15 septembre 2022 - Anton Vos

 

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Les entreprises suisses peinent à considérer les droits de l’enfant

Dix ans après la publication des Principes régissant les entreprises dans le domaine des droits de l’enfant, une équipe de l’UNIGE a été mandatée pour faire le point sur la question en Suisse et au Liechtenstein. Verdict: un véritable engagement mais une mise en œuvre limitée.

 

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Enfant cueillant des fèves de café au Honduras. Image: AFP / O. SIERRA

 

«Cela fait dix ans qu’il existe un document de l’Organisation des Nations unies enjoignant aux entreprises de respecter les droits des enfants dans tous les aspects de leurs activités et tout au long de leur chaîne d’approvisionnement, indique Dorothée Baumann-Pauly, professeure titulaire à la Faculté d’économie et de management et directrice du Geneva Center for Business and Human Rights (GCBHR). Mais dans l’étude que nous venons de publier, Addressing Children’s Rights in Business, nous nous rendons compte que si certains progrès ont été accomplis, les entreprises sont encore au début du processus même dans des pays aussi avancés que la Suisse et le Liechtenstein.»

Cette étude, publiée en août 2022, est le fruit d’une coopération entre le GCBHR et le Centre interfacultaire en droits de l’enfant (CIDE). Selon ses résultats, les entreprises des deux pays alpins s’engagent certes pour le respect des droits de l’homme, mais pas spécifiquement pour ceux de l’enfant. Et pour cause: elles n’ont souvent qu’une conscience limitée de l’ensemble de ces droits et la manière dont ils interfèrent avec leurs activités. En général, les droits de l’enfant figurent exclusivement dans les clauses contractuelles standards des fournisseurs et dans des activités philanthropiques sporadiques. Et la seule véritable préoccupation des entreprises en la matière est celle qui concerne la lutte contre le travail des enfants. C’est un point essentiel de la problématique, mais de loin pas le seul.

 

Car en plus d’être parfois des travailleurs et des travailleuses dans les chaînes d’approvisionnement, les enfants sont aussi des consommateurs et consommatrices de jouets, de nourriture, d’habits ou encore de services digitaux fournis par les sociétés privées. Les enfants sont aussi des bénéficiaires de programmes pour les employé-es, tels que les congés parentaux ou des horaires de travail flexibles, et font partie des membres de communautés locales vivant entourées par des entreprises et leurs activités. Ces dernières ont donc des responsabilités à leur égard. Le Pacte mondial des Nations unies, l’Unicef et l’organisation non gouvernementale Save the Children les ont publiées dans les Principes régissant les entreprises dans le domaine des droits de l’enfant (lire l’encadré ci-dessous) en 2012, c’est-à-dire il y a exactement dix ans. Et c’est précisément à l’occasion de cet anniversaire que le GCBHR et le CIDE ont été sollicités pour faire le point sur la question en Suisse et au Liechtenstein.

À cette fin, l’équipe de recherche a sondé une centaine d’entreprises suisses et liechtensteinoises. L’approche a consisté en un mélange de recherches sur documentation, d’un questionnaire en ligne et d’interviews avec des représentant-es d’entreprises. La promesse de préserver l’anonymat a facilité l’adhésion au projet. Sans être parfaitement représentatif de l’activité industrielle helvétique, l’échantillon comporte tout de même des sociétés actives dans les secteurs des ressources naturelles, de la chimie, de la finance, des biens industriels, du commerce de détail, des services et de la technologie.

L’analyse a suivi la logique de la chaîne d’approvisionnement. En amont, l’attention s’est portée sur l’activité des fournisseurs, souvent basée à l’étranger. Au milieu, sur les opérations des compagnies elles-mêmes. Et en aval, sur les produits et les services destinés aux acheteurs et aux consommateurs.

«Nous avons cherché à identifier les points qui touchent potentiellement de manière directe ou indirecte les droits de l’enfant. Certaines entreprises sont plus exposées que d’autres, souligne Berit Knaak, autrice principale de l’étude. Celles dont les activités ne relèvent que du commerce interentreprises (business to business) sont bien entendu moins concernées dans le cadre de leurs activités en aval (par exemple le marketing), mais peuvent l’être en amont, dans leur chaîne d’approvisionnement.»

Une nouvelle loi

Dans le cas spécifique du travail des enfants, les entreprises suisses sont très sensibilisées non seulement pour des raisons d’éthique et d’image de marque, mais aussi parce qu’une nouvelle loi est entrée en vigueur le 1er janvier de cette année (Ordonnance sur les devoirs de diligence et de transparence dans les domaines des minerais et métaux provenant de zones de conflit et du travail des enfants, ODiTr). Celle-ci oblige désormais les sociétés à vérifier les soupçons de travail d’enfants dans leur chaîne d’approvisionnement à l’étranger et de les rapporter s’ils s’avèrent fondés. Ce texte met une pression évidente sur le secteur privé helvétique, en particulier sur les entreprises qui ont des fournisseurs actifs à l’étranger, par exemple l’agriculture. «Certaines entreprises ayant de tels fournisseurs ont assuré, lors de notre enquête, n’avoir jamais détecté de travail d’enfants dans leur chaîne d’approvisionnement et donc n’avoir pas eu besoin de prendre des mesures, remarque Dorothée Baumann-Pauly. Or la prévalence du travail des enfants dans l’agriculture est tellement élevée qu’il n’est pratiquement pas possible d’y échapper. Pour moi, de telles affirmations interrogent donc la capacité des systèmes de surveillance à détecter les risques en matière de travail des enfants.»

