3 décembre 2020 - Melina Tiphticoglou

 

Événements

«Le multilatéralisme peut retrouver un second souffle»

Fondée en 1919 à Genève, la Société des Nations n’a pas pu éviter une Seconde Guerre mondiale mais ses institutions sont à l’origine du système des Nations Unies et de l’essor du multilatéralisme. Un ouvrage collectif raconte l’histoire de ce siècle de régulation internationale.

 

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Les présidents Fidel Castro (Cuba) et Nelson Mandela (Afrique du Sud), entourés du Premier ministre italien Romano Prodi (à gauche) et du président brésilien Fernando Henrique Cardoso, lors de la cérémonie du 50e anniversaire de l'accord du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), à Genève le 19 mai 1997. Photo: P. Aviolat/KEYSTONE

 

En 1914, la diplomatie traditionnelle se révèle incapable de stopper un conflit devenu presque instantanément mondial. Désormais, ce ne sont plus seulement quelques utopistes qui rêvent d’une paix universelle, mais les gouvernants eux-mêmes. En 1919, naît la Société des Nations, qui s’installe à Genève. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les États tentent de mettre fin à leurs différends, collectivement, par des moyens pacifiques. Cent ans plus tard, Genève constitue un pôle central du multilatéralisme. Aujourd’hui siège de 38 organisations internationales et de 420 organisations non gouvernementales, la ville a été profondément transformée par l’activité des instances qui y ont élu domicile. À l’occasion de ce centenaire, un imposant ouvrage collectif paraît aux Éditions Suzanne Hurter. En parallèle, une table ronde organisée par la Maison de l’histoire invite à débattre des enjeux du multilatéralisme à la lumière des expériences du passé. Sandrine Kott, historienne, spécialiste des organisations internationales, a contribué à l’ouvrage et participe à cet événement. Entretien

LeJournal: En 1920, la Société des Nations tient sa première Assemblée générale à Genève où elle vient de s’installer. Quelle est son ambition? 
Sandrine Kott
: Au sortir de la Première Guerre mondiale, les dirigeants politiques des grandes puissances occidentales, poussés par des réseaux internationaux qui s’étaient développés dans la seconde moitié du XIXe siècle, sont convaincus qu’il importe de prévenir les guerres et les déséquilibres mondiaux. Les deux organisations internationales créées par le Traité de Versailles à l’issue de la Première Guerre mondiale s’installent à Genève en 1920. La Société des Nations (SdN) a, avant tout, pour mission d’éviter la guerre en offrant un cadre pérenne de dialogue entre les nations. Mais très rapidement, elle diversifie ses activités et met en place des comités pour résoudre des problèmes plus «techniques» comme ceux liés à l’économie, aux réfugiés ou à la santé. L’Organisation internationale du travail (OIT) est, de son côté, chargée de promouvoir un savoir international sur les questions du travail et d’élaborer des normes internationales dans ce domaine. Elle poursuit trois objectifs principaux: offrir une alternative réformiste à la révolution bolchévique et à tous les mouvements révolutionnaires, satisfaire les revendications exprimées par le syndicalisme et réguler socialement la globalisation économique.

Moins de vingt ans plus tard, le monde entre pourtant à nouveau en guerre. La Société des Nations a-t-elle échoué?
C’est ce que l’on entend souvent en effet. Il est vrai que la SDN n’a pas réussi à éviter la guerre, mais elle a favorisé le développement d’une véritable expertise internationale dans différents domaines, expertise qui, après la Seconde Guerre mondiale, va nourrir le travail des agences techniques du système des Nations Unies comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Ces agences poursuivent et prolongent un véritable travail de régulation internationale. La Suisse a d’ailleurs bien compris leur utilité, en choisissant de les rejoindre toutes, alors qu’elle n’entre à l’ONU qu’en 2002.

Que se passe-t-il après la Seconde Guerre mondiale?
Contrairement à ce qui est souvent avancé, le multilatéralisme se porte bien durant la guerre froide. Les assemblées plénières sont des lieux de conflits verbaux, mais aussi de rencontres entre les représentants des pays des blocs opposés. Ceux des pays nouvellement décolonisés y voient un espace de reconnaissance internationale. C’est là également qu’ils s’organisent collectivement au sein du groupe des 77 à partir de 1964. Par ailleurs, dans les secrétariats, le travail technique réunit des fonctionnaires et des expert-es de pays ayant des systèmes économiques et sociaux différents. Les organisations internationales servent ainsi de plateforme pour partager et faire circuler les modèles d’expertise, de l’Ouest vers l’Est, de l’Ouest vers le Sud, et de l’Est vers le Sud.

Pouvez-vous en donner un exemple?
Dès les années 1950, l’OIT développe des missions de productivité et des programmes de management. L’objectif est d’accroître la productivité du travail afin de financer des programmes sociaux et en particulier de développer la sécurité sociale. Ces missions sont très demandées par les pays du bloc de l’Est, qui font face à un déficit de productivité. Ainsi, jusque dans les années 1970, de nombreux/euses expert-es en management, venu-es d’Europe occidentale et des États-Unis, diffusent des modèles de gestion du travail parmi les cadres des pays socialistes. Cette circulation des savoirs permet de mieux comprendre la sortie rapide du communisme.

