10 novembre 2022 - UNIGE

 

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«Ce qui est bon pour les élèves relève de la subjectivité»

Une table ronde fait le point, le 17 novembre, sur le bien-être à l’école. Croisant le regard d’une sociologue, d’un philosophe et d’une pédagogue, elle vise à interroger les vertus de cette approche en tant qu’aide à l’apprentissage.

 

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«Dans les représentations des enseignant-es en formation, l’école devrait être un lieu où les élèves sont heureux/ses, content-es de venir et d’apprendre et où tout le monde s’entend bien. La formation initiale travaille sur cet écart entre un idéal et la réalité de l’école qui comprend des conflits, des élèves qui rencontrent des difficultés et des relations complexes entre enseignant-es et élèves».
Image: Monkey Business

 

Affirmation de soi, détente, gestion du stress, degré de satisfaction, résilience, santé, bonheur… tout un vocabulaire est associé à la notion de bien-être. Depuis quelques années, la thématique connaît un véritable essor dans le domaine de l’éducation: placé-es dans un environnement propice, les élèves apprendraient mieux. Pour faire le point sur la question, le Laboratoire innovation, formation, éducation (LIFE) organise, le jeudi 17 novembre, une table ronde intitulée «Le bien-être à l’école: bonne ou mauvaise préoccupation?», en croisant le regard d’une sociologue, d’un philosophe et d’une pédagogue. Entretien avec Cynthia D’Addona, chargée d’enseignement à la Section des sciences de l’éducation.


LeJournal: Pourquoi débattre du bien-être à l’école?
Cynthia D’Addona
: Le bonheur est un concept issu de la psychologie positive qui nous a été imposée de manière assez fine et subtile, à tel point que, de nos jours, nous sommes baigné-es au quotidien dans cet idéal. La question se pose donc de savoir comment l’éducation, et plus spécifiquement l’école, s’est saisie de cette nouvelle norme et comment cette dernière se traduit concrètement sur les terrains éducatifs et scolaires. Il est également important de se demander si le bien-être est une nécessité pour apprendre. De nos jours, autant les parents que les enseignant-es aspirent à mettre en place un milieu éducatif bienveillant dans lequel les enfants peuvent s’épanouir, grandir et apprendre. Les pratiques éducatives traditionnelles, autoritaires et punitives exigeant des enfants et des élèves obéissance et docilité sont décriées au profit d’une idéologie qui vise l’épanouissement et la prise en compte des émotions dans l’optique de construire des adultes libres et autonomes. Toutefois, enseigner et éduquer ne vont pas de soi et mettent souvent parents, éducateurs/trices et enseignant-es face à des complexités, des défis, des tensions, des contradictions auxquels il est difficile de répondre avec des «recettes» toutes prêtes.

En quoi consiste une approche éducative centrée sur le bien-être?
Le courant de la discipline positive – qui se base essentiellement sur des penseurs/euses issu-es de courants humanistes et behavioristes – propose des procédures, des techniques et des exercices pour permettre aux parents et aux professionnel-les de l’éducation soucieux/euses du bien-être des enfants de mieux les accompagner dans leur développement et leurs apprentissages. Ces propositions concrètes séduisent, car cette approche demande aux adultes d’encourager régulièrement et positivement les enfants afin que ces derniers/ères progressent et donnent le meilleur d’eux/elles-mêmes. On peut noter que le rôle d’éducateur/trice semble plus agréable à endosser puisque l’on s’éloigne d’une figure éducative autoritaire qui peut mener à des ambiances tendues et conflictuelles. L’enfant ou l’élève, quant à lui/elle, est censé-e être capable de gérer ses émotions, de se comporter de manière autonome, de se montrer respectueux/se et poli-e.

Comment tout cela se décline-t-il dans la réalité des écoles genevoises?
Concrètement dans les classes, de nombreuses pratiques et dispositifs ont vu le jour ces dernières années afin de garantir un cadre d’apprentissage bienveillant. Yoga, méditation pleine conscience, exercices de respiration, murs positifs, roue des émotions, système d’ange gardien ou encore tableau de gestion de comportement donnant accès à des privilèges ou à des récompenses: toutes ces pratiques semblent bien ancrées dans l’enseignement genevois. Elles font écho à une envie de faire vivre une scolarité moins stressante, plus positive et bienveillante dans laquelle les élèves sont heureux/euses.

