30 août 2022 - Alexandra Charvet

 

Événements

Les femmes, figures oubliées de l’humanitaire

Une exposition au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge invite à considérer l’action humanitaire sous le prisme du genre, sur la base de recherches menées à l’Institut Éthique Histoire Humanités.

 

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Unité de santé mobile, France, 1914-1918. Photo: Anonyme, Collections du Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève.

 

C’est une série de vieilles affiches qui attire l’œil dès l’entrée de l’exposition Who cares? à voir jusqu’au 9 octobre au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (MICR). Les femmes humanitaires y sont représentées sous la forme tantôt d’un ange, tantôt d’une mère. En mettant en scène la compassion, la tendresse et la pitié – soit des vertus considérées comme typiquement féminines –, ces images occultent du même coup le savoir-faire de ces personnes tout comme la complexité des expériences qu’elles ont vécues. Le ton est donné, puisque, en déconstruisant les stéréotypes, l’exposition vise précisément à réhabiliter ces figures oubliées de l’action humanitaire que sont les femmes.


«Le titre Who cares? n’a pas été choisi au hasard, explique Elisa Rusca, conservatrice au MICR et co-commissaire de l’exposition avec les historiennes de l’Institut Éthique Histoire Humanités (IEH2). Cette question simple, qui évoque cette notion du "care" dont on a tant parlé lors de la pandémie, peut s’interpréter de deux manières: qui prend soin des autres? mais aussi qui se sent vraiment concerné-e par le sujet?» Une double entrée qui permet de porter un regard neuf sur la représentation contemporaine de l’action humanitaire et sur les rôles figés attribués aux hommes – l’action et le leadership – et aux femmes – la compassion et les soins –, au travers d’une large sélection d’objets et de récits méconnus couvrant une période de plus de cent ans.

Les travaux de recherche de Dolores Martín Moruno, professeure boursière FNS à l’IEH2, lui ont permis d’écrire, avec ses collaboratrices Brenda Lynn Edgar et Marie Leyder, cette histoire genrée de l’action humanitaire. Ensemble, elles ont rassemblé de nombreuses sources, très hétérogènes: correspondances, journaux intimes, albums photo, dessins, outils médicaux, etc. «Les traces des femmes humanitaires dans les archives officielles sont très sommaires, raconte Dolores Martín Moruno. Dans celles du CICR, par exemple, on en trouve rarement, alors que le travail qu’elles assurent depuis longtemps sur le terrain est loin d’être négligeable.» C’est lors d’une rencontre fortuite avec Pascal Hufschmid, le directeur du MICR, que l’idée d’un dialogue entre recherches historiques et objets issus des collections du musée est venue. Objectif: partager les recherches les plus récentes sur l’action humanitaire tout en amenant les professionnel-les de ce secteur ainsi que le public à s’interroger sur l’histoire de l’humanitaire et sur ses représentations.

Une fois l’entrée de l’exposition franchie, le parcours se poursuit avec une constellation d’objets organisés par îlots qui se font écho, d’une zone géographique à l’autre, d’une époque à l’autre... On aperçoit quelques pièces textiles, «qui permettent de s’interroger sur la personne qui a porté ces vêtements et sur la manière dont les soins sont donnés sur le terrain, dans une dimension qui n’est pas idéalisée», indique Elisa Rusca.

Premier arrêt sur un tablier abîmé et un sac de fortune. «Ils font tous deux partie d’un ensemble d’objets prêtés par Claire Bertschinger – une infirmière helvético-britannique qui travaillait en Éthiopie dans les années 1980, détaille Brenda Lynn Edgar. Ces objets quotidiens montrent comment les humanitaires parent aux besoins du terrain avec les moyens du bord.» Des photos témoignent également de son travail en Afghanistan. «Claire Bertschinger était douée d’une grande capacité diplomatique, elle arrivait à dialoguer avec les moudjahidins ou avec les forces armées en Éthiopie ou au Liban, toujours dans l’intérêt des populations déplacées, poursuit Brenda Lynn Edgar. Cet aspect de l’action humanitaire porté par les femmes n’est pas souvent évoqué, alors qu’il est crucial pour pouvoir soigner les gens.»

Plus loin, une vitrine donne à voir des petites colonnes de la maternité suisse d’Elne dans laquelle sont né-es les enfants de femmes internées dans les camps de concentration du sud de la France (camp de Rivesaltes, camp d’Argelès-sur-Mer, etc.) pendant la Seconde Guerre mondiale, grâce au travail de la Suissesse Élisabeth Eidenbenz. «Elle a sauvé de nombreux/euses enfants juifs/juives de la déportation en changeant leur identité, précise Dolores Martín Moruno. C’est une histoire de désobéissance civile parce que, dans les faits, elle aurait dû déclarer la naissance de tout-e enfant juif/juive.»

Ailleurs, une vitrine présente des radiographies réalisées par Marie Curie en 1917. «Grâce à ses travaux scientifiques, l’appareillage radiologique a pu être rendu mobile, permettant de prendre des clichés directement sur le terrain, précise Elisa Rusca. Il est ainsi devenu possible de localiser précisément les éclats d’obus dans la jambe d’un soldat blessé afin de pouvoir les extraire plutôt que de devoir amputer le membre. Cet acte nécessitait toutefois de savoir interpréter les radiographies, ce qui a conduit Marie Curie et sa fille Irène à fonder un institut d’infirmières spécialisées dans lequel on enseignait notamment les bases de la géométrie et des mathématiques.»

Au fil de l’exposition s’enchaînent les références à de nombreuses femmes, telles Salaria Kea, l’unique infirmière afro-américaine participant à la mission humanitaire organisée par l’American Medical Bureau pendant la guerre d’Espagne, alors que la Croix-Rouge américaine lui avait refusé la possibilité d’être active en raison de sa couleur de peau; Jeanne Egger devenue, en 1962, la première femme à exercer les fonctions de déléguée du CICR; Elisabeth Wilson, une mère au foyer devenue pionnière du commerce équitable ou encore Pia Klemp, capitaine de navire, impliquée dans le sauvetage des migrant-es en Méditerranée et actuellement poursuivie par la justice italienne. «Le discours a changé: si cette dernière agit, ce n’est pas par compassion, mais parce qu’elle a honte et se sent enragée face à cette tragédie, précise Dolores Martín Moruno. Pia Klemp ne se revendique d’ailleurs pas en tant qu’humanitaire, mais comme antifasciste.»


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