24 février 2022 - Alexandra Charvet

 

Analyse

Le monde est une chanson

L’ouvrage «Monde enchanté» est consacré aux chansons porteuses d’imaginaires géographiques. D’Amsterdam à Charleroi, en passant par Penny Lane ou les lacs du Connemara, les liens entre titres populaires et lieux sont passés au crible des géographes.

 

 
La chanson Africa, aux paroles si caricaturales et choquantes, dérange pour les stéréotypes qu'elle entretient sur «ce beau pays qu'est l'Afrique», mais plus encore son racisme sexualisé qui présente l'Afrique comme une terre de dépravation. Extrait de l'analyse d'Armelle Choplin, Monde enchanté.


«Les sirènes du port d’Alexandrie chantent encore la même mélodie…», qui n’a jamais entendu ces quelques mots? Les chansons dont les paroles évoquent des lieux géographiques sont au cœur du dernier ouvrage du Département de géographie et environnement. «On ne compte plus les lieux qu’une chanson a rendus populaires et imprégnés de sens, raconte le professeur Jean-François Staszak, qui a orchestré le projet avec Raphaël Pieroni. Nous avons souhaité réaliser un projet collectif avec nos collègues géographes, où chacun et chacune s’est extrait-e de sa spécialité pour se retrouver autour de la culture populaire. Même si l’on n’est pas expert-e de la question, il y a forcément des chansons qui nous ont touché-es et qui sont en rapport avec notre discipline.»


Si plusieurs chercheurs/euses du Département travaillent déjà sur les imaginaires géographiques, c’est essentiellement sous forme visuelle, au travers de la bande dessinée, de la photographie, de la peinture ou du cinéma. Outre que les chansons sont, elles aussi, importantes dans ce domaine, elles fonctionnent différemment. «Les images sont des représentations qui passent par le filtre de la rationalité et du discours, alors que la musique fait appel aux émotions, relève le professeur. On parle du non-représentationnel, ce que les géographes ont beaucoup négligé, oubliant que notre rapport au monde est aussi marqué par les affects.» Les porteurs de ce projet particulier ont souhaité travailler sur les cultures populaires, assez peu abordées en géographie culturelle, en choisissant des chansons qui n’ont pas forcément une grande valeur artistique mais qui ont marqué leur époque. Trois critères ont été retenus pour sélectionner les musiques analysées: celles-ci devaient être connues par toutes et tous, être parlantes pour un public francophone et évoquer un lieu, qu’il soit précis comme Amsterdam, imaginaire comme La Isla Bonita ou générique comme la rivière ou la banlieue.

Dans un ouvrage au graphisme détonnant, une quarantaine de chansons sont ainsi passées au crible des géographes dans un langage accessible au grand public. Sur chaque double page, on trouve, d’un côté, les paroles originales accompagnées d’un QR Code pour (re)découvrir la chanson et, de l’autre côté, le regard d’un-e scientifique. En outre, une dizaine de clips résumant en quelques minutes l’essentiel du message à propos d’une chanson ont été réalisés par le vidéaste Mathieu Epiney. «Nous nous sommes concentrés sur des chansons qui ont transformé notre rapport au lieu dont elles parlent, détaille Jean-François Staszak. Peu d’entre nous se sont par exemple rendus à Vancouver, mais nous avons toutes et tous entendu la chanson de Véronique Sanson et c’est probablement la seule image que nous avons de cette ville. Certaines chansons ont ainsi phagocyté l’imaginaire de quelques centres urbains. Quand on évoque Amsterdam, c’est souvent le port de la chanson de Brel qui vient à l’esprit; pour Alexandrie, c’est un barracuda…» L’ouvrage étant destiné à un public genevois, deux chansons, moins connues, ont été rajoutées au corpus étudié:Genève (1976) de William Sheller etGenève… ou bien (1993) de Marie Laforêt.

Plus que ce que les chansons disent des lieux, c’est surtout ce qu’elles disent de notre imaginaire qui a été analysé, ainsi que les transformations induites par ces airs connus. Dans son analyse de Penny Lane, Frédéric Giraut explique ainsi l’effet que le chant des Beatles a eu sur cette rue de la banlieue de Liverpool, aujourd’hui fréquentée par de nombreux touristes.

De même, la chanson Nathalie (1964) de Gilbert Bécaud eut un tel succès que, plusieurs années plus tard, un café Pouchkine a été créé aux abords de la place Rouge.

Barbara, qui a écrit Nantes, une chanson sur la mort de son père, situe l’histoire dans une rue fictive, la Grange-au-Loup. Cette dernière a fini par exister à la mort de la chanteuse. De même, la mairie de Göttingen a vu naître une Barbarastrasse, suite à la chanson Göttingen (1964).

Enfin, le titre de l’ouvrage, Monde enchanté, a été inspiré par Jacques Demy – réalisateur des comédies musicales Les Parapluies de Cherbourg et Les Demoiselles de Rochefort – qui disait «faire des films enchantés comme d’autres font des films en couleurs». «En plus du jeu de mots, c’est aussi l’idée que les chansons participent à l’enchantement du monde, c’est-à-dire à notre imaginaire, relève Jean-François Staszak. Mais celui-ci n’est pas toujours positif: notre imaginaire est encombré de stéréotypes, comme le sont par exemple les paroles du tube des années 1980 Africa qu’on trouve aujourd’hui éhontément racistes. En ce sens, l’ouvrage a aussi une perspective critique.»

Forts du succès de ce premier volume et face au nombre important de chansons qui parlent de lieux, les porteurs du projet réfléchissent aujourd’hui à éditer un second opus. Sans avoir véritablement ouvert un nouveau champ de recherche dans le Département, ils caressent l’espoir d’accompagner, un jour peut-être, une thèse sur les chansons géographiques.

À voir sur le sujet: RTS – Le 19h30 – 16.12.21

Raphaël Pieroni, Jean-François Staszak (direction)
«Monde enchanté»
Georg Éditeur 2021
87 p.

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