16 octobre 2025 - Yann Bernardinelli
«Un prix, ce n’est pas une conclusion, c’est une incitation à continuer»
Martin Rueff est le lauréat du Grand Prix de littérature Henri-Gal 2025 pour l’ensemble de son œuvre inspirée par les Lumières.

Photo: Dino Ignani
Amoureux inconditionnel de la langue et des mots pour ce qu’ils portent de liberté, de savoirs, de sentiments et d’émotions, Martin Rueff assume sa passion par une activité débordante. Non rassasié par son professorat à l’Université de Genève où il enseigne la littérature française et la littérature comparée tout en menant des recherches sur le siècle des Lumières, il cultive une œuvre à la croisée de la poésie, de la philosophie, de la traduction et de la critique littéraire. Le Grand Prix de littérature Henri-Gal, décerné par l’Institut de France sous recommandation de l’Académie française, vient de lui être décerné. Une récompense qui chamboule un tantinet une philosophie de vie nourrie par une humble approche des grands penseurs des XVII et XVIIIe siècles. Entretien.
Le Journal: Comment recevez-vous cette fantastique distinction?
Martin Rueff: D’abord, avec un certain embarras, forcément. Recevoir un prix, c’est une joie bien embarrassante vis-à-vis des autres, mais aussi vis-à-vis de soi. Mais si on met de côté la gêne, on peut y voir un élan, une incitation à continuer: en rien un accomplissement ou un aboutissement. Dans l’intimité, un prix est aussi une récompense pour celles et ceux qui ont contribué avec gentillesse à consentir aux sacrifices que représente le travail qui se voit reconnu. Travailler, c’est être un homme-épaules, un homme-dos, car c’est cela que l’on donne aux autres quand on travaille: un dos tourné, penché sur les livres, les cahiers et l’ordinateur. Il faut prendre les prix avec cette distance. L’humour est de rigueur. La saison des prix, c’est l’automne. Et c’est peut-être aussi l’automne de la vie.
Pourquoi ?
Cela voudrait dire qu’on pense être arrivé. Or j’ai toujours l’impression de n’avoir rien fait, d’être un grand début. Blaise Pascal, philosophe du XVIIe, disait qu’un homme couronné est un naufragé qui se retrouve sur une île par hasard et que les habitant-es prennent pour un roi. Selon lui, nous sommes tous et toutes des naufragés et des naufragées, et donc tous et toutes potentiellement des rois ou des reines. Je suis donc, disons, un homme couronné par hasard. Mais attention, il ne faut pas non plus mépriser les prix, ce qui pourrait être interprété comme une forme de supériorité désagréable. Il faut agir comme y invite Pascal avec cette double pensée: agir extérieurement comme si on prenait tout cela très au sérieux, mais reconnaître, «par une pensée plus cachée, mais plus véritable», que l’on est vainqueur par hasard et que l’on n’a rien «naturellement» de plus que les autres.
Si vous deviez vous récompenser vous-même, qu’auriez-vous mis en avant dans votre œuvre?
Je dirais mon attachement vital à la littérature, à la transmission et à la défense de la langue. J’enseigne, je traduis, j’écris, je commente, parce que je crois profondément à ce que les humains ont inventé de plus précieux: le langage. Dans toutes mes activités, il y a sans doute une forme de militantisme pour la liberté de pensée et d’expression. La littérature, la philologie ou la critique que j’enseigne sont les lieux où la langue est défendue concrètement. Si le prix distingue cette passion viscérale, alors il touche au cœur vif de mon existence.
Vous êtes donc un défenseur passionné de la langue française ?
Oui, défense et illustration de la langue ou des langues, comme disait le poète. Mais cette défense n’est pas conservatrice. La langue est vivante, elle évolue, elle se réinvente, accueille des voix et des accents nouveaux. Il faut se méfier de ceux et celles qui prétendent la « défendre » en condamnant le langage populaire, celui des banlieues ou encore la langue mêlée issue de l’immigration. Ces conservateurs et conservatrices n’aiment pas la langue, mais le pouvoir qu’elle leur donne.
