Journal n°143

Un parcours musical sous le prisme de la liberté

image-1.jpgLorsqu’il improvise ses solos de saxophone, au milieu des années 1960, John Coltrane est un jazzman accompli et un homme libre. Il s’est affranchi de sa dépendance aux drogues et à l’alcool. Et surtout, il a révolutionné l’approche de son instrument et produit une musique unique dans la tradition du jazz. Le déluge de notes et de sonorités qui jaillit de son instrument fait voler en éclats les normes établies.

Placé sous le thème «Être libre», le Festival Histoire et Cité, du 24 au 27 mars, consacre une place importante à la musique. Cela semble aller de soi. La musique a le don d’arracher l’âme humaine à la morosité de son quotidien, soit pour l’élever à une forme de vérité divine ou philosophique, et elle devient alors une musique savante, soit parce qu’en libérant les passions et les énergies du corps, elle donne lieu à une forme de communication immédiate, propice au rapprochement des corps et des esprits, comme dans la plupart des musiques traditionnelles et populaires. Émancipatrice, la musique l’est d’autant plus dans des conditions de ségrégation sociale ou raciale, d’esclavage ou d’emprisonnement, une thématique dont il sera question lors d’une table ronde sur les «Compositeurs privés de liberté entre 1933 et 1945», le vendredi 23 mars.

Le côté exalté de la musique de Coltrane dans ces années de lutte pour les droits civiques aux États-Unis exprime ce sentiment de conquête de soi et de liberté. Le jazz commence alors à gagner ses titres de noblesse auprès d’une partie de la jeunesse blanche en Europe et aux États-Unis, parallèlement au succès du blues, puis du rock dans les années d’après-guerre, et contribue à conférer un nouveau statut aux Afro-Américains. Cette musique syncopée, issue d’un mélange d’airs populaires anglo-irlandais et de polymétrie africaine, a pourtant longtemps fait l’objet de mépris et d’opprobre de la part des Américains d’origine européenne, qui y voient une émanation du diable, un virus contagieux, qui allume les sens et fait perdre raison.

James Reese Europe, un des rares officiers noirs des troupes américaines, est envoyé en France à la tête d’un orchestre de ragtime, permettant du même coup à des musiciens comme Debussy ou Ravel de découvrir cette musique

Pas étonnant que cette musique séduise la jeunesse d’après-guerre avide de transgresser les codes moraux hérités de la génération précédente. La musique rock et pop joue ainsi un rôle majeur pour porter les aspirations libertaires des mouvements étudiants de la fin des années 1960. Les autorités américaines ont d’ailleurs depuis longtemps compris le pouvoir de cette musique endiablée. Lors de l’entrée en guerre des États-Unis, en 1917, elles n’hésitent pas à utiliser une forme codifiée et écrite du ragtime, ancêtre du jazz en vogue chez les musiciens noirs depuis la fin du XIXe siècle, pour galvaniser les soldats qui débarquent sur le sol européen, en leur laissant croire que la guerre de tranchée aura le goût d’une soirée dansante dans un salon parisien rempli de jeunes Françaises en émoi. James Reese Europe, un des rares officiers noirs des troupes américaines, est envoyé en France à la tête d’un orchestre de ragtime, permettant du même coup aux Français, parmi lesquels des musiciens comme Debussy ou Ravel, de découvrir cette musique. L’épisode fera l’objet d’une conférence-concert, le samedi 24 mars à Uni Dufour.
Le caractère enjôleur de la musique explique aussi, en partie, le temps qu’elle a mis à s’imposer comme un art à part entière dans la culture occidentale. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on considère en effet qu’elle appartient davantage à la jouissance qu’à la culture. Et si on l’admet, c’est uniquement sous le contrôle d’un discours.

«Jusqu’à la Renaissance, la musique occidentale s’insère dans un cadre mathématique parfaitement rigoureux, reflétant l’ordre divin», explique Brenno Boccadoro, professeur à l’Unité de musicologie (Faculté des lettres). Le contrepoint, qui permet aux compositeurs de cette période d’agencer la superposition de lignes mélodiques pour créer une musique polyphonique, exprime cet ordre qui n’est aucunement destiné à évoluer. La musique se limite à explorer un nombre restreint de tonalités réputées harmonieuses.

Cet ordre présumé immuable commence pourtant à se fissurer à la fin du XVIe siècle. Vincenzo Galilei, père du célèbre astronome Galilée, est le premier à rompre avec la suprématie de l’ordre mathématique. Il est suivi par Monteverdi, puis par les musiciens de la période baroque, qui accordent pour la première fois une certaine place à l’improvisation et élargissent la palette des tonalités.

Désormais, la musique s’apparente à une réflexion qui libère l’esprit.

La deuxième cassure importante intervient au début du XIXe siècle. «Jusqu’alors, seule la musique vocale est considérée comme digne de valeur, la musique purement instrumentale faisant office de simple divertissement», explique le professeur Ulrich Mosch, spécialiste de la période moderne et contemporaine. Avec Beethoven, qui écrit bien plus de musique instrumentale que vocale, le rapport s’inverse complètement. Le musicien allemand développe aussi une nouvelle approche de la composition, qui n’est plus seulement un métier mais une expérience créatrice. Désormais, la musique s’apparente à une réflexion qui libère l’esprit.

Une troisième cassure se produit un siècle plus tard, lorsque Arnold Schönberg se libère de la tonalité. Le peintre Kandinsky, découvrant les œuvres atonales du compositeur viennois, en ressort bouleversé et s’en inspire pour développer sa peinture abstraite. C’est une libération, mais qui ne manque pas d’être problématique. «Avec la peinture abstraite, on perd la perspective, qui jusque-là donnait une trame dans l’organisation des objets de la toile, observe Ulrich Mosch. Un phénomène similaire se produit avec l’atonalité: il n’y a plus de perspective harmonique.» Schönberg cherche alors à retomber sur ses pattes en développant une logique de motifs mélodiques.

Le miroir se brise en mille morceaux, tous en conflit les uns avec les autres

Après Schönberg, les compositeurs jouent sur les timbres, le son, les nuances. Ils cherchent à se libérer des instruments, soit en les détournant de leur utilisation «naturelle», soit en explorant de nouveaux matériaux sonores. Une porte qui grince, un raclement de gorge deviennent les supports de l’œuvre. Un pas supplémentaire est franchi en introduisant des aspects aléatoires. Dans les années 1950 et 1960, John Cage diminue l’apport du sujet, de son ego de compositeur, en attribuant par exemple des notes à des pièces de monnaie qu’il jette en l’air.

Après s’être affranchie de l’instrument, la musique se libère ainsi du compositeur. Dans ce dernier acte, où l’œuvre est entièrement autoréférentielle, «le miroir se brise en mille morceaux, tous en conflit les uns avec les autres», observe Brenno Boccadoro. Une situation qui n’est pas sans évoquer celle de l’homme du XXIe siècle, libéré de nombreuses contraintes matérielles mais réduit de ce fait à tâtonner dans le vide pour s’imaginer un avenir.  —

Festival Histoire et Cité
Du 21 au 24 mars 2018