25 mars 2021 - Jacques Erard

 

Événements

Toute atteinte à la liberté académique mérite attention

Le 30 mars, une conférence en ligne fait le point sur les menaces pesant sur les libertés des universitaires en Turquie, en France et en Suisse.

 

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Manifestation à Istanbul contre la nomination d’un nouveau recteur de l’Université de Boğaziçi par le gouvernement turc. Février 2021. Photo : Yasin Akgul/AFP

 

Peut-on légitimement appeler à la désobéissance civile quand on est professeur-e d'université? Cette question récemment posée dans le cadre de l’émission Forum de la RTS est révélatrice des débats qui entourent le rôle des universitaires dans l’espace public, à l’heure de la crise du climat et, plus récemment, de celle du Covid-19. Elle mobilise le milieu académique, qui y voit l’occasion de réfléchir à son rapport au politique tout en réaffirmant la nature intangible des libertés qui fondent la démarche scientifique. Et ce, au moment même où celles-ci font l’objet d’attaques frontales de la part de régimes autoritaires, notamment en Turquie.

 

L’Université se fera l’écho de ces discussions lors d’une conférence en ligne qui réunira, le 30 mars, Zeynep Gambetti, professeure de théorie politique à l’Université de Boğaziçi en Turquie, Éric Fassin, professeur de sociologie à l’Université Paris 8, et Bernard Debarbieux, doyen de la Faculté des sciences de la société (SdS). Cet événement est organisé sous l’égide de Scholars at Risk, un réseau dont l’UNIGE est membre et qui défend les universitaires menacé-es dans l’exercice de leur profession partout dans le monde, ainsi que du programme Horizon académique, de la Délégation intégration UNIGE et de la SdS. Il se penchera sur les atteintes à la liberté dans le contexte de la Turquie, de la France et de la Suisse.

 

Situation déteriorée

Cinq ans après la pétition des «Universitaires pour la paix», la situation s’est fortement détériorée en Turquie. Le remplacement du recteur de l’Université de Boğaziçi par le gouvernement turc ou l’arrestation sans preuve de milliers d’étudiant-e-s comme Cihan Erdal, doctorant et Scholar at Risk de la Carleton University au Canada, illustrent les menaces qui pèsent sur la liberté académique en Turquie. L’UNIGE accueille d’ailleurs depuis 2016 Çağla Elcin Aykaç, une chercheuse turque en études genre qui a été l’une des premières signataires de la pétition «Universitaires pour la paix», et qui est depuis lors menacée dans son pays d’origine.

«Avec mon collègue Engin Sustam, nous avons pu intégrer l’Université de Genève ‘par le bas’, à travers la solidarité de collègues qui nous ont invité-es à intervenir dans leurs cours et à participer à des conférences publiques, témoigne la chercheuse. Certains centres de recherche et instituts ainsi que des associations d’étudiant-e-x-s de l’UNIGE se sont ensuite mobilisés pour nous inclure dans leurs activités de recherche et d’enseignement. La bienveillance du doyen de la Faculté des sciences de la société ainsi que le soutien du personnel administratif de l’université ont été des facteurs clés dans ce processus. L’intégration de chercheurs/euses menacé-es requiert en effet la solidarité et l’activation de liens à tous les échelons de l’institution.» 

Les atteintes à la liberté académique ne sont hélas pas un phénomène limité à la Turquie. Les discussions actuelles autour de l’«islamo-gauchisme» en France ou la volonté de certains parlementaires suisses d’interdire aux scientifiques de la Task force covid-19 de commenter les décisions du Conseil fédéral en matière de gestion de la pandémie montrent que ce sujet concerne le monde académique en général.

«Les menaces contre la liberté académique ne sont pas du même ordre partout, explique Olivier Vincent, coordinateur de SAR pour l’UNIGE. La situation en Turquie est bien entendu très différente de celle qui prévaut en Suisse ou en France. Mais si l’on veut éviter des dérives, il est important d’être attentif à toutes les formes d’atteinte aux libertés des scientifiques.»

À l’origine du courroux des autorités turques, la pétition «Universitaires pour la paix» réclame une approche pacifique du conflit opposant le gouvernement à la population kurde. Selon Scholars at Risk, la plupart des signataires de ce document ont donc été poursuivi-es par des tribunaux turcs, se sont vu retirer leur passeport et ne peuvent plus sortir du pays. Certain-es ont même été emprisonné-es.

 

Expert-e et engagé-e?

La liberté académique, telle que définie par l’Unesco, garantit le droit d’enseigner, d’effectuer des recherches et d’en diffuser les résultats en dehors de toute contrainte doctrinale. À cette liberté s’ajoute, dans les démocraties libérales, celle de tout-e citoyen-ne à exprimer librement ses opinions, bien qu’il existe là aussi des nuances: «La liberté d’expression est sacro-sainte aux États-Unis, observe Olivier Vincent. Rien n’interdit légalement à un suprémaciste blanc de s’exprimer dans une université américaine, ce qui n’est pas le cas en Suisse et dans la plupart des pays européens qui prohibent les propos racistes dans la sphère publique.»

Lorsqu’elles ou ils sont invité-es à s’exprimer dans les médias, les universitaires le sont généralement à titre d’expert-es et la plupart se cantonnent à des considérations sur leur domaine de compétence scientifique. Il est toutefois difficile d’exiger d’elles et d'eux une neutralité absolue. Leur choix de domaine de recherche, surtout en sciences sociales, le vocabulaire et le ton qu’elles et ils emploient trahissent parfois sans trop de peine leurs affinités personnelles, qu’elles et ils peuvent exprimer de manière beaucoup plus claire en tant que citoyen-nes. Mais il peut être difficile pour le public de savoir qui, de l’expert-e ou du/de la citoyen-ne, s’exprime, une question qui fait l’objet de réflexion dans toutes les hautes écoles.

L’engagement est-il compatible avec la recherche et l’enseignement? Pour de nombreux/ses universitaires, cela ne fait aucun doute, il s’agit même d’une approche nécessaire et cohérente avec leurs travaux scientifiques, dans des domaines comme la géographie ou le développement durable.

Ces chercheurs/euses voient naturellement d’un mauvais œil les velléités de leur direction ou de l’État d’encadrer leurs prises de parole publiques. Dans le contexte ultra-sensible du terrorisme islamiste en France, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, a réclamé une enquête du C.N.R.S. sur l’«islamo-gauchisme» dans les universités du pays. «La ministre affirme que les valeurs de la laïcité, de la République ne se discutent pas. Pourtant, en démocratie, débattre du sens qu’on veut donner à ces mots, n’est-ce pas l’enjeu politique par excellence? Qui en imposera la définition?», s’interroge Éric Fassin sur le site de Médiapart. 

La mouvance gauchiste ou écologiste n’est pas la seule cible de cette mise en cause de la liberté de parole des universitaires. Le péril de l’encadrement étatique se double aussi d’une forme de censure de nature idéologique, que les Américain-es appellent «Cancel culture». Celle-ci a incité, par exemple, des organisations d’étudiant-es de l’Université de Bordeaux 3 pour qui «les droits des personnes LGBT ne sont pas sujets à débat» à faire annuler, en octobre 2019, une conférence de la philosophe Sylviane Agacinski, opposée à la procréation médicalement assistée pour les couples de femmes et les femmes seules ainsi qu’à la gestation pour autrui.

Menace sur les universitaires, perspectives croisées depuis la Turquie, la France et la Suisse
Mardi 30 mars | de 18h à 19h30

Programme détaillé


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