Il faut dire que le remède contre ce fléau est difficile à mettre en œuvre. Certaines des entreprises qui ont le plus de moyens tentent sérieusement d’appliquer des solutions sur place, telles que veiller à une meilleure éducation pour les enfants, assurer des salaires décents aux familles qu’elles emploient ou encore coopérer avec des organisations locales pour arriver à des améliorations structurelles durables. Mais même en tenant compte de tous ces efforts, la partie est loin d’être gagnée.

«C’est une fausse idée que de penser que le travail des enfants n’est qu’un problème des pays à haut risque, souligne Berit Knaak. Les entreprises le savent.» Une affirmation corroborée par au moins deux exemples tirés de l’actualité récente. Une enquête réalisée en 2016 par l’ONG Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l’homme a ainsi révélé la présence d’enfants syriens dans des usines turques fournissant de grandes marques d’habits occidentales. De son côté, le Guardian a publié un article en janvier documentant comment une plateforme internet engageait des enfants – parfois de moins de 10 ans – aux États-Unis, pour le développement de jeux vidéo et d’applications avec, à la clé, une exploitation financière, des menaces de licenciement et du harcèlement sexuel.

Sans le savoir

«Dans notre enquête, nous avons également remarqué que les entreprises suisses agissent souvent en faveur des droits de l’enfant mais qu’elles n’en sont pas conscientes, note Berit Knaak. Une majorité d’entre elles engagent par exemple des stagiaires ou des apprenti-es mineur-es et ont depuis longtemps adapté leurs règlements et pris des mesures en fonction de ces employé-es spéciaux/ales, mais sans faire distinctement la connexion avec les droits de l’enfant. Nous avons aussi relevé que la sécurité des produits répond à des standards très élevés. L’industrie suisse est même mondialement réputée pour cela. Il s’agit, là aussi, d’une contribution très importante aux droits de l’enfant sans que cela soit explicitement reconnu comme tel.»

D’un autre côté, les entreprises ne se rendent souvent pas compte non plus que le bien-être des enfants fait aussi partie de leurs droits et que cela comprend le droit à une alimentation saine, à un environnement sûr et de qualité ou encore à des services digitaux appropriés, des domaines où elles sont également actives.

Certaines sociétés se démarquent néanmoins par une conscience plus élevée de la problématique. C’est le cas par exemple d’une entreprise organisatrice d’événements qui, dès qu’une manifestation est susceptible d’attirer des enfants, suit une procédure spécialement mise au point pour cela, incluant le choix du lieu, des critères de sécurité spéciaux, un service de garderie, le type de nourriture, les objets ou marchandises disponibles sur place, etc. Ce qui démontre bien que l’objectif fixé par l’ONU en matière d’entreprises et de droits de l’enfant est atteignable.

«Les ‘Principes’ publiés il y a dix ans visent à encourager les entreprises à se rapprocher des buts définis par l’ONU en matière de respect des droits de l’enfant, analyse Dorothée Baumann-Pauly. Dans ce processus, la Faculté d’économie et de management se trouve dans une position unique. En effet, nous enseignons le management. Et ce sont des compétences dans ce domaine qui sont nécessaires pour ramener des ambitions et des aspirations de très haut niveau provenant de l’ONU à la réalité quotidienne du terrain.»

 

Dix principes pour le respects des droits de l'enfant dans les entreprises
En 2012, le Pacte mondial des Nations unies, l’Unicef et l’organisation non gouvernementale Save the Children publient les Principes régissant les entreprises dans le domaine des droits de l’enfant, qui invitent les entreprises à:

1. Assumer leur responsabilité en matière de respect des droits de l’enfant et s’engager à défendre les droits humains de l’enfant. Ce premier principe décrit plus spécifiquement les trois actions fondamentales à entreprendre pour assumer cette responsabilité, à savoir des engagements politiques, des mesures de diligence raisonnable et des mesures correctives. Il encourage également toutes les entreprises à aller au-delà du respect des droits de l’enfant pour passer à l’étape suivante, c’est-à-dire le soutien et la promotion des droits de l’enfant. Ces actions reposent sur les principes fondamentaux des droits de l’enfant qui sont la survie et le développement, le souci de l’intérêt supérieur de l’enfant, la participation et la liberté d’expression et l’égalité de traitement indépendamment de son statut tel que la race, le sexe ou le handicap.
2. Contribuer à l’élimination du travail des enfants, dans l’ensemble de leurs activités et de leurs relations commerciales.
3. Proposer un travail décent à tout jeune travailleur, parent et tuteur.
4. Assurer la protection et la sécurité des enfants dans l’ensemble de leurs activités et établissements.
5. Garantir la sécurité des produits et services et, à travers eux, s’efforcer de défendre les droits de l’enfant.
6. Mener des actions de marketing et de publicité qui respectent et défendent les droits de l’enfant.
7. Respecter et défendre les droits de l’enfant en matière d’environnement et d’acquisition ou d’utilisation de terrains.
8. Respecter et défendre les droits de l’enfant dans les dispositifs de sécurité.
9. Contribuer à protéger les enfants touché-es par les situations d’urgence.
10. Renforcer les efforts de la communauté et du gouvernement pour protéger et faire appliquer les droits de l’enfant.

 

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