19 juin 2025 - Yann Bernardinelli

 

Événements

Le système de santé sous les bombes

Alors que les conflits armés atteignent un niveau record depuis 1945, les attaques prenant pour cibles les hôpitaux et le personnel de santé se généralisent en vue d’atteindre indirectement les populations civiles. À l’UNIGE, le 11 juin dernier, une conférence a réuni des spécialistes de la santé humanitaire afin d’ouvrir un espace de dialogue sur cette dérive alarmante.

 

Que ce soit à Gaza, en Syrie, au Soudan ou en Ukraine, une nouvelle façon de faire la guerre émerge: les hôpitaux, avec les soignant-es et le personnel infirmier, sont devenus des cibles délibérées. Cette stratégie brutale vise à décimer les populations sans les frapper directement et à rendre inhabitables les territoires ainsi touchés. «Au XXe siècle, le Vietnam a vécu l’utilisation du défoliant orange et l’Angola, la pose de millions de mines terrestres pour rendre les zones rurales inhabitables. Au XXIe siècle, comme la grande majorité de la population est urbaine, ce sont les villes qui sont rendues inhabitables en détruisant les systèmes de santé», explique Ghassan Abu-Sittah. Recteur de l’Université de Glasgow et professeur à l’Université américaine de Beyrouth, il était l’intervenant phare d'une conférence intitulée «Le système de santé pour cible:de la guerre civile en Syrie à Gaza et Khartoum», qui s’est tenue à Uni Mail.

 

Gaza comme laboratoire de guerre
Ghassan Abu-Sittah s’est exprimé en scientifique, soit en rapportant les faits avec précision, étayant son propos de chiffres et de cas concrets. Prenant pour exemple Gaza, situation caricaturale de ces nouvelles pratiques guerrières, il estime que «ce ne sont pas des séries d’attaques, mais un véritable démantèlement du système de santé!» Les hôpitaux ne sont pas seulement bombardés, ils sont vidés, encerclés, puis rendus inopérants. Il cite notamment l’appel adressé le 12 octobre 2023 aux directions des hôpitaux de Gaza, sommés d’évacuer sous peine d’être ciblés: «Cinq jours plus tard, un missile à fragmentation tiré dans la cour de l’hôpital Al-Ahli a tué 483 civils réfugiés à l’intérieur.» 

Après les bâtiments et les équipements, c’est une génération entière de soignant-es qui est sciemment visée. «À Gaza, 1500 travailleurs et travailleuses de la santé ont été tuées. Sur les cinq obstétricien-nes de Gaza, seulement deux sont encore en vie. Il n’y a plus aucun-e néphrologue, plus aucun-e urgentiste. Le corps infirmier n’est pas épargné», témoigne le spécialiste. Au-delà des pertes humaines, les conséquences structurelles sur le long terme sont majeures, car «il faut douze ans pour former un-e médecin spécialisé-e. L’expérience d’une infirmière ou d’un infirmier n’a pas de prix. La disparition de cette génération rend donc impossible la reconstruction du système de santé à court terme», s’alarme-t-il. Sans bâtiments, sans professionnel-les, puis à la suite de différents blocages des systèmes d’approvisionnement, les accès aux médicaments, au carburant et aux consommables de santé sont rendus impossibles et c’est tout le système de santé qui devient inopérant.

À cette situation s’ajoute la malnutrition aiguë provoquée par le blocage de l’aide humanitaire. Selon Ghassan Abu-Sittah, elle est devenue la principale raison pour laquelle les blessé-es ne peuvent plus guérir. «Sans nourriture, le corps est privé de sa capacité à guérir, donc aucune chirurgie réparatrice ne peut être effectuée; et cela concerne principalement les 70’000 enfants qui souffrent de malnutrition aiguë sévère à Gaza.» Il évoque aussi les 1400 patient-es dialysé-es privé-es d’accès aux machines, dont «42% sont décédé-es, aucun-e n’ayant subi de blessures traumatiques», rappelle-t-il. Pour lui, cette guerre vise à «tuer au-delà de la balle et de la bombe».

 

Des lois impuissantes et contournées
2024 était déjà l’année la plus violente jamais enregistrée à l’échelle mondiale pour le secteur de la santé, selon Larissa Fast, directrice de l’Institut pour les interventions humanitaires et les conflits à l’Université de Manchester, invitée avec d’autres spécialistes au débat qui a suivi la conférence. Elle mentionne les 3600 attaques, les plus de 1100 établissements de santé détruits ou endommagés, les 927 morts parmi les professionnel-les de santé, les 473 arrestations et 140 enlèvements signalés dans le monde l’année passée.

Mais pourquoi le droit international ne protège-t-il pas les systèmes de santé? Officiellement, les attaques contre les hôpitaux sont interdites. Mais il y a un hic, car si l’État assaillant détient la preuve que les hôpitaux sont utilisés à des fins militaires, les attaquer est admis. Comme les États «prédateurs» connaissent parfaitement la loi, ils s’en servent à leur avantage en invoquant cette exception, tout en gardant leurs preuves secrètes. «Le problème, c’est que ces informations secrètes ne sont pas vérifiables. Il n’y a aucune obligation de les rendre publiques», souligne Maarten van der Heijden, chercheur en droit international au Geneva Graduate Institute en ajoutant que toute démarche judiciaire prendra de toute façon des décennies. En l’état, il juge que c’est une faille majeure de la loi internationale. Pourtant, selon lui, les États refusent de restreindre leur propre stratégie militaire en faisant évoluer la loi et les organisations internationales hésitent à admettre que le droit en place ne fonctionne plus. Résultat, rien ne se passe. 

Pour sa part, Avril Patterson, responsable de l’Unité santé au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), rappelle que les Conventions de Genève ont été établies par les États eux-mêmes et non par les organisations internationales. «Je ne pense pas que la loi doive être modifiée. En revanche, ses intentions doivent être rappelées aux États. Il faut leur répéter qu’ils ont signé cet accord et qu’ils doivent se réengager.» Elle insiste en rappelant qu’«il ne s’agit pas seulement d’épargner les soins, mais de les protéger. En effet, lorsque les soins de santé sont attaqués, tout le monde est perdant.»

 

Vaincre l’impunité
C’est plutôt l’impunité persistante des auteurs de crimes de guerre qui est pointée du doigt par Ghassan Abu-Sittah comme étant la grande responsable de ces nouveaux crimes de guerre. Il souligne également l’échec des mécanismes de justice internationale. «Je pense que nous avons tous constaté la marginalisation de la Cour internationale de justice après qu’elle a rendu son verdict sur la plausibilité d’un génocide à Gaza.» Il appelle le secteur humanitaire à agir: «Nous devons faire renaître la crainte chez les dirigeant-es militaires en poursuivant les individus devant les tribunaux locaux. Ils doivent savoir qu’il existe quelque part une organisation qui passe le web au peigne fin à la recherche de leur nom afin que, dès qu’ils voyageront, ils se retrouvent sous la menace d’un mandat d’arrêt.»

 

Observer et documenter pour dénoncer
Observer et répertorier pour ensuite pouvoir dénoncer est une stratégie utile, comme l’ont souligné les expert-es présent-es à la conférence. Et dans cette tâche délicate, les organisations humanitaires internationales doivent travailler de manière complémentaire, chacune tenant son rôle, sans rester silencieuses. Les institutions académiques, elles aussi, ont une responsabilité. Elles peuvent soutenir la recherche en santé humanitaire, former des réseaux internationaux et créer des espaces de dialogue. «Nous devons continuer à discuter, à réfléchir. Garder la tête froide. Nous avons besoin de cet espace», ont rappelé Karl Blanchet, directeur du Geneva Centre of Humanitarian Studies, et Vinh-Kim Nguyen, codirecteur du Global Health Centre du Geneva Graduate Institute, médiateurs de la conférence.


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