempérées. Quel est votre diagnostic sur ce type d’écosystème?
La biosphère en général est mise sous pression par ce qu’on appelle les changements globaux. Cette expression assez récente comprend les changements climatiques mais aussi la perte de biodiversité, les espèces invasives ou encore la transformation des habitats naturels. On se rend compte maintenant que ces différents facteurs agissent comme un cocktail de pressions interreliées et que l’on ne peut pas les compartimenter en silos étanches. Les forêts canadiennes, par exemple, sont depuis longtemps surexploitées, soumises aux changements climatiques et envahies par des espèces exogènes. Il faut tenir compte de l’ensemble de ces facteurs pour penser leur aménagement. L’objectif de certaines de nos recherches consiste, en quelque sorte, à «vacciner» les forêts, c’est-à-dire à les immuniser contre ce cocktail de pressions.

Comment?
On peut imaginer différentes stratégies. L’une d’elles, la migration assistée, consiste à accélérer l’arrivée de certaines espèces mieux adaptées au climat futur. On peut aussi analyser la manière dont nos forêts conservent une forme de résilience. Dans un projet mené en collaboration avec une université belge, nous comparons des profils de forêts tempérées en Wallonie et au Québec et nous testons un certain nombre de mesures d’adaptation. La migration assistée est-elle plus efficace qu’un laisser-aller? Est-il préférable, face à un ravageur, d’accepter de perdre un très large pourcentage d’individus d’une espèce pour permettre à certains d’entre eux, plus résilients, de réoccuper une niche écologique? Nous développons ainsi des modèles pour essayer d’identifier les solutions les plus porteuses. Celles-ci passeront forcément par l’abandon des monocultures au profit d’une diversification dans la plantation d’espèces permettant d’obtenir une diversité fonctionnelle qui augmente les facteurs de résilience. Cela dit, le futur des forêts est très incertain. On ignore comment elles vont réagir à différentes échelles. Il s’agit d’un milieu complexe et il est difficile d’évaluer, après des changements importants des conditions environnementales comme ceux que nous vivons actuellement, quand apparaîtront de nouveaux systèmes à l’équilibre et à quoi ils ressembleront.

Pensez-vous que l’humain se doit d’intervenir – encore une fois – pour sauver la forêt?
Il existe différents degrés d’intervention possibles. L’accord international qui devrait être atteint à la fin de cette année par la CBD vise par exemple à protéger 30% de la planète d’ici à 2030. On parle là d’une nature plus ou moins intouchée, de territoires sauvages ou redevenus sauvages, qu’il est essentiel de conserver. Idéalement, ces zones devraient être interconnectées pour permettre aux espèces de circuler. Ensuite, il y a une nature qui doit être plus aménagée afin de l’aider à s’adapter aux changements climatiques tout en contribuant à lutter contre ces changements. En effet, l’utilisation de la nature, et en particulier des forêts, pour la séquestration du carbone est un des principaux outils de cette lutte mis en avant par la communauté scientifique et internationale. On estime que 30 à 40% de la solution climatique passe par la protection, la restauration et l’aménagement des écosystèmes. De nombreuses initiatives allant dans ce sens ont vu le jour ces dernières décennies, dont le REDD+, un programme coordonné par les Nations unies incitant à réduire les émissions de CO2 générées par la destruction des forêts dans les pays en développement. L’objectif principal est la conservation et la gestion durable des forêts ainsi que la plantation de beaucoup d’arbres.

Les initiatives consistant à planter des arbres par milliards qui ont fleuri un peu partout ne sont pourtant pas épargnées par les critiques.
En effet, et souvent à raison. Le REDD+ lui-même n’y échappe pas. Ces projets sont en général séduisants mais, une fois sur le terrain, on se rend compte qu’en vérité on plante souvent des monocultures d’arbres à croissance rapide, au détriment des communautés locales et des savoirs traditionnels. Le gouvernement du Canada s’est, lui aussi, engagé à planter 2 milliards d’arbres sur son territoire. Mais faire cela dans la forêt boréale, par exemple, entraînerait la réduction de la couche neigeuse qui participe à l’effet d’albédo, c’est-à-dire à la réflexion des rayons du soleil. Cette action contribuerait donc, paradoxalement, au réchauffement global. Tout cela n’enlève cependant rien au potentiel des «solutions nature» qui figurent malgré tout parmi les stratégies les plus importantes dans la lutte contre les changements globaux. Pour réussir, elles doivent cependant être soutenues financièrement et politiquement. Elles doivent aussi être portées par les communautés locales qui feront en sorte que les projets soient adaptés aux réalités du site concerné et menés avec une vision plurielle du rôle de la nature plutôt que comme unique puits de carbone. Certaines formes d’aménagement de la nature peuvent cependant aller plus loin.

