15 septembre 2022 - Jacques Erard

 

Événements

Quand le souvenir perpétue la violence

Les 16 et 17 septembre, un colloque examine les liens entre violence urbaine et mémoire collective dans les Amériques, de Minneapolis à Medellín, en passant par Managua. Plusieurs panels permettront des échanges entre expert-es internationaux/ales, mais aussi avec des acteurs et actrices de terrain.

 

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Des touristes se prennent en photo devant une des fresques murales du Barrio Pablo Escobar à Medellín. Photo: Patrick Naef

 

Les inscriptions mémorielles servent parfois à exorciser des épisodes particulièrement sombres de l’Histoire, comme les génocides ou les massacres de civils. Elles contribuent ainsi à des réconciliations et à la reconnaissance de crimes par des États. Mais certaines pratiques mémorielles peuvent aussi perpétuer les conflits, aiguiser les antagonismes, en glorifiant des faits d’armes et en diabolisant les ennemis.

Chercheur au Département de géographie, Patrick Naef a observé ces mécanismes à l’œuvre, que ce soit dans le contexte des guerres en ex-Yougoslavie ou en Colombie. Les 16 et 17 septembre, il organise, en collaboration avec le Urban Hub Genève et la Maison de l’histoire de l’UNIGE, un colloque international intitulé «Violence urbaine et mémoire collective dans les Amériques». Cet événement s’inscrit dans le cadre d’un projet Ambizione du Fonds national suisse (FNS). La thématique sera abordée sous différents angles: celui du féminicide et de l’impunité au Guatemala, des musées dédiés aux attaques terroristes ou de l’histoire des gangs au Nicaragua et en Colombie. Plusieurs invité-es de marque y participeront, notamment Alex Hinton, de la Rutgers University, qui évoquera le suprémacisme blanc et la violence politique aux États-Unis vue par le prisme de la récente attaque du Capitole. L’événement ne se limite cependant pas à une rencontre entre expert-es académiques. Il convie aussi des acteurs/trices de terrain, des artistes et un écrivain, lors d’une session finale organisée à la Kzern, sur le site de l’ancienne caserne des Vernets, ponctuée par deux concerts.

 

Le Journal: On dit qu’un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre. Cet adage a beaucoup été utilisé à propos des crimes du nazisme ou du stalinisme. Dans cette optique, la mémoire joue un rôle positif. Mais vous semblez dire qu’elle peut aussi entretenir la violence. Dans quelle mesure?
Patrick Naef: La mémoire collective ne mène pas toujours à la réconciliation. Tout dépend de la façon dont elle est construite et utilisée. Après la Seconde Guerre mondiale, il y a effectivement eu ce mouvement du never again qui a alimenté la contre-culture pacifiste des années 1960 et 1970. Mais la mémoire est parfois instrumentalisée, de façon délibérée ou non. Il peut y avoir un trop-plein de mémoire. J’ai observé ce phénomène en ex-Yougoslavie. La ville de Vukovar, assiégée en 1991 par l’armée yougoslave emmenée par les troupes paramilitaires serbes qui y ont commis de nombreuses exactions, est aujourd’hui remplie de mémoriaux patriotiques qui donnent lieu à une forme de pèlerinage nationaliste croate, ce qui perpétue les tensions avec la population serbe de la ville. J’ai ensuite retrouvé cette instrumentalisation en Colombie, sous d’autres formes.

Lesquelles?
Je me suis notamment intéressé à la manière dont le narcotrafic est devenu un narratif touristique. Une culture populaire, alimentée par des séries cinématographiques comme Narcos, s’est mise en place autour de l’histoire des cartels de la drogue, ce qui a attiré des touristes venu-es d’Amérique du Nord et d’Europe. Ainsi, la Comuna 13, un des districts les plus violents de Medellín, a été en partie sécurisée. On y a installé un escalator extérieur qui fait figure de symbole de la résilience de la ville face à la violence. On a essayé de montrer aux touristes comment les habitant-es s’étaient réapproprié leur quartier de manière créative, en repeignant les façades de leurs maisons ou à travers la culture du rap et du graffiti. Même les guides qui faisaient visiter le quartier étaient initialement des artistes hip-hop locaux/ales. Ce tourisme, relativement discret à ses débuts, a amené des ressources bienvenues, mais il s’est peu à peu transformé en phénomène de masse attirant chaque année des centaines de milliers de visiteuses et visiteurs. 

Avec quelles conséquences?
Les quartiers populaires de Medellín se trouvaient alors dans une dynamique de sécurisation. La mémoire de la violence était évoquée avec du recul, de manière très critique. Les guides insistaient sur les liens très forts unissant les gangs, souvent issus de troupes paramilitaires, avec certaines composantes de l’État colombien. Puis, avec le tourisme de masse, on a assisté à une forme de «glamourisation» de ce passé. Des acteurs/trices extérieur-es se sont emparé-es de la narration et l’ont transformée en objet de marketing. Résultat, les habitant-es ont perdu la maîtrise de leur propre passé, ce qui a ravivé les tensions. Les gangs se sont mis à racketter les guides touristiques et on a assisté à une recrudescence du trafic de drogue et de la prostitution, à la faveur de ce tourisme mémoriel. Ce phénomène aboutit à ce que j’appelle la résilience de la violence.

Comment cette thématique sera-t-elle abordée durant le colloque?
Nous verrons, outre la question de la gouvernance criminelle en Amérique latine, comment cette violence se manifeste dans d’autres régions et prend parfois une dimension transnationale à travers des formes de globalisation de la mémoire. Ce sera aussi l’occasion de rappeler que la violence urbaine ne se réduit pas au décompte des mort-es, mais qu’elle est aussi une expérience quotidienne dans de nombreux quartiers des métropoles américaines, celle de l’extorsion, du chantage, des menaces. Une violence de basse intensité rarement dénoncée et non retenue dans les statistiques, mais qui a un impact énorme sur le contrat social et l’organisation de ces villes.

Existe-t-il, en lien avec une expérience commune du colonialisme et de la traite des esclaves, une mémoire de la violence propre aux Amériques?
Les pays d’Amérique latine partagent effectivement l’expérience du colonialisme, celle des dictatures et des mouvements révolutionnaires. Ils ont aussi tous subi, d’une manière ou d’une autre, l’influence et l’intervention des États-Unis dans leurs affaires internes, que ce soit par le biais de la lutte contre le communisme ou de la guerre contre la drogue. La façon de mettre le passé en mémoire peut par conséquent être assez proche d’un pays à l’autre. Le travail de mémoire se caractérise par exemple souvent par un ton très contestataire. La médiatisation des violences policières aux États-Unis au cours de ces dernières années a mis en lumière des formes de contestation assez similaires entre le Nord et le Sud. Les minorités qui se mobilisent, afro-américaines aux États-Unis ou afro-descendantes en Colombie, s’inspirent les unes des autres. Cela participe à cette globalisation de la mémoire collective qui s’étend, au-delà des villes, à l’échelle de régions et de continents entiers.

«Violence urbaine et mémoire collective dans les Amériques»
16-17 septembre 2022 – Uni Mail et Kzern
Colloque en anglais, sauf la table ronde, en espagnol, avec interprétation simultanée (fr/en)
Programme détaillé


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