2 juin 2022 - Anton Vos

 

Événements

«L’autre n’est qu’autre», l’anthropologie en sept leçons

Un symposium sur la diversité humaine ouvert au public, «L’autre n’est qu’autre», se tient le 3 juin à l’UNIGE à l’occasion du départ à la retraite de Ninian Hubert van Blijenburgh, créateur il y a trente ans de l’exposition «Tous parents, tous différents».

 

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Pour sa thèse en biologie, soutenue en 1988 à l’UNIGE, Ninian Hubert van Blijenburgh, chargé de cours à l’Unité d’anthropologie (Faculté des sciences), s’est plié à l’exercice consistant à se mettre dans la tête des autres pour comprendre les idées qu’ils se font à propos de la diversité, des origines et de la spécificité de l’espèce humaine. Trente-cinq ans plus tard, il en a retiré au moins deux enseignements. Le premier, c’est que cette démarche s’est avérée si fructueuse qu’elle est demeurée la sienne tout au long de sa carrière. Le deuxième, c’est qu’aujourd’hui, deux notions ne sont toujours pas claires pour une grande partie de la population: celle de diversité humaine et le fait que les races n’existent pas. Le chercheur aura l’occasion d’y revenir, une fois encore, au cours d’un symposium organisé vendredi 3 juin en l’honneur de son départ à la retraite et au cours duquel il donnera un cours public sur le thème de «L’autre n’est qu’autre» (consulter le programme complet ici).

 

Développer auprès du grand public la culture scientifique, en particulier en matière d’anthropologie, représente le fil rouge de la carrière de Ninian Hubert van Blijenburgh, qui a également dirigé le Musée de la main à Lausanne ainsi que ceux d’histoire des sciences (où il a créé la Nuit de la science) et d’ethnographie à Genève. Son parcours commence avec la réalisation de l’exposition Tous parents, tous différents. Basée sur les résultats de sa thèse, elle est installée au Musée de l’Homme à Paris, où André Langaney – son directeur de thèse, aujourd’hui professeur honoraire à l’UNIGE –, dirige alors le Laboratoire d’anthropologie biologique. Le projet connaît un énorme succès. Au cours de ses vingt-cinq ans d’existence, l’exposition attire quelque 5 millions de visiteur-euses. Quatre versions «lourdes» et 500 «légères» (composées de posters) ont circulé en France et à travers l’Europe (dont la Suisse) ainsi qu’au Canada et aux États-Unis. Elle sera suivie par une seconde exposition sur le même thème, 6 milliards d’hommes.

«L’exposition Tous parents, tous différents proposait notamment aux visiteur-euses de se mesurer sous tous les angles (taille, couleur de la peau, couleur des yeux, etc.) afin de les familiariser avec le fait qu’il est impossible de classer les humains en un certain nombre de groupes cohérents ou de races, explique Ninian Hubert van Blijenburgh. À l’heure actuelle, dans l’esprit du grand nombre, cette question n’est cependant toujours pas totalement intégrée. De nombreuses personnes n’arrivent pas à comprendre, par exemple, que l’on peut avoir une tête d’«ailleurs» (descendant de troisième génération d’immigrés africains, par exemple) tout en étant d’«ici» (Suisse). On sait pourtant depuis longtemps qu’un cerveau humain ne se construit pas depuis l’intérieur, par les gènes ou un autre mécanisme inné qui serait différent pour chaque population. Malheureusement, un enseignement sur la diversité biologique, culturelle et la spécificité de l’être humain, un cours d’anthropologie générale au fond, n’est pas proposé à l’école. Cela permettrait pourtant de donner du sens aux caractéristiques de notre espèce et de mieux comprendre comment elle est parvenue à occuper la place dominante qui est la sienne aujourd’hui.»

Un tel enseignement, il en délivre un, lui, depuis quelques années aux étudiant-es de l’UNIGE sous l’appellation de Sept leçons sur l’espèce humaine. Présentation.