C’est-à-dire?
L’ingénierie végétale permet d’apporter des solutions dans de nombreux cas. On sait que les villes seront plus chaudes de plusieurs degrés en moyenne d’ici à la fin du siècle. Pour y faire face, il est possible bien sûr d’acheter des climatiseurs. Mais on peut aussi en planter, sous la forme d’arbres, ou de végétation en général, afin de créer des îlots de fraîcheur. Dans les régions agricoles, il est possible d’aménager le paysage de manière à augmenter les habitats pour les pollinisateurs ou de développer les couverts végétaux au-dessus des cours d’eau pour diminuer la pression thermique, etc. Mon travail porte aussi bien sur la priorisation des zones à conserver par des réseaux de parcs nationaux que sur une nature aménageable de façon à ce qu’elle puisse offrir une panoplie de services et de bénéfices à la planète et aux citoyen-nes. Ces bénéfices sont bien sûr écologiques mais aussi économiques. La séquestration du carbone grâce aux forêts est ainsi devenue un outil financier rentable via les bourses du carbone qui n’existaient pas il y a vingt ans. Nous incluons enfin, dans notre réflexion et les recommandations que nous rédigeons pour les décideurs, la dimension de l’acceptabilité sociale de la nouvelle gestion de la forêt qui est capitale.

Quels arguments utilisez-vous pour convaincre les décideurs?
Nous sommes des scientifiques et nous présentons essentiellement des faits. On joue aussi la carte du coût de l’inaction face aux changements globaux, du prix de la restauration des écosystèmes et des impacts futurs des changements climatiques qui ne sont pas intégrés dans les modèles économiques habituels. Nous avons par exemple évalué les coûts de la dégradation de l’étalement urbain dans la région de Montréal. Ceux-ci se montent à 235 millions de dollars par année depuis cinquante ans, parce qu’il faut construire de nouvelles usines d’épuration et de rétention ou en raison de l’augmentation des coûts de la santé due à l’érosion de la qualité environnementale. Nous promouvons aussi une transition écologique qui soit juste. Il ne faut pas oublier que l’industrie pétrolière, par exemple, représente pour de nombreuses personnes une source de revenu et une culture, voire un patrimoine, auxquelles elles sont attachées. Nous faisons donc attention au ton que nous utilisons en veillant à amener la discussion dans la bonne arène et à écouter les travailleuses et travailleurs concernés par la transition écologique afin d’arriver à des solutions satisfaisantes pour le plus grand nombre. Cela dit, pour que nous, les scientifiques, soyons davantage écouté-es par les politiques, nous devons constituer une force de lobby et actionner d’autres outils que les seuls arguments factuels, notamment les canaux de communication vers l’opinion publique.

Utilisez-vous la renommée des Cowboys Fringants pour faire passer un message écologique?
Avec le band, nous jouons avant tout de la musique. Nous sommes quatre copains et cela fait vingt-cinq ans que nous créons des chansons. Mais c’est vrai qu’au fil du temps, nous les avons fait évoluer en y mettant un peu de notre personnalité et de nos intérêts. Certaines sont drôles, d’autres sont à texte ou à personnage. Et puis il y a celles qui possèdent une fibre militante à connotation sociale ou environnementale. On ne les écrit pas avec des intentions moralisatrices. Ce sont des sujets qui nous touchent et nous les transformons en objets artistiques de trois minutes qui font passer un message de façon synthétique, artistique et émotive auprès d’un public qui a, lui aussi, un pouvoir politique. Ça nous plaît et le public est réceptif. Nous avons par ailleurs créé en 2006 la Fondation Cowboys Fringants qui soutient des projets de plantation d’arbres, de trousses éducatives pour les jeunes, de protections des zones montagneuses, etc. Elle est financée par le prélèvement d’un dollar (euro ou franc) sur chaque billet de concert vendu.

 

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