Ce qui n’est visiblement pas votre cas…
La langue doit être respectée parce que la respecter, c’est respecter l’humain, pour ainsi dire. C’est une matière en mouvement, un outil d’émancipation. Les mots nous servent à comprendre, à rendre le monde un moins Bête, un peu moins laid, un peu moins étroit. Bien sûr, il faut savoir construire un équilibre subtil entre conservation et progressisme.
Vous êtes à la fois poète, philosophe, traducteur, critique… Vous sentez-vous plutôt comme ces travailleurs et travailleuses contemporaines qui exercent simultanément plusieurs activités, les «slashers», ou comme un héritier des Lumières?
Un peu des deux, sans doute. Je me sens très proche de l’esprit des Lumières. J’enseigne cette période et je partage la conviction qui la caractérise dans la capacité de chacun à comprendre. J’ai toujours trouvé odieuse la phrase: «Tu ne peux pas comprendre.» Les Lumières disent exactement l’inverse: on peut tout comprendre, à condition d’être accompagné dans son apprentissage. Pour moi, le savoir est un bien commun. Il doit être partagé, discuté, offert grâce au langage. C’est une idée profondément démocratique qui parie sur l’égalité des intelligences.
Vous avez beaucoup travaillé sur Jean-Jacques Rousseau. Qu’est-ce qui vous attire tant chez lui?
Rousseau fut à la fois le plus grand écrivain et le plus grand philosophe français des Lumières. Il réunit deux pôles qui me passionnent : la pensée de l’égalité et l’invention de nouvelles formes d’écriture. Il a su rendre le monde des émotions et des sentiments intelligible, ce qui en fait un auteur d’une actualité bouleversante.
Vous voulez dire une actualité dans laquelle le totalitarisme et l’intelligence artificielle semblent étouffer la pensée humaine? Rousseau a-t-il encore quelque chose à nous apprendre pour nous éclairer ou sommes-nous arrivé-es à la fin des Lumières?
Ce n’est pas la fin des Lumières, non! Et, oui, Rousseau peut nous aider. Le sens profond du «contrat social», c’est que la moralité des individus dépend exclusivement des sociétés qu’ils forment. C’est la société qui transforme les êtres humains en bêtes furieuses et sanguinaires: c’est elle qui peut les enchaîner, mais c’est elle aussi qui peut assurer leur liberté. L’histoire montre combien Rousseau avait raison, car les contextes politiques façonnent les comportements. Par exemple, avant la guerre, l’Allemagne était un des pays les plus raffinés d’Europe. On y trouvait de grands musiciens, des peintres absolument extraordinaires, d’immenses écrivains. Rien de tout cela n’a empêché l’Allemagne de plonger dans l’horreur à la suite de bouleversements politico-sociaux imposés à sa population. C’est aussi le spectacle que donnent aujourd’hui certains États prétendument démocratiques.
Rousseau nous rappelle que la liberté et l’égalité sont indissociables. L’une ne peut exister sans l’autre. Les sociétés trop inégalitaires deviennent ingouvernables, car les intérêts particuliers y prennent le pas sur le bien commun. Et c’est le cas aujourd’hui où une poignée d’individus détiennent une partie considérable de richesses. Nous traversons une période de déséquilibre, mais, encore une fois, on ne peut pas dire que ce soit la fin des Lumières. Le lien entre savoir et émancipation est fragilisé, certes, mais il n’est pas brisé. On peut percevoir dans les jeunes générations un désir profond de communauté, de solidarité, une compréhension que c’est par là que la société pourra s’émanciper. Cela ne me rend pas pessimiste. Je reprends souvent cette belle formule du philosophe italien Antonio Gramsci: «Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté».
En savoir plus sur Martin Rueff, ses œuvres et travaux de recherche
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