Journal n°161

«Le droit ne décrit pas la réalité, il prescrit»

Le 18 décembre 1979, après trente ans de travaux, l’Assemblée générale des Nations unies adopte la première convention internationale décrivant les droits spécifiques des femmes: la Cedef ou Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, complétée, vingt ans plus tard, par un protocole facultatif. Ratifiée par 189 États et comportant 30 dispositions énumérant des droits individuels dans tous les domaines de la société (économie, droit, famille, travail, culture, santé...), la Convention représente, aujourd’hui encore, l’instrument normatif international le plus complet en matière de protection des droits des femmes. À l’occasion du 40e anniversaire de la Cedef, Maya Hertig Randall, Michel Hottelier et Karine Lempen, tous trois professeurs à la Faculté de droit de l’UNIGE, éditent le premier Commentaire offrant un exposé systématique de ces instruments en français. Rédigé par 36 contributrices et contributeurs, l’ouvrage est le fruit de quatre années de travail et ambitionne de rendre plus accessible cet instrument encore trop peu connu.

Pourimage-7.jpgquoi cette publication?
Maya Hertig Randall
: Ce commentaire a, d’une part, une ambition scientifique. Les textes juridiques sont en effet formulés de façon relativement concise. Il faut donc bien comprendre comment les termes sont utilisés, anticiper les cas d’application et l’interprétation qui peut en être faite. Il faut aussi les voir comme des textes vivants et suivre l’évolution de leur interprétation. Par exemple, la violence domestique n’a pas fait l’objet d’une disposition, mais le Comité de la Cedef, son organe de contrôle, suggère d’invoquer d’autres dispositions dans de tels cas. À ce titre, il est pertinent de lire les observations finales qu’il rend tous les quatre ans aux États membres. Nous avons cherché à systématiser ces interprétations en les rassemblant et en les structurant. D’autre part, notre publication a une dimension très pratique: la convention est en effet encore largement méconnue, y compris en Suisse. Avec un commentaire accessible en français, nous souhaitons favoriser la connaissance et l’application de l’outil auprès des avocats, des tribunaux et des organes de l’État.

Les conventions internationales ont-elles réellement le pouvoir de faire changer les choses?
Toute société a besoin d’un regard critique extérieur. Ces textes sont peut-être lointains, mais ils nous tendent un miroir qui nous dit «tout n’est pas parfait». On entend souvent qu’en Suisse, le niveau de protection des droits fondamentaux est très bon, mais notre histoire est marquée par des actes qui, aujourd’hui, sont considérés comme des injustices. Citons l’internement administratif:  des jeunes femmes enceintes étaient jetées en prison pour cause de mode de vie libertin. À l’époque, des voix critiques existaient, mais étaient peu entendues. C’est grâce à la Convention européenne des droits de l’homme que cette pratique a pu être abolie en 1981. Le droit international peut parfois être un argument d’évolution et porter l’impulsion d’un renouveau.


La Cedef a déjà 40 ans. Pourtant, les discriminations envers les femmes sont loin d’être abolies...
Le droit est toujours normatif. Il ne décrit pas une réalité mais prescrit la réalité telle qu’elle devrait être. Par ailleurs, nous avons tendance à l’oublier, mais les choses évoluent. En Suisse, il faut attendre les années 1980 pour qu’un arrêt du Tribunal fédéral déclare qu’il est inadmissible qu’une enseignante gagne moins qu’un enseignant. N’oublions pas qu’en matière de discriminations, nous traînons un très long bagage. Un texte de loi à lui seul ne peut pas transformer les mentalités. Et la Cedef ne le cache pas: c’est un défi! Mieux faire connaître ce texte est une façon de lui donner du poids.

Pour atteindre l’égalité entre homme et femme, la Constitution fédérale ne suffit-elle pas?
La Cedef est plus ambitieuse et représente un standard minimal que tout État signataire devrait atteindre. On peut notamment citer son article 5 qui enjoint aux États de modifier «les schémas et modèles de comportement socioculturel» sur lesquels reposent les discriminations. Cela signifie qu’il faut lutter contre les stéréotypes, par exemple, en révisant les manuels scolaires ou en instaurant des campagnes de sensibilisation. L’article 4, de son côté, dit que les «mesures temporaires spéciales», qui visent l’accélération de l’égalité dans les faits, ne sont pas discriminatoires. Cette disposition et l’interprétation qu’en fait le Comité de la Cedef sont plus favorables que le Tribunal fédéral à des mesures telles que les quotas. Il ne suffit pas de rendre un poste accessible aux hommes et aux femmes, il faut que l’égalité se traduise dans des résultats concrets. C’est ce que cherche à faire l’UNIGE lors des procédures de nominations, en exigeant par exemple que les «short-listes» comprennent un tiers de femmes. Dans ces situations, la Cedef devrait toujours servir de référence.  —

CEDEF – La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et son Protocole facultatif - Commentaire
Édité par M. Hertig Randall, M. Hottelier et K. Lempen. Schulthess/Éditions romandes, 2019