Ces questions font l’objet de l’ouvrage Making Humanitarian Crisis, Emotions and Images in History, paru en décembre dernier et co-édité par trois chercheuses de l’UNIGE: Brenda Lynn Edgar et Dolores Martín Moruno (Institut Éthique Histoire Humanités/Faculté de médecine) ainsi que Valérie Gorin (Centre d’études humanitaires Genève).
À bien des égards, estiment les auteur-es, les crises humanitaires sont des constructions. Elles surviennent à partir du moment où une famine, une guerre ou un tremblement de terre font l’objet d’un récit déployé par les médias, les gouvernements ou des organismes internationaux. C’est ce récit, destiné à une audience distante, qui semble dicter l’ampleur de la crise et la nécessité d’une intervention humanitaire, beaucoup plus que l’événement lui-même. Comment expliquer autrement l’impact de certaines images – un garçon syrien échoué sur une plage, un enfant soudanais affamé sous l’œil d’un vautour – devenues iconiques pour mobiliser l’«opinion internationale», tandis que d’autres événements tout aussi dramatiques sont passés sous silence? Ces dernières décennies, des voix se sont par ailleurs élevées pour dénoncer une surmédiatisation de la souffrance – certain-es allant jusqu’à parler de «pornographie de la souffrance» – et une forme de fatigue de la compassion, très certainement l’émotion la plus sollicitée par l’imagerie humanitaire.
Le propos du livre ne se situe toutefois pas dans cette dénonciation, mais vise plutôt à analyser les ressorts et les formes prises par cette imagerie dans différents contextes sur une longue période. Les chapitres abordent successivement la Guerre civile uruguayenne, la Première Guerre mondiale, la guerre civile espagnole, la Seconde Guerre mondiale, la guerre soviétique en Afghanistan et, plus récemment, la guerre civile en Syrie. Dans chaque cas, les auteur-es examinent les réactions émotionnelles produites par la variété des supports visuels, tels que le dessin, la photographie imprimée ou projetée, les affiches, les images en mouvement ou, depuis peu, la réalité virtuelle. La diffusion de la photographie à partir du milieu du XIXe siècle, par exemple, accompagne l’essor du mouvement humanitaire, en fournissant un témoignage se voulant objectif et singulier de la souffrance provoquée par les guerres, l’oppression ou les catastrophes naturelles.
Désenchantement humanitaire
Selon les contextes et les époques, la compassion humanitaire se mue parfois en colère, en dégoût ou en révolte. Un chapitre du livre est ainsi consacré à la bande dessinée collective Le Photographe qui raconte les péripéties du photoreporter Didier Lefèvre accompagnant une équipe de Médecins sans frontières dans l’Afghanistan des années 1980 sous occupation soviétique. Mêlant documents photographiques et dessins, cet ouvrage questionne la fabrique du «choc des images», évoquant ainsi un certain désenchantement humanitaire.
Les chapitres consacrés aux conflits de la première moitié du XXe siècle examinent également l’instrumentalisation de l’imagerie humanitaire au service de visées politiques et militaires, dans la tentative de déshumaniser l’ennemi en soulignant sa cruauté ou celle d’occulter les motifs politiques ayant conduit à une situation de crise humanitaire. Ces interrogations s’appliquent tout aussi bien aux récentes tentatives d’immersion humanitaire rendues possibles par la technologie des films en 3D, où le spectateur ou la spectatrice est, par exemple, censé-e ressentir les émotions d’un-e soignant-e dans un hôpital subissant une attaque. Dans ce dernier cas, l’hyperréalisme de l’imagerie risque de transformer le message en une expérience plus esthétique qu’humanitaire.