11 novembre 2021 - Melina Tiphticoglou

 

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«Nous devrions pouvoir rendre public ce qui appartient au public»

Un archéologue et un juriste confrontent leurs points de vue sur la question de l’avenir du patrimoine archéologique et culturel à l’ère de la transformation numérique.

 

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Vue du modèle 3D d'un moulage de la Ceres Mattei au Musée du Capitole à Rome. Collection des moulages de l’UNIGE. Image: Flyover Zone

 

L’avenir de l’art et de notre patrimoine culturel est en train d’être redéfini par la numérisation qui impacte de plus en plus le monde réel. Ira-t-on encore au musée en 2040? Faut-il à tout prix conserver les œuvres et objets d’art anciens? À qui les œuvres numérisées appartiennent-elles? Cette confrontation du réel au virtuel pose de nombreux défis aux archéologues, aux juristes, aux musées, aux artistes, aux collectionneurs et collectionneuses. Le débat «Numérisation et patrimoine: que devient l’objet?», organisé par la Formation continue de l’UNIGE le lundi 15 novembre, a été l’occasion d’évoquer cette thématique en présence de Lorenz Baumer, professeur d’archéologie classique, et du professeur Marc-André Renold, responsable de l’enseignement du droit de l’art et des biens culturels à l’UNIGE. Entretien.

 

LeJournal: Vos disciplines respectives peuvent sembler éloignées. L’archéologue et le juriste ont-ils souvent l’occasion de collaborer?
Lorenz Baumer: En tant qu’archéologue, la protection des biens culturels et les questions juridiques qui y sont liées nous concernent au quotidien. Depuis l’instauration, en 2012, de la chaire Unesco en droit international de la protection des biens culturels, dont Marc-André Renold a la responsabilité, tous/tes nos étudiant-es de bachelor suivent un cours de droit du patrimoine et des biens culturels.

Marc-André Renold: En réalité, nous collaborons souvent et généralement autour d’objets matériels. Cela a été le cas, par exemple, avec un sarcophage romain redécouvert à Genève et exposé dans la salle des moulages de l’UNIGE avant sa restitution à la Turquie.  

Cet exemple est la preuve que l’objet archéologique interpelle. Est-il menacé par la numérisation?
L. B.: Ce n’est pas une menace, mais il faut définir les relations entre l’objet physique, qui demeure évidemment le centre de toute étude archéologique, et sa reproduction numérique. Les technologies, qui se sont beaucoup développées ces dernières années, permettent en effet des reproductions très précises – à cet égard, la modélisation en trois dimensions est une véritable révolution – qui peuvent facilement être rendues accessibles en ligne. Cela suscite une remise en question profonde du devenir du patrimoine. En étant un peu dans la provocation, on pourrait se demander si les dépenses importantes qu’occasionnent les activités d’un musée (conservation et restauration des objets, gestion des collections, réalisation d’expositions…) se justifient encore à partir du moment où tout peut se consulter en ligne.

M.-A. R.: Si un musée décide de numériser toute sa collection et de la mettre à disposition en ligne, de nombreuses questions juridiques vont se poser. Ces questions concernent la propriété intellectuelle, notamment le droit d’auteur, par opposition à la propriété matérielle. Elles ne sont pas nouvelles, puisque ce droit existe depuis le XIXe siècle. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est qu’avec les nouvelles technologies et la digitalisation massive des collections et des biens, l’objet matériel perd en importance, tandis que les questions de propriété intellectuelle, dues à la reproduction des objets et à sa grande qualité, se posent de manière accrue.

Pouvez-vous préciser?
M.-A. R.: L’objet virtuel, qu’il s’agisse d’une photo ou de la documentation 3D d’un bien, a aussi une certaine valeur. Il a été produit par une personne qualifiée qui peut bénéficier d’un droit, non pas sur l’objet matériel, mais sur sa reproduction. On se retrouve dès lors dans une relation triangulaire entre l’utilisateur (le public), le propriétaire de l’objet (le musée) et la personne (employé-e ou non du musée) qui a réalisé la digitalisation de l’œuvre. À cela s’ajoute le fait que les auteurs/trices sont de mieux en mieux protégé-es. Le droit d’auteur suisse a, par exemple, récemment été révisé. Il protège désormais toute photographie, alors que jusqu’à présent, seule une réalisation considérée comme originale pouvait l’être.

L. B.: Aujourd’hui, les questions juridiques liées à l’utilisation des images deviennent si complexes que les chercheurs/euses renoncent parfois à les faire apparaître y compris dans les publications scientifiques, ce qui est une perte fondamentale. Je peux vous donner l’exemple concret d’une statuette, œuvre grecque du début du VIIe avant J.-C., qui se trouve dans une collection américaine, le Museum of Fine Arts à Boston, et dont nous avons acquis un moulage en bronze artificiel pour une exposition en cours. Si nous effectuons une modélisation 3D de ce moulage, avons-nous le droit de la partager en ligne étant donné que le moulage nous appartient? Ou est-ce proscrit puisqu’elle reproduit très précisément l’original d’une pièce qui se trouve dans un musée, lequel s’est réservé tous les droits sur les objets qu’il détient et leurs reproductions? C’est un véritable casse-tête!

M.-A. R.: La situation est en effet contradictoire. D’une part, les nouvelles technologies facilitent beaucoup l’accessibilité. De l’autre, elles augmentent la complexité et les risques liés au droit d’auteur, ce qui peut conduire à restreindre la circulation des idées et des contenus de la recherche.

Les objets archéologiques ont un intérêt évident pour les scientifiques. Ne devrait-on pas faciliter leur mise à disposition?
L. B.: Dans un monde idéal, oui. Nous devrions pouvoir rendre public ce qui appartient au public. Mais ce n’est pas si simple. De nombreux objets archéologiques font partie de collections privées constituées aux XVIIe et XVIIIe siècles. Et, si le résultat des fouilles archéologiques appartient bien aux États, les institutions publiques qui les conservent ont le devoir légal de veiller sur les droits de ces biens, qu’elles monnayent d’ailleurs chèrement pour se financer.

Comment voyez-vous l’avenir des musées archéologiques. Peuvent-ils se passer de la numérisation?
L. B.: Non. Aujourd’hui, le musée doit être à la fois capable d’exposer ses collections matérielles et d’être présent dans un environnement numérique. C’est un défi important, car la numérisation ne se fait pas sans moyens. Au contraire, elle crée des besoins financiers, technologiques et de compétences que les musées doivent apprendre à gérer sans pour autant se détourner de leur obligation première qui reste la conservation du patrimoine.

M.-A. R.: C’est une autre contradiction de cette évolution: la numérisation retire des ressources nécessaires à la gestion des biens, tout en nécessitant des investissements continus afin d’assurer l’actualisation permanente de la technologie utilisée sans laquelle le matériel numérisé à très hauts frais ne sera plus disponible. Dans le même temps, le matériel, souvent stocké dans les dépôts des musées, risque de devenir de moins en moins accessible faute de personnel.

 

NUMÉRISATION ET PATRIMOINE: QUE DEVIENT L'OBJET?

Débat autour de l’archéologie et du patrimoine culturel à l’ère de la transformation numérique

Lundi 15 novembre 2021 | 19h
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