3 mars 2022 - Vincent Monnet

 

Analyse

De l’art de peindre le présent

Quels sont les mécanismes qui ont favorisé l’émergence du Siècle d’or de la peinture hollandaise? Le souci de s’ancrer dans le temps présent, qui se manifeste dès la fin du XIVe siècle, répond Jan Blanc dans un ouvrage richement illustré.

 

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Robert Campin, «Triptyque de Mérode (L'Annonciation, entourée des donateurs et de Joseph dans son atelier)», 1425-1428, 1428-1430, Huile sur bois, 64,5 x 117,8 cm.

 

C’est la pierre qui manquait à l’édifice. Au printemps 2020, Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art des temps modernes au sein de la Faculté des lettres, invitait le public – initié ou non – à plonger au cœur du «siècle d’or» de la peinture hollandaise. Au fil d’un ouvrage formidablement documenté, rythmé par les œuvres d’artistes tels que Rembrandt, Vermeer, Metsu ou Van Honthorst, pour ne citer que les plus connus, l’auteur s’efforçait de saisir la cohérence autant que les dimensions contradictoires d’un concept largement utilisé, mais jusque-là peu questionné. Deux ans plus tard, dans le cadre du même projet de recherche, et toujours avec le soutien du Fonds national de la recherche scientifique, le professeur se propose de boucler la boucle avec un livre qui se penche sur les mécanismes ayant permis un tel accomplissement, à la fois historique et esthétique.

Remontant le fil de l’histoire, des frères Van Eyck à la dynastie des Bruegel, L’Art des anciens Pays-Bas prend ainsi à revers quelques idées préconçues pour mettre en avant une caractéristique essentielle de ce premier âge d’or néerlandais: le souci de s’ancrer dans le temps présent.

Retour aux sources

«Pour expliquer l’émergence de ceux qu’on appelle trop souvent, et de façon trompeuse, les «primitifs flamands», les historiens de l’art s’appuient généralement sur deux types de théories, qui sont encore parfois utilisées et qui sont pourtant imprécises, annonce le spécialiste. L’objectif de cet ouvrage était de repartir des sources, qu’elles soient textuelles ou picturales, liées à l’enluminure, au dessin, à la gravure, à l’architecture, à la sculpture ou à la tapisserie, pour restituer les règles et les catégories mentales sur lesquelles se sont appuyés les artistes de cette époque pour concevoir et produire leurs œuvres. Et ce, en se démarquant des explications un peu paresseuses avancées jusqu’ici.»

La première de ces hypothèses consiste à assimiler à la «Renaissance» italienne ce qui s’est passé dans les territoires des anciens Pays-Bas entre la fin du XIVe siècle et le début du XVIe siècle. Or, même si des similitudes existent entre les deux pays, l’utilisation de cette notion pose problème dans le cas des Pays-Bas, où la volonté de faire renaître les arts de l’Antiquité est une question assez secondaire et qui se pose de manière plutôt tardive.

Mise en avant par l’historien de l’art allemand Erwin Panofsky, la seconde tentative d’explication repose sur l’idée d’un «art nouveau» (ars nova), caractérisé par un basculement vers une façon différente de pratiquer l’art et, donc, par une rupture radicale avec le passé. Le souci, c’est que de nombreux travaux récents mettent plutôt en avant des continuités. «Certaines études sur l’enluminure et la sculpture, par exemple, permettent de montrer qu’une grande partie des acquis des frères Van Eyck, qui ont été érigés a posteriori et de façon téléologique comme les «fondateurs» de la peinture néerlandaise moderne, reposent sur des modèles déjà présents durant la seconde moitié du XIVe siècle, précise Jan Blanc. Plus que des novateurs, ces artistes ont donc su perfectionner et radicaliser un certain nombre de solutions iconographiques et formelles antérieures, se distinguant très nettement de ce qui se fait alors en Italie.»

De l’autre côté des Alpes, la modernité est alors associée à un retour au patrimoine antique, comme l’indique la notion de «Renaissance». Au sein du vaste territoire considéré par Jan Blanc dans le cadre de cette étude – lequel recoupe grosso modo les frontières en constant mouvement de la Grande Principauté de Bourgogne –, ce qui fait la spécificité des artistes, c’est, au contraire, la volonté de s’inscrire dans le temps présent. «Il s’agit de penser l’époque contemporaine – le mot apparaît d’ailleurs à ce moment pour la première fois dans la langue française sous la plume de l’historiographe du duc de Bourgogne, Georges Chastellain – et de lui donner des formes artistiques», précise Jan Blanc.

De cette ligne directrice, qui se manifeste notamment par la multiplication des premières toiles datées et signées, on trouve trace dans le domaine de la peinture d’histoire. Prolongeant un mouvement amorcé par la sculpture dès le XIVe siècle, de nombreuses toiles mettent en scène des figures qui se veulent moins stéréotypées et plus ressemblantes à leur modèle, dans lesquelles le spectateur ou la spectatrice ont tout loisir de se projeter, et dont le décor offre des points de repère concrets et actuels.