Ces dernières années, les États-Unis ont multiplié les attaques à l’encontre du système onusien et l’annonce de leur retrait de l’OMS, en pleine pandémie, semble en sonner le glas. Le multilatéralisme est-il moribond?
Le multilatéralisme est, en effet, aujourd’hui fortement remis en cause – et l’attitude de Donald Trump sur la scène internationale en fut la manifestation la plus évidente – mais les difficultés ont commencé bien avant. Dès la fin des années 1970, les expert-es étatsunien-nes savent que les pays du bloc de l’Est sont économiquement à bout de souffle et que le socialisme est en perte de vitesse. Dans le même temps, les revendications en faveur d’un «Nouvel ordre économique international» émanant de certains représentants des pays nouvellement décolonisés inquiètent les élites économiques et politiques des pays développés. Dans ce contexte, le paradigme keynésien, qui fonde la possibilité de régulations économiques et sociales mondiales, est remis en cause. Il est remplacé par un modèle économique néo-libéral, caractérisé par une dérégulation et une mise en concurrence généralisées, dans lequel le multilatéralisme joue un rôle moindre.

Le centenaire du multilatéralisme marque-t-il le début de la fin?
Je pense que le multilatéralisme peut retrouver un second souffle grâce à la mobilisation d’une société civile internationale organisée autour de causes. En militant pour une régulation internationale, ces mobilisations peuvent contraindre les gouvernements à réinvestir de manière massive les organisations internationales. Le mouvement qui se fait entendre aujourd’hui avec le plus de force est celui en faveur de la protection de l’environnement et du développement durable. Ces questions sont largement débattues dans toutes les agences onusiennes au travers des «17 objectifs de développement durable».

Le multilatéralisme est-il vraiment la solution à la cause climatique?
Oui, il doit continuer à jouer son rôle, mais il lui faut plus de moyens. Les agences onusiennes sont en effet de moins en moins dotées. Par ailleurs, une grande partie des fonds proviennent désormais de fondations privées qui dédient leurs financements à des programmes spécifiques pour une durée relativement limitée. Cette contrainte ne permet pas de se saisir de causes importantes. On ne peut pas affronter les problèmes climatiques ou environnementaux en cinq ou six ans.

Un dernier mot sur Genève comme siège de la SdN, quel a été l’impact de ce choix sur la ville?
Les relations ne démarrent pas très bien. Une grande partie de la population genevoise n’était pas particulièrement favorable à l’arrivée des organisations internationales, tandis que les fonctionnaires internationaux trouvaient la ville petite et peu vivante. C’est pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que les organisations internationales quittent le territoire et que Genève subit une perte de 30 millions de francs suisses, que les responsables politiques et les acteurs économiques de la ville prennent conscience de l’importance de ces institutions. Les autorités insistent alors pour qu’elles reviennent s’installer sur leur territoire et mettent à leur disposition de nouveaux sièges construits avec l’aide de l’État de Genève et de la Confédération, assurant ainsi leur maintien à long terme dans la ville. Aujourd’hui, des secteurs entiers de l’économie genevoise (aéroport, gare, hôtels, restaurants) dépendent directement de ces organisations qui apportent également un rayonnement important à la ville.

GENÈVE, VILLE INTERNATIONALE
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS à L'ONU, 100 ANS DE MULTILATÉRALISME (1920-2020)

Table ronde avec Sandrine Kott, Irène Herrmann, Micheal Møller, Michel Jarraud

Lundi 7 décembre | 18h
En ligne

Hommage à la Genève internationale en 700 pages

Souvent critiquées, les Nations Unies et les autres organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, sont pourtant uniques dans l’histoire. Elles témoignent des efforts de l’humanité pour se donner un avenir meilleur. Grâce à elles, Genève est devenue une ville internationale où se discutent les problèmes du monde. C’est ce siècle de multilatéralisme que raconte l’ouvrage collectif publié aujourd’hui aux Éditions Suzanne Hurter. Initié par l’éditrice, le projet rassemble 44 auteur-es – anciens magistrats genevois, universitaires, responsables actuel-les ou émérites d’organisations internationales – sous la direction d'Olga Hidalgo-Weber et de Bernard Lescaze.
«Ce livre ne prétend pas à l’exhaustivité, explique Olga Hidalgo-Weber. Il souhaite retracer le contexte dans lequel est née la Société des Nations, ses objectifs, ses réalisations, puis, dans une deuxième partie, les principales actions du siège européen des Nations Unies à Genève ainsi que des institutions spécialisées. Enfin, avec la contribution d’important-es acteurs/trices du système des Nations Unies, nous avons voulu porter un regard sur l’avenir du multilatéralisme.»

 

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100 ans de multilatéralisme à Genève, de la SDN à l’ONU
Sous la direction d'Olga Hidalgo-Weber et de Bernard Lescaze
Editions Suzanne Hurter, 2020

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