Ces techniques donnent-elles de bons résultats?
Ce n’est pas si facile à déterminer. Les systèmes d’émulation, qui sont très répandus dans les classes genevoises afin de réguler de manière positive les comportements des élèves, sont, par exemple, caractérisés par une certaine ambivalence. Ces systèmes ont pour objectif de donner lieu à des renforcements positifs lorsque les élèves adoptent un comportement adapté aux attentes ou aux normes de la classe. Les élèves se voient ainsi donner ou retirer des «cartes» (autocollants, jetons, etc.) en fonction de leur comportement. Ces «cartes» (ou autres supports) permettent d’accéder à des privilèges ou des récompenses. Les dérives de ces pratiques ont été dénoncées, notamment parce que les élèves en difficulté ne sont généralement pas récompensé-es et que leur «échec» est exposé au regard des autres dans la mesure où ces tableaux sont souvent affichés dans la classe. Sous couvert de bienveillance, ces systèmes peuvent donc engendrer de l’humiliation et de la stigmatisation. D’autre part, ils n’apprennent pas aux élèves à changer ou à modifier leurs comportements. Pour bien apprendre, il est par ailleurs essentiel d’accepter de ne pas savoir, d’hésiter, de se tromper, d’être frustré-e à certains moments. Détours et incertitudes font partie intégrante de ce processus d’apprentissage. La question pédagogique de fond devrait porter à la fois sur les dispositifs d’apprentissages et sur la relation de confiance que les enseignant-es arrivent à mettre en place avec leurs élèves.

Comment les jeunes générations d’enseignant-es appréhendent-elles cette nouvelle conception de la pédagogie?
Les étudiant-es sont généralement assez séduit-es par les activités dites positives, car elles leur semblent constituer des solutions attrayantes pour pallier la complexité des relations au sein de la classe et les réalités parfois ressenties comme difficiles. Dans les représentations de ces jeunes en formation, l’école devrait être un lieu où les élèves sont heureux/ses, content-es de venir et d’apprendre et où tout le monde s’entend bien. La formation initiale travaille sur cet écart entre un idéal et la réalité de l’école qui comprend des conflits, des élèves qui rencontrent des difficultés et des relations complexes entre enseignant-es et élèves. En effet, des enjeux tels que le rapport à l’erreur, l’évaluation, le sens des apprentissages, la compétition scolaire sont autant de préoccupations qui semblent être éradiquées par cette recherche de bonheur, mais qui sont des leviers d’action dont les professionnel-les devraient se saisir.

Dans un tel contexte, l’autorité et la discipline ont-elles toujours leur place en classe?
Les recherches sur la pratique enseignante démontrent que les enseignant-es débutant-es sont très soucieux/euses de ces enjeux. Comment allier l’envie d’éduquer au bonheur tout en gardant une certaine autorité? Comment permettre aux enfants de devenir eux-mêmes ou elles-mêmes tout en respectant un certain cadre? Ces questions sont source de réelles tensions que nos étudiant-es, et peut-être aussi les enseignant-es, rencontrent actuellement. Dans la pratique, cela se traduit par des séquences pédagogiques lors desquelles les étudiant-es cherchent à transmettre des valeurs positives de ce qu’ elles/ils estiment être la «bonne» école à des élèves qui obéissent aux règles positives et qui aiment travailler. D’autres jeunes en formation questionnent au contraire ces pratiques qu’ils/elles jugent comme un processus de soumission à une autorité enseignante. Pour elles /eux, il s’agit plutôt de permettre aux élèves de s’émanciper, d’accepter des avis contraires, de développer un avis critique à travers des débats afin de développer des compétences citoyennes. Ces deux points de vue démontrent bien que ce qui est «bon» pour les élèves relève de la subjectivité. Entre le fait d’avoir devant soi une classe obéissante et silencieuse et une situation dans laquelle les élèves sont capables d’entendre des avis divergents, de débattre et d’argumenter, le saut est grand. La question de savoir s’il faut former des élèves obéissant-es et soumis-es à des normes dites positives ou s’il faut plutôt développer de réels «sujets» apprenants conserve donc toute son actualité et elle sera au cœur de notre conférence.

LE BIEN-ÊTRE À L'ÉCOLE: BONNE OU MAUVAISE PRÉOCCUPATION?

Table ronde avec Cynthia D’Addona, chargée d’enseignement dans le champ des dimensions relationnelles et affectives de l'éducation et de la formation à l’UNIGE, Frédérique Giuliani, maître d’enseignement et de recherche en sociologie de l’éducation à l’UNIGE et Camille Roelens, chargé de recherche au Centre interdisciplinaire de recherche en éthique de l’UNIL

Jeudi 17 novembre | 18h15 | Uni Mail, salle S130


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