5 juin 2025 - Alexandra Charvet

 

Événements

La bibliothèque à l’épreuve de la neutralité

Au moment où Donald Trump réécrit le dictionnaire en bannissant l’usage de certains termes au sein de l’administration américaine, une table ronde de la Bibliothèque de l’UNIGE examine la position de neutralité que le métier de bibliothécaire exige pour assurer l’accessibilité des ouvrages dits «sensibles».

 

Depuis l’investiture du président Trump, plus de 200 mots ont été biffés des documents gouvernementaux américains. «Antiracisme», «crise climatique», «transgenre» et tant d’autres ont ainsi disparu du jour au lendemain du terrain lexical de l’administration américaine. C’est dans ce contexte international incertain qu’une table ronde intitulée «Sujets sensibles: quelle neutralité pour les bibliothèques?» a été organisée le 27 mai dernier à l’UNIGE afin de faire le point sur le rôle des bibliothèques face à cette évolution.

 

En ouverture, Juliette Labarthe, directrice du Service égalité & diversité, a rappelé l’alerte lancée par la journaliste française Salomé Saqué: «On ne bascule pas du jour au lendemain dans un régime totalitaire. C’est souvent un processus long, pernicieux, fait de petits renoncements que nous acceptons collectivement.» Pour y résister, Juliette Labarthe insiste sur le fait que notre responsabilité collective passe aussi par des «actes petits, individuels, à notre échelle». Selon elle, c’est en ce sens que la réflexion proposée par la Bibliothèque de l’UNIGE trouve son importance.


De son côté, Julien Prost, bibliothécaire et coanimateur du podcast «Deux connards dans un bibliobus», a examiné la place des bibliothèques dans la construction des structures sociales sous l’angle de la bibliothéconomie critique. Ce mouvement vise à structurer la réflexion des bibliothécaires autour de leur métier dans une perspective critique tout en cherchant à intégrer les principes de la justice sociale dans le champ professionnel. «En tant que bibliothécaire, l’information et le savoir que l’on manipule sont situés et sont construits, constate-t-il. Il faut se rappeler que nous faisons partie d’un monde dans lequel les inégalités structurelles comme la suprématie blanche, la misogynie institutionnalisée ou encore le racisme d’État existent. Nous devons apprendre à déconstruire ces aspects pour servir au mieux les publics auprès desquels nous intervenons.»


À partir de ce constat, Julien Prost a élargi sa réflexion en s’appuyant sur les travaux du sociologue Vincent Tiberj qui remet en question l’idée d’une droitisation généralisée de la société française, montrant qu’en réalité, la société évolue globalement vers plus d’ouverture sur des sujets comme le genre, la sexualité, le racisme ou l’homophobie. «Ce qui s’est droitisé, ce sont surtout les médias, qui sont ceux qu’on entend le plus», relève Julien Prost. Selon lui, cela implique une double responsabilité pour les bibliothécaires: non seulement celle de résister aux discours de haine en respectant la déontologie professionnelle, mais aussi celle qui consiste à contribuer à l’avènement d’un futur collectif et désirable. Ainsi, inclure dans les collections des publications ouvertement discriminantes ou racistes revient à leur accorder une forme de légitimité. «Que ressent un-e usager/ère musulman-e, immigré-e ou issu-e de l’immigration, lorsqu’il ou elle est confrontée dans une bibliothèque publique à des titres qui remettent en cause son existence même?» C’est la question que pose le spécialiste, avant de répondre que ce type de situation questionne la politique documentaire et la nécessité d’une sélection réfléchie, ouverte à des formes alternatives du savoir (fanzines, livres d’artistes, etc.), plutôt que de simplement suivre l’offre des grands éditeurs.


«Il est peut-être temps d’arrêter d’acheter des documents racistes», propose-t-il. Pour appuyer son propos, il s’appuie sur le paradoxe de la tolérance formulé par le philosophe Karl Popper selon lequel une société tolérante doit se montrer intolérante à l’intolérance. Pour l’animateur, il y a en effet une nécessité pour les démocraties à ne pas tolérer des paroles qui dépassent un certain cadre, même si en tant que bibliothécaire, on est souvent tenu de garantir une pluralité d’opinions – y compris celles qui peuvent heurter. Néanmoins, il invite à méditer les avertissements de Popper: tolérer l’intolérable, c’est risquer de saper les fondements mêmes de la démocratie.


Invité de la table ronde qui suivait, Christophe Bezençon, contributeur du Code d’éthique pour les bibliothécaires, a pour sa part souligné que la neutralité, bien qu’affichée comme un principe fondamental — «les bibliothécaires sont strictement tenus à la neutralité et à l’impartialité» —, est en réalité complexe à définir et à appliquer. Le Code d’éthique, pensé comme un outil de réflexion, invite surtout à prendre du recul face aux dilemmes professionnels. La Commission éthique professionnelle de Bibliosuisse a récemment précisé que la prise de conscience active de ses propres biais constitue le premier devoir du/de la bibliothécaire. Travaillant dans un environnement public, avec des valeurs d’ouverture fortes, les bibliothécaires doivent être attentifs/ves au décalage entre leurs convictions professionnelles et les tensions sociétales extérieures, «parce que l’une des notions importantes de ce code, c’est aussi que l’on doit servir tout le monde».

 

Continuer à nommer: un acte de résistance
La conférence donnait également la parole à Camille Yassine, bibliothécaire spécialiste en sciences des sexualités (Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités et Bibliothèque UNIGE), ainsi qu’à Frédéric Walther, coordinateur de l’indexation matières (Bibliothèque UNIGE), qui se sont penché-es sur la question des lacunes et des inadéquations du vocabulaire révélées à l’occasion de l’indexation de documents en lien avec les sexualités. Citant Albert Camus – «Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde» –, Camille Yassine a rappelé combien l’indexation, loin d’être neutre, constitue une interprétation située du savoir.


À travers le traitement de la collection Michel Froidevaux (lire «
Collectionner l’intime»), Frédéric Walther et Camille Yassine ont montré que les lacunes, les absences ou les biais terminologiques dans le domaine des sexualités révèlent l’urgence d’une indexation éthique, consciente et actualisée. Dans un champ historiquement marginalisé, parfois pathologisé, les termes manquent ou sont encore marqués par des connotations péjoratives. L’usage du vocabulaire Rameau, peu adapté, a conduit l’équipe genevoise à proposer officiellement des modifications.


Car nommer, c’est visibiliser: les termes choisis deviennent publics, affichés dans les catalogues, et reflètent non seulement des choix intellectuels, mais aussi un positionnement politique. En ce sens, les bibliothécaires ont un rôle à jouer pour repenser, avec les personnes concernées, les catégories et les mots. Inspiré-es par des pratiques collaboratives observées notamment dans les centres d’archives québécois, les intervenant-es plaident pour une indexation plus ouverte, critique, et participative. L’enjeu est clair: organiser le savoir, c’est aussi prendre position dans le monde.

Voir l’intégralité de la conférence


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