L’instant décisif

Sur le célèbre Triptyque de Mérode, réalisé dans l’atelier de Robert Campin entre 1427 et 1432, qui reprend le célèbre motif de l’Annonciation, les habitations figurant en arrière-plan évoquent ainsi une ville flamande – reconnaissable aux façades crénelées –, tandis que l’atelier de Joseph, dans lequel se situe la scène de droite, ressemble à s’y méprendre à celui d’un charpentier du XVe siècle.

On aperçoit le même type de marqueurs temporels dans deux autres genres emblématiques de la peinture néerlandaise: le paysage et les scènes de la vie quotidienne (visite de l’atelier d’un orfèvre, couple de prêteurs, joueurs de cartes, banquets ou fêtes villageoises…).

Le portrait, qui deviendra une véritable spécialité néerlandaise, n’échappe pas à ce souci de capter l’instant présent. S’éloignant de la manière italienne, qui vise à immortaliser le sujet en gommant toute temporalité et qui privilégie les vues de profil rappelant les monnaies impériales antiques, les peintres flamands en renouvellent la forme dans une démarche qui n’est pas sans rapport avec la quête de «l’instant décisif» poursuivie par le photographe Henri-Cartier Bresson dans les premières décennies du XXe siècle.

«Les Néerlandais sont en effet les inventeurs d’une forme de portrait qui a pour fonction non pas seulement d’exprimer les qualités ou le statut social de la figure représentée, mais de créer l’illusion de sa présence, complète Jan Blanc. Pour cela, on privilégie les vues de trois quarts, en portant une grande attention au rendu du corps et du visage, sur lequel peuvent apparaître les marques de l’âge. On insiste sur le regard qui semble vouloir capter l’attention du spectateur en l’impliquant dans le même espace et la même temporalité.»

Un art pour moines

Ces nouvelles manières, qui tendent à imiter la nature plutôt qu’à l’idéaliser par le recours à des figures abstraites, voire mythiques, ne sont pas du goût de tous. En Italie notamment, où la nature fait l’objet d’une approche plus intellectuelle dans la mesure où elle est appelée à supporter le récit proposé par l’artiste, la critique est vive. Aux yeux de Michel-Ange, par exemple, la peinture de Flandre est ainsi faite qu’elle ne peut plaire qu’«aux femmes, principalement aux plus vieilles, ou aux plus jeunes, comme aussi aux moines, aux nonnes, et à certains gentilshommes privés du sens musical de la véritable harmonie.»

Ces divergences de vues n’empêchent cependant ni les échanges entre les deux communautés ni le succès croissant des peintres néerlandais. Et ce, même si celui-ci se construit d’abord, comme c’est souvent le cas, hors des frontières des futures Provinces Unies.

Culture commune

Travaillant essentiellement sur commande, les premiers grands maîtres néerlandais assurent en effet leur fortune en peignant pour l’entourage de la cour de Bourgogne, mais jouissent aussi d’une grande renommée dans des villes comme Dijon, Bourges ou Paris, où ils suscitent de nombreux imitateurs. Et ce n’est qu’à partir du règne de Philippe le Bon, qui déplace sa capitale dans les Flandres, que l’on voit un art néerlandais «autochtone» se développer avec vigueur, dans des villes comme Gand, Bruxelles ou Anvers.

Parlant la même langue, ayant connu des trajectoires similaires, disposant de modèles communs et d’un même langage visuel, ces maîtres vont dès lors se forger une culture commune qui, à bien des égards, forme le socle de ce qui sera le «siècle d’or» hollandais.

«Au XIXe siècle, lorsque la Belgique et les Pays-Bas deviennent deux pays indépendants, on voit fleurir une série de discours sur l’art du XVIIe siècle qui marquent une distinction très forte entre peinture flamande et peinture hollandaise, peinture catholique et peinture protestante, peinture aristocratique et peinture bourgeoise, note Jan Blanc. Cette thèse, qui est une fabrication a posteriori, tend à exagérer l’importance des divisions. Dans les faits, beaucoup d’artistes continuent à travailler pour les deux pays et, malgré les différences formelles qui vont être mises au jour, beaucoup de ponts existent entre les artistes des deux bords, qui cultivent un héritage commun. Un peintre comme Van Eyck, par exemple, même s’il est considéré comme désuet au XVIIe siècle, reste une référence au nord comme au sud. On lui rend hommage, on y fait référence parce qu’il est présenté comme précurseur, qu’il participe à la fabrication d’une généalogie mythique, qui vise à affirmer que ce qui caractérise avant tout l’art néerlandais, c’est sa vocation à être proprement moderne.»

 

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