1) Êtres d’histoire. L’espèce humaine, comme toutes les autres, possède une histoire et sa diversité biologique aussi. Entre autres choses, la couleur de sa peau, qui a posé et pose toujours tellement de problèmes dans nos sociétés, n’est rien d’autre que le résultat d’un phénomène de sélection naturelle. À l’origine, tous les humains ont probablement l’épiderme foncé, un trait qui protège contre le cancer là où le soleil brille fort, notamment en Afrique d’où ils sont issus. Pour ceux qui migrent par la suite sous des latitudes plus élevées, cet avantage se mue en désavantage puisque le manque de soleil augmente le risque de rachitisme. Les individus ayant une peau plus claire voient alors leurs chances de survivre (et de se reproduire) augmenter, à condition bien sûr de faire attention aux coups de soleil. Résultat, les populations humaines ayant colonisé toutes les régions du monde, elles arborent aujourd’hui toute la gamme de nuances possibles.

2) Êtres indéterminés. L’être humain est l’espèce la plus indéterminée qui soit. Elle est très immature à sa naissance. C’est pourquoi n’importe quel individu placé dans n’importe quel endroit sur Terre acquerra toujours l’«habitus» de sa population d’adoption. Il n’est pas prédestiné à développer une certaine culture qui serait liée à son origine. Le cerveau humain ne se construit pas tout seul mais en relation avec d’autres cerveaux. D’ailleurs, quand on n’est pas socialisé, on souffre, voire on meurt. L’«autre» manque lorsqu’il est absent même si, quand il est là, il peut devenir horripilant. Le cas des enfants sauvages des XVIIe et XIXe siècles a permis de se rendre compte à quel point les contacts avec les autres sont essentiels pour devenir un être humain. Plus récemment, les enfants abandonné-es dans les orphelinats roumains à l’ère communiste ont, aussi, montré que la privation de toute affection, stimulation et contact physique rend totalement apathique. En d’autres termes, un cerveau non stimulé s’éteint.

3) Êtres sociaux. Le lien qui se crée entre les humains est semblable à celui de tous les mammifères. En effet, la mère doit ressentir dès la naissance une attirance forte pour sa progéniture, sinon elle la néglige. Une brebis ne décide pas de s’occuper de son agneau, elle en ressent le besoin sous une forme émotionnelle. Dès que le petit s’éloigne, les deux s’inquiètent. Dès qu’ils sont de nouveau réunis, le stress diminue et tout le monde se calme. Chez l’être humain, ce mécanisme affectif est le même, bien qu’il soit recouvert d’une couche de culture qui permet de faire comme s’il n’existait pas. Ce lien se retrouve ensuite à l’échelle du groupe. À cela s’ajoute l’empathie qui donne à l’humain la capacité de se mettre à la place de l’autre et de ressentir son état émotionnel. On éprouve du stress pour l’autre quand celui-ci est en détresse, par exemple. Ces émotions que les individus éprouvent les uns pour les autres régulent la vie en groupe, comme dans les sociétés de primates. La différence, chez les humains, c’est que le langage et la culture rajoutent un niveau de complexité supplémentaire.

4) Êtres de parole. Le langage fait de l’être humain ce qu’il est. Comme le dit Roland Barthes dans Leçon, «chaque mot est un stéréotype». Et comme le dit Ninian Hubert van Blijenburgh, «il faut parfois penser contre son cerveau». Il n’existe par exemple que deux mots pour désigner l’homme et la femme. Ce qui pousse à y ranger également celles et ceux qui flottent entre les deux, que ce soit du point de vue biologique (les intersexes) ou de l’identité de genre. Entre-temps, comme pour montrer que les choses sont plus complexes que cela, de nouveaux mots, et autant de nouvelles cases, ont été imaginés (L, G, B, T…). Par ailleurs, sans mots, la notion de «demain» n’existerait pas. Les animaux, qui ne parlent pas, vivent essentiellement dans l’instant présent. Certaines espèces semblent capables d’anticiper des événements mais aucune ne programme la journée du lendemain. Sans le mot «dieu», il n’y a pas non plus de puissance surnaturelle. Le langage permet à l’humain de réaliser des déplacements spatio-temporels et donc de créer des mondes virtuels. Il peut même croire à leur existence alors qu’ils ne sont faits que de mots. Des mots qui, écrits ou énoncés, ont le pouvoir de générer des images mentales et des émotions. Le langage est à l’origine de la diversité culturelle parce qu’il est à la base de la créativité des humains. Il est aussi à l’origine de tous les accomplissements, positifs ou négatifs, de l’humanité. La parole permet en effet d’échafauder des projets merveilleux mais aussi d’ourdir de terribles manigances. La guerre qui se déroule actuellement en Ukraine, comme les autres d’ailleurs, n’est basée que sur des récits. On provoque l’exil de millions de réfugié-es et la mort de dizaines de milliers de civils et de militaires en quelques mois au nom d’un narratif inventé pour justifier une «opération militaire». Le langage est la première arme de guerre.

5) Êtres nombreux. Durant l’écrasante majorité de son histoire de 300 000 ans, l’être humain est un chasseur-cueilleur vivant en petits groupes où le contrôle social direct est important. Aucune tête ne dépasse trop, au risque de se faire immédiatement rappeler à l’ordre. Tout le monde sait que la survie du groupe dépend du bon comportement de chacun-e. L’organisation sociale et le rapport entre les sexes sont alors en grande partie définis par les contingences. Selon une pratique probablement disparue aujourd’hui, chez les Inuit-es, quand le groupe ne compte plus assez d’hommes pour chasser, une des filles est élevée comme un garçon pour contribuer à cette tâche. Elle reprend le rôle de femme quand l’âge et le besoin de la reproduction se font sentir (les enfants étant tout aussi essentiel-les à la survie du groupe). Depuis l’invention de l’agriculture à notre époque, en passant par la Révolution industrielle, la taille de la population mondiale explose, passant d’un million de personnes il y a 10 000 ans à 8 milliards aujourd’hui. Avec l’accroissement du nombre et l’accumulation de richesses, l’humain peut libérer des forces pour d’autres tâches, dont celle qui consiste à comprendre le monde et à penser la vie en société. Les institutions, la science, la philosophie politique apparaissent. Les inégalités entre individus et groupes aussi. De tout temps, des gens œuvrent pour corriger la domination de certains sur d’autres en réclamant un partage du pouvoir. L’invention – ou la réinvention – de l’égalité et de la démocratie est la conséquence de la vie en grand nombre. Celle-ci est aussi à l’origine de l’écriture, un moyen pratique d’administrer une société importante, de compter les individus et les biens. De son côté, l’être humain a beau proliférer, sa biologie n’évolue pas. Son cerveau continue à fonctionner comme lorsqu’il vivait en tribu. Ce qui explique que les grandes sociétés sont en réalité formées d’une multitude de tribus et que, dans la vie quotidienne, les individus ne cessent de passer de celle de la famille à celle du travail, du sport, des loisirs, etc. En fin de compte, on est des milliards sur Terre mais on n’est jamais en contact direct qu’avec, au maximum, quelques centaines de personnes (contrairement à ce que pourrait faire croire le carnet d’adresses de certain-es). C’est par le récit politique et administratif que l’on essaye de former des groupes de plusieurs millions, voire de milliards de personnes. Ce qui ne va pas sans mal.

6) Eux et Nous. L’histoire de l’anthropologie est marquée par la différenciation des humains entre eux sur la base de leur apparence, notamment de leur couleur de peau. Au XVIIIe siècle, cependant, il n’existe pas encore vraiment de «raciologie». Elle naît véritablement au moment où la traite est pour la première fois abolie avec la Révolution française et où, sous l’impulsion du conservatisme et des préjugés de certains penseurs, est créé le racisme scientifique. On mesure alors des crânes, des volumes de cerveaux et d’autres traits physiques afin de les lier, physiologiquement, à l’intelligence et à la culture. Il s’agit alors de démontrer à tout prix qu’il existe une différence de nature et une hiérarchie entre les Blancs, les Noirs et les autres races afin de justifier l’ordre du monde. Les naturalistes suisses Louis Agassiz et Carl Vogt font partie des promoteurs de ces thèses racistes dont on sait aujourd’hui qu’elles sont sans fondement. Ce fait, certains scientifiques, comme le sociologue français Émile Durkheim, l’ont déjà compris dès la fin du XIXe. Grâce notamment à l’invention du concept de déterminisme social, ces penseurs saisissent le rôle central que joue la société dans le devenir social et culturel d’un individu qui y vit. En d’autres termes, il n’y a pas de lien physiologique (substantiel) entre l’apparence physique d’un individu et sa culture, ce qui rend caduc le paradigme central de la raciologie du XIXe siècle. Les différences de culture proviennent simplement du fait qu’un groupe de cerveaux s’est forgé une histoire différente de celle d’un autre groupe de cerveaux vivant dans un autre endroit. Mais la clairvoyance d’Émile Durkheim et consorts n’a toujours pas imprégné tous les cerveaux de la société actuelle. Le racisme contemporain repose en effet toujours sur l’idée qu’il existerait des différences substantielles entre les humains.

7) L’autre n’est qu’autre. Le titre de cette leçon, qui sera publique le 3 juin, est tiré d’une citation de la philosophe française Julia Kristeva. Elle traduit le fait qu’après tout ce qui a été écrit durant l’histoire de l’anthropologie sur les différences fondamentales qui existeraient entre les populations humaines, sur l’existence et la hiérarchie des races, on n’a toujours rien trouvé qui puisse soutenir ces thèses. Bref, l’«autre» n’est qu’autre. Et rien d’autre, pourrait-on ajouter. Pour arriver à cette conclusion, l’anthropologie s’est fabriqué des mots-outils permettant d’éviter de tomber dans les pièges de l’altérité radicale. Il s’agit de concepts tels que le décentrement, le relativisme et la symétrie. Le décentrement désigne la capacité de l’observateur/trice à faire un pas de côté ou à prendre du recul afin de se rappeler que tous les êtres humains fonctionnent de la même manière. Le fait de passer assez de temps dans une population différente de la sienne suffit en général pour s’en rendre compte. De nombreuses valeurs sont d’ailleurs partagées de manière universelle, la principale, la «règle d’or», étant le principe de ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. Le relativisme, ensuite, revient à se mettre à la place de l’autre, à comprendre que si l’on était né dans une autre population, on ressemblerait à ses membres. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faut accepter toutes les traditions ou coutumes. Mais cela permet de comprendre qu’il n’y a souvent pas de vérité absolue. La symétrie, enfin, consiste à essayer d’imaginer des situations acceptables dans une société mais invraisemblables dans une autre et vice versa. C’est un outil qui permet d’éviter le piège du «grand partage», cette ligne de démarcation radicale qui opposerait la nature et la culture, les sociétés simples et les sociétés complexes, la science et les croyances, ou encore l’esprit rationnel et la magie. Pour reprendre un exemple présenté par l’anthropologue français Bruno Latour dans son article «Le grand partage», chez les Azandés d’Afrique subsaharienne, le titre de sorcier est attribué à une personne choisie par le reste de la tribu. Dès que le nouveau sorcier est investi, tout le monde croit en ses pouvoirs (qu’il n’avait pas l’instant d’avant). Pour les Occidentaux, il ne s’agit de rien d’autre que d’une croyance. Cependant, chez ces mêmes Occidentaux, il existe des pilotes d’avion qui en temps de guerre ont largué des bombes sur des villes et tué des milliers de civils. Pour les Azandés, il est incompréhensible que ces individus ne soient pas considérés comme des meurtriers.

 

L'autre n'est qu'autre

Cours public de Ninian Hubert van Blijenburgh, chargé de cours à l'Unité d'anthropologie, Faculté des sciences

Vendredi 3 juin | 10h15 | auditoire 1S059
Sciences III, quai Ernest-Ansermet 30, 1205 Genève


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