Journal n°109

Redonner du sens à l'étude des langues nationales

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Le regard des jeunes Suisses sur les systèmes d’enseignement des langues nationales est entaché d’idées préconçues. C’est l’un des constats de l’étude «Suisse – Société multiculturelle»

Pourquoi étudier l’une des langues nationales quand l’anglais est aujourd’hui beaucoup plus utile, tant pour son avenir professionnel que pour voyager à travers le monde? Telle est la question des jeunes Suisses face à l’apprentissage de l’allemand – respectivement du français – à l’école. C’est ce que démontre l’enquête la plus complète jamais réalisée à ce jour sur la thématique de la diversité linguistique et culturelle. Plus préoccupant, la recherche révèle également que plus de la moitié des jeunes n’atteint pas le niveau de compétences correspondant aux objectifs des systèmes d’enseignement pour les langues nationales.

Basé sur «l’enquête fédérale auprès de la jeunesse ch-x 2008/2009», le projet de recherche «Suisse ‒ Société multiculturelle», piloté par l’Observatoire économie-langues-formation (ELF) de la Faculté de traduction et d’interprétation, porte sur plus de 41 000 jeunes hommes suisses, qui ont été interrogés tant sur leurs compétences linguistiques et interculturelles que sur leurs attitudes envers l’altérité, la migration et l’intégration. Financée par la Confédération, l’étude, supervisée par une commission parlementaire, a été menée à l’occasion du passage de ces jeunes dans l’un des six centres de recrutement du pays. Elle a été complétée par un échantillon d’environ 1500 jeunes femmes.

Réalité intégrée

Le premier objectif des chercheurs visait à constituer une base de données quantitative sur la thématique. Puis il s’agissait d’aborder conjointement les différents aspects de la diversité, qu’ils soient sociolinguistiques, culturels, pédagogiques ou politiques. «La réalité de la diversité des langues et des cultures est quelque chose qu’il faut aborder de manière intégrée, explique François Grin, directeur de l’Observatoire ELF. On ne peut pas parler de diversité des langues sans parler de diversité des cultures, et inversement.» Enfin, le projet visait à enrichir le débat public sur la gestion de la diversité. Quatre orientations prioritaires, déclinées en 25 propositions d’action, ont été présentées en conclusion de l’étude, à l’intention des responsables des politiques publiques.

Eventail des langues

S’il n’y a pas eu de grosses surprises, «la masse d’informations obtenue permet de remplacer ce qui n’était jusqu’ici que des hypothèses et des impressions générales par des faits empiriquement fondés», se réjouit François Grin. L’enquête montre principalement que le stock de compétences linguistiques en Suisse est important, de niveau hétérogène et réparti sur un large éventail de langues (126 langues mentionnées). Les canaux d’apprentissage sont d’une efficacité inégale, un fait qui pourrait être mis à profit pour renforcer l’efficacité des apprentissages. Mais le constat est sévère: si les jeunes gens sont en majorité désireux d’apprendre des langues étrangères quand on les soutient dans cette entreprise, les compétences restent souvent inférieures aux objectifs des systèmes éducatifs en ce qui concerne les langues nationales, notamment en raison d’un enseignement perçu comme peu intéressant ou peu stimulant.

Situation préoccupante

Ainsi, moins de la moitié des apprentis atteint les objectifs (B1 pour les filières professionnelles) et seule une minorité des gymnasiens (41% des Alémaniques pour le français, 25% des Romands pour l’allemand) atteint le niveau B2, l’objectif visé par la maturité (niveaux du Cadre européen commun de référence pour les langues, soit A1 et A2 pour un utilisateur élémentaire, B1 et B2 pour un utilisateur indépendant, C1 et C2 pour un utilisateur expérimenté).

«Même si les niveaux de compétences en langue nationale sont supérieurs au Tessin où le niveau obtenu est légèrement meilleur en français qu’en anglais (mais inférieur en allemand), la situation est préoccupante», s’inquiète François Grin. Une situation que le professeur explique par les représentations négatives des langues nationales qu’ont une majorité des élèves. En effet, si la possibilité de se débrouiller dans la langue nationale étudiée est évaluée positivement, son enseignement est jugé rébarbatif. Alors que l’intérêt pour l’anglais remporte près de 80% d’adhésion. «Si échec de l’école il y a, ce n’est pas forcément l’échec de l’institution, des méthodes ou des enseignants. Les présupposés des élèves ne facilitent pas la chose, il y a un problème d’image. Les jeunes vivent dans un environnement où l’exposition à l’anglais est très forte et où les langues nationales sont marginalisées. Le message – souvent présenté comme pragmatique – «l’anglais d’abord et tant pis pour les langues nationales», seriné à l’envi dans les médias, a un impact délétère sur les attitudes. Même si les voix de la vertu essayent de rappeler que l’apprentissage des langues nationales est important pour toutes sortes de raisons, le discours simplificateur semble plus efficace.»

Enseignement bilingue

Pour inverser la tendance, le professeur propose de doter de plus de sens l’enseignement des langues nationales aux niveaux primaire et secondaire I. «En proposant un accès à des filières bilingues au niveau secondaire II – et cela pour toutes les filières, qu’il s’agisse de l’apprentissage, de l’école de culture générale ou du collège. Les élèves seraient mieux à même de saisir l’utilité d’une langue nationale dans un horizon assez proche.» Et ce n’est pas la seule manière de motiver les jeunes, selon le professeur: «Les entreprises manquent de compétences en langues nationales, beaucoup plus que de compétences en anglais. Il faut expliquer la rentabilité de celles-ci, qui représentent également une assurance contre le licenciement.»


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