23 septembre 2021 - Melina Tiphticoglou

 

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Nommer le monde

Dans le cadre de la nouvelle chaire Unesco en toponymie inclusive «Dénommer le monde», une équipe internationale dirigée par l’UNIGE se penchera sur la dénomination des lieux à l’échelle mondiale, en portant une attention particulière aux questions de genre, de visibilité des minorités et de l’informel et de rapports à la colonisation.

 

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La Place Nelson Mandela est bien plus connue à Niamey comme le Rond-point Hôpital. Ce nom vernaculaire et fonctionnel est toujours en usage tandis que la plaque officielle s’estompe au soleil. Photo: F. Giraut/UNIGE

Comment les lieux sont-ils nommés dans le monde? Par qui? Quels enjeux politiques, culturels, sociaux et mémoriels ce procédé soulève-t-il? Pour répondre à ces questions, une nouvelle chaire Unesco en toponymie inclusive intitulée «Dénommer le monde» voit le jour à l’UNIGE. Frédéric Giraut, professeur à la Faculté des sciences de la société et directeur du Département de géographie et environnement, en assure la direction. Entretien.

 

LeJournal: Vous dirigez la nouvelle chaire Unesco en toponymie inclusive «Dénommer le monde». De quoi s’agit-il?
Frédéric Giraut: C’est un champ de recherche relativement nouveau qui porte sur les modalités et les enjeux de la dénomination des lieux, complémentaire de la toponymie classique, branche de la linguistique qui s’intéresse à l’origine des noms de lieux. Du choix du nom d’un lieu découlent en effet des enjeux sociaux, culturels et politiques qui, certes, suscitent un intérêt de longue date, mais qui, depuis quelques années, font à la fois l’objet de mobilisations, de débats et d’initiatives nombreuses et également d’études scientifiques. On parle de toponymie politique ou de critical toponymy dans le monde anglophone. Quant à la toponymie inclusive, elle fait référence à la question du genre qui, par la sous-représentation des femmes dans le marquage de l’espace public, est saillante, tout comme celle des minorités, de leurs savoirs et de leurs mémoires, peut l’être dans le marquage et la représentation de l’espace en général, que cela soit en Occident ou dans les pays au passé colonial.

Quels noms sont concernés?
Tous les noms de lieux, que ce soit celui d’un pays, d’une localité ou d’une rue ou encore d’une entité topographique ou hydrographique. Qu’il s’agisse d’un nom officiel ou d’une appellation vernaculaire. Tous sont sources d’enjeux plus ou moins grands. Prenons les noms de rues, ceux-ci donnent lieu à de nombreuses matérialisations, que ce soit sous forme de plaques et plus généralement de la signalétique qui participe du paysage du quotidien ou de déclinaisons dans les adresses qui impactent l’identité individuelle et collective.

Les débats se multiplient sur l’opportunité de changer des noms de lieux. Quelles sont les raisons qui poussent à renommer un endroit?
Cela peut permettre de rendre justice à des populations autochtones ou marginalisées. En Amérique du Nord, par exemple, plusieurs sommets ont été renommés en réhabilitant des noms issus des savoirs autochtones. Cela peut aussi servir à modifier des équilibres en accélérant les processus. La Ville de Genève a, par exemple, décidé de manière volontariste de changer la dénomination de rues au profit de noms de femmes d’importance, espérant ainsi atteindre rapidement une représentation plus équilibrée. Cela peut se faire pour des raisons d’ordre économique. À Dubaï, les droits sur les noms de stations de métro sont loués ou vendus dans leur intégralité à des entreprises privées. Plus près de nous, des équipements publics, stades ou arènes sportives, sont également entrés dans la sphère marchande.

La chaire Unesco en toponymie inclusive s’intéressera également à la problématique de l’adressage. De quoi s’agit-il?
Dans les pays dits en développement, principalement, des quartiers entiers de villes sont construits indépendamment de toute autorité officielle. Celle-ci doit organiser a posteriori ces ‘villes informelles’ par un système de repérage fondé sur les numérotations de parcelles et de noms de rues. Mais cette logique se heurte à une organisation vernaculaire qui, elle, emploie des noms de repères ancrés dans la vie de tous les jours. Au final, cela génère des tensions entre les politiques publiques et les habitant-es des quartiers.

La cartographie fera-t-elle aussi partie du champ de vos recherches?
Oui. Différents systèmes d’information géographique cohabitent aujourd’hui. D’abord assurée par les autorités étatiques, la cartographie de détail a vu des acteurs privés, comme le géant Google ou les entreprises de systèmes embarqués GPS, devenir des références majeures pour les utilisateurs/trices. La cartographie participative, quant à elle, permet à tout un chacun de contribuer à la cartographie de détail du monde, notamment grâce à OpenStreetMap. Cela donne lieu à des représentations nombreuses et parfois contradictoires. Ces cartes ‘non officielles’ permettent en effet de faire jaillir des quartiers informels, invisibles sur les cartes étatiques, mais aussi de promouvoir des toponymies vernaculaires et alternatives.

Quels sont vos objectifs pour les quatre prochaines années?
Nous visons trois types d’objectifs. Le premier consiste à promouvoir des projets de recherche sur les différents enjeux évoqués. Un consortium académique sera mobilisé pour formaliser un réseau fédérant les spécialistes et leurs équipes situé-es sur tous les continents, particulièrement l’Europe et l’Afrique, ainsi que les organisations internationales impliquées dans ces questions en lien avec les objectifs du développement durable. Notre second objectif est de documenter la question par la mise en place d’un observatoire de la néotoponymie (soit les initiatives de nomination de nouveaux objets géographiques ou de renomination), les situations africaines étant particulièrement travaillées. Enfin, nous souhaitons favoriser le dialogue et le débat au sein de la société civile et avec les organisations internationales, notamment grâce à des forums qui viseront à spécifier les enjeux, identifier les pratiques et formuler des recommandations. Nous prévoyons deux événements de ce genre à Genève, sur les grandes thématiques que sont le genre et les langues minoritaires. Un troisième, à Dakar, traitera des mémoires coloniales et de l’esclavage dans l’espace public et un dernier, organisé à Nairobi, s’intéressera à l’adressage des quartiers informels.

 

